• Aucun résultat trouvé

Modernismes et « Modernist Studies »

Par « modernisme », le vocabulaire scientifique anglo-saxon définit désormais un champ de phénomènes beaucoup plus vaste que la littérature de langue anglaise au début du XXe siècle. Ce détour répond à une réévaluation radicale de la catégorie de modernisme au cours des années 1990, en opposition à la connotation péjorative qui lui avait été attribuée, notamment par la théorie et la critique postmodernistes de langue anglaise. La critique la plus fréquente était

celle d’élitisme, à cause de la difficulté des ouvrages et du refus de la culture de masse1 exprimé par des théoriciens modernistes comme Clement Greenberg, Theodor Adorno ou Dwight Macdonald2. Dans le domaine des arts plastiques et

de l’architecture, le High Modernism devient synonyme de rationalisme, de planification, de domination de la nature et de répression des pulsions au nom

d’une notion abstraite de progrès3. La théorie et la littérature modernistes ne sont pas exemptes de critiques : des auteurs comme T.S. Eliot résultaient trop inaccessibles à cause de la difficulté de leur langage poétique, et de leurs position politiques ultraconservatrices, souvent proches du fascisme comme dans le cas

d’Ezra Pound et Wyndham Lewis4.

À la fin du XXe siècle, ce sont surtout les spécialistes universitaires qui sentent la nécessité de faire évoluer le débat vers une acception positive de la culture moderniste et de son héritage dans le présent postmoderne. En 1994,

1

Andreas Huyssen, After the Great Divide: Modernism, Mass Culture, Postmodernism, Bloomington, Indiana university press, 1986.

2

Voir notamment « Avant-Garde and Kitsch » (1939) par Clement Greenberg ; « L’Industrie culturelle », par Adorno et Horkheimer paru dans La Dialectique de la raison (1947), livre manifeste de la Théorie Critique ; dans Against the American Grain : Essays on the Effects of Mass Culture (1962), Macdonald aspire à la séparation des intellectuels « highbrow » de la masse,

afin de préserver l’art et la culture. 3

Ihab Hassan, « Postface 1982 : Toward a Concept of Postmodernism », in The Dismemberment of Orpheus, 2ème éd., Madison, University of Wisconsin Press, 1982, p. 259-272.

4

Frederic Jameson, Fables of Aggression : Wyndham Lewis, the Modernist as Fascist, Berkeley, University of California Press, 1979.

29

Lawrence Rainey et Robert van Hallberg fondent la revue Modernism/Modernity,

qui, à partir de 2001 devient l’organe officiel de la Modernist Studies Association, un réseau académique international constitué en 1998 dans le prolongement de conférences consacrées aux « nouveaux modernismes », ayant pour but de réunir les chercheurs autour d’une extension du canon moderniste et d’une actualisation de ses critères d’investigation1. Conformément à la démarche des études

culturelles, les nouvelles études modernistes ne s’identifient pas a priori à un

objet déterminé, ni à des méthodes d’investigation spécifiques : «si l’on veut

résumer dans un seul mot les transformations au sein des études universitaires autour du modernisme qui ont eu lieu dans les deux dernières décennies, ce mot serait expansion »2. En effet, ce sont à la fois les thèmes, les aires géographiques

et les axes temporels qui s’étendent grâce à l’incorporation des perspectives

transnationales3 et transhistoriques, mais c’est surtout grâce à l’inclusion de

disciplines et approches méthodologiques différentes, que les nouvelles recherches sur le modernisme deviennent un vrai réseau entre spécialistes. Dans leur article, Mao et Walkowitz soulignent notamment l’existence d’un champ

spécifiquement moderniste dans les études sur les medias et dans la perception des

phénomènes politiques, tandis que l’étude des ouvrages modernistes canoniques

du début du XXe siècle bénéficient des approches provenant des Gender et des Queer Studies.

Un cadre plus précis a été esquissé dans le recueil Disciplining Modernism (2009), qui tient compte des contributions venant des champs anthropologique, sociologique et économique, en visant notamment à réduire la réputation du modernisme comme mouvement élitiste éloigné des phénomènes culturels de masse que le débat postmoderne a un peu trop souvent attribuée au modernisme4. La forme conflictuelle que le débat avait pris notamment pendant les années 60 a

1

Informations disponibles sur le site de l’association : https://msa.press.jhu.edu, page consultée le 30 mars 2016.

2

Douglas Mao, Rebecca L. Walkowitz, « The New Modernist Studies », PMLA, vol. 133, n° 3, mai 2008, p. 737.

3

Voir aussi Susan Stanford Friedman, « Planetarity : Musing Modernist Studies », in

Modernism/Modernity, XVII, 3, 2010, p. 472-500.

4

Voir notamment Lois Cucullu, « Downsizing the ‘Great Divide’: A Reflexive Approach

to Modernism, Disciplinarity, and Class », in Disciplining Modernism, éd. par Pamela Caughie, Basinstoke-New York, Palgrave Macmillan, 2009, p. 167-182.

30

été de plus en plus nuancée par des phénomènes de « postmodernisation » du

modernisme littéraire, d’où dépend la perspective contemporaine. Relevant sa non-identité avec les clichés académiques de la Nouvelle critique, la théorie

littéraire postmoderne a pu reconnaître dans l’œuvre majeure de Joyce, Woolf et Faulkner les prémisses culturelles de ses concepts les plus avancés : « les tensions et oscillations entre identité et différence, détermination et indétermination, forme conceptuelle et flux aléatoire, sont constitutives des poétiques modernistes dans le monde anglophone. »1. D’autres ouvrages, comme 21st-Century Modernism : The "New" Poetics (2001), par Marjorie Perloff, et le récent Legacies of Modernism (2012), dirigé par David James, sont consacrés à la recherche des modernismes parmi les phénomènes littéraires contemporains afin de valoriser les continuités entre les différents modernismes et la culture postmoderne2.

À cet élargissement du champ, succèdent également de nouveaux types de publication : les essais visant à donner une définition univoque du concept de

modernisme diminuent drastiquement, tandis qu’un grand nombre de manuels et d’ouvrages collectifs voient le jour. On a d’abord plusieurs «Readers » et « Companions », guides publiés par des universités prestigieuses comme Cambridge et Oxford. The Cambridge Companion to Modernism (1999) privilégie la méthode interdisciplinaire, proposant plusieurs approches allant de la théorie des genres littéraires à la philosophie, des études sur le cinéma et arts visuels aux études de genre (Gender Studies) et à la politique. The Cambridge Companion to European Modernism (2011) propose quant à lui une démarche complètement

1

Stanford Schwartz, « The Postmodernity of Modernism », in Hugh Witemeyer (dir.), The Future of Modernism, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997, p. 17.

2

Les mouvements culturels qu’on a en France autour de mai 1968, qui restent une des

expressions les plus achevées du post-modernisme européen, sont exemplaires de cette continuité,

comme l’a relevé Maurice Samuels dans son article « France », in Pericle Lewis, The Cambridge Companion to European Modernism, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2011, p. 30 : « Roland Barthes, Jacques Derrida et les autres post-structuralistes ont célébré les stratégies

modernistes en s’inspirant largement des artistes et écrivains modernistes dans leurs études de cas.

Leur critique de la raison ainsi que la théorie du décentrement du moi ont beaucoup en commun avec la révolte de Baudelaire et de Flaubert contre le positivisme du XIXe siècle. Vu sous cet

angle, le postmodernisme français n’a faitqu’honorer le modernisme, plutôt que l’enterrer. » Sur la fortune limitée du terme « modernisme » dans la critique française, voir Kimberley Healey, « French Literary Modernism », in Astradur Eystensson, Vivian Liska (éds.), Modernism, Amsterdam, John Benjamins, 2007, t. II, p. 801 : « Le modernisme littéraire français n’existe pas per se [...]. Le postmodernisme français se considère comme le successeur de la modernité, laissant ainsi la catégorie du modernisme ouverte à la définition. »

31

différente, regroupant les différents phénomènes d’innovation esthétique au début

du siècle en « centre » et « périphérie », selon les différentes aires géographiques, les contextes socio-culturels et politiques nationaux. The Oxford Handbook of Modernisms (2009) donne également une image claire du pluralisme sémantique désormais inévitablement attaché à cette catégorie. Avec plus de cinquante contributions, le volume permet la formation d’un véritable panorama des approches et des thèmes : l’œuvre est divisée en sept parties affrontant les

questions traditionnellement posées au sujet du modernisme, comme la périodisation et l’innovation des genres littéraires, l’attachement aux différents contextes et disciplines, pour s’étendre aux questions extra-littéraires. Cela permet

la mise en relief de thèmes comme l’évolution urbaine et architecturale des villes

sur plusieurs continents et périodes, ou encore les questions de politique

postcoloniale concernant notamment l’identité nationale et le processus de modernisation. Cette attitude est partagée dans d’autres publications collectives

importantes comme Modernism, ouvrage paru en deux volumes en 2007, ou le Handbook to Modernism Studies (2013), dirigés respectivement par Astradur Eysteinsson et Jean-Michel Rabaté, deux noms importants de la critique moderniste internationale.

L'expansion du champ moderniste a en revanche fait diminuer le nombre des contributions individuelles visant à dégager une définition univoque du concept : après The Concept of Modernism (1990), l’étude classique d’Astradur

Eynstennson, les analyses philosophiques de Micheal Bell (Literature, Modernism and Myth, 1996) ou encore les travaux de Frederic Jameson, notamment son dernier essai monographique A Singular Modernity (2001). Mis à part le travail de périodisation de Christopher Butler, Early Modernism (1994) et celui de Late Modernism (1999) par Tyrus Miller, les contributions individuelles les plus significatives affrontent surtout des thèmes partiels, tandis que les définitions synthétiques du concept de modernisme disparaissent de l’horizon des recherches ; aucun de ces ouvrages n'offre d’autorité absolue en la matière. Si l’on exclut les introductions critiques, on voit qu’il y a presque autant de modernismes

32

d’essayer de tracer un parcours à la fois historique et méthodologique de ce

concept.

Si l’on regarde en dehors du réseau des études modernistes, le terme a perdu

une partie de son efficacité : il était déjà assez difficile d’identifier un canon stable pour la littérature entre le XIXe et le XXe siècle ; une fois brisées les barrières disciplinaires, temporelles et géographiques, le « modernisme » est devenu un pur objet théorique, un « terme-parapluie », une notion vague et parfois inapplicable dans la pratique empirique de la critique littéraire. Par conséquent, malgré le débat autour des questions de délimitation temporelle ou des concepts adjacents comme « le moderne » et la « modernité »1, on a souvent affaire à des emplois approximatifs ou ambivalents. L’emploi du terme « modernisme » pour définir le « moderne » de façon péjorative remonte au XVIIIe siècle, comme le montrent les correspondances de Jonathan Swift et de Jean-Jacques Rousseau. Au XIXe siècle, cette connotation se maintient ; le terme est employé de manière plus neutre à partir de Huysmans, pour signifier l’attentionde l’artiste aux exigences du public contemporain, un signe de son habileté, mais aussi d’une intention trop flagrante

de vouloir scandaliser les académiciens, ce qui transparaît dans des expressions comme « son modernisme si peu raffiné »2.

Quand l’adhésion au présent cesse d’être généralement une qualité a priori négative, la signification de « modernisme » reste pourtant ambivalente. La tonalité péjorative ne perd pas son actualité, même chez les commentateurs qui font autorité dans les études sur le moderne et les courants littéraires, comme en témoigne le travail classique de Renato Poggioli :

l’art peu originel, médiocre ou raté, justement parce qu’il reste document sans devenir monument, révèle l’esprit de son époque de façon nette et directe. Mais une révélation de ce genre ne met pas tant en lumière la modernité de cette époque

que son modernisme. [...] Ce n’est pas ce qui faisait la modernité d’une époque

ancienne qui vieillit et meurt, mais ses modernismes3.

1

Susan Stanford Friedman, « Definitional Excursions: The Meanings of Modern/Modernity /Modernism », in Disciplining Modernism, p. 11-33.

2

Joris K. Huysmans, « Salon de 1879 », in L’Art moderne, seconde édition, Paris, Plon, 1883 (1902), p. 83.

3

33

Ce n’est pas évidemment des poètes novateurs comme Eliot ou Pound que la catégorie du « modernisme » désigne ici : dans la perspective progressiste de Poggioli, qui regarde le changement, l’innovation et présent comme des valeurs positives, le modernisme devient un équivalent du Kitsch, comme ce qui exprime

l’état présent des choses de façon trop immédiate, restant ainsi trop attaché à la

contingence et par conséquent destiné à apparaître comme de mauvais goût à la postérité.

Les œuvres de Clement Greenberg ont fait autorité en confondant le concept

d’avant-garde avec celui de modernisme. Cette assimilation est généralement

refusée aujourd’hui sous plusieurs aspects : selon Antoine Compagnon, « le projet avant-gardiste [...] paraît toujours irréductible au projet moderniste : d’un côté

Proust, Joyce et Woolf, Kafka et Mann, Eliot et Pound, c’est-à-dire la fondation

d’une tradition nouvelle, et de l’autre Breton ou plutôt Dada, c’est-à-dire la négation de toute tradition1. » Le jugement de Compagnon ne relève pas tant

d’une confrontation ponctuelle entre les groupes d’avant-garde et les

individualités modernistes, que d’une projection rétrospective commune aux

théoriciens postmodernistes : si les ouvrages de Joyce, Pound ou Cummings étaient assimilables aux autres révolutions esthétiques, leur canonisation a posteriori a privé leur contenu subversif de toute efficacité sur la longue durée,

selon le mécanisme cyclique d’épuisement de la nouveauté que le postmodernisme a fait sien.

Cependant, la critique anglophone fait preuve souvent d’une certain

lassitude, en faisant tomber la distinction entre « modernisme » et « avant-garde ».

Dans plusieurs cas, notamment quand il s’agit du modernisme poétique et visuel,

l’identification avec la simple notion d’innovation esthétique se maintient ; cependant, il est facile de remarquer la relativité de ce critère dans la perspective de la longue durée : « dans les années 1910 et 1920, à l’échelle du continent européen, la révolution moderniste devait, elle aussi, se définir comme le retour à une tradition ou un classicisme perdus »2.

1

Antoine Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 163.

2

William Marx, « Introduction », in Les Arrière-gardes au XXe siècle, éd. par William Marx, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2004 (2008), p. 11.

34

Malgré leur fréquentation de groupes, de revues littéraires et de cercles intellectuels plus ou moins officiels, la production littéraire et artistique des modernistes reste essentiellement individuelle, même dans ses expressions les plus novatrices ou avant-gardistes :

les mouvements artistiques autoproclamés du début du XXe siècle ne détiennent pas le monopole de la radicalité et de l’innovation esthétiques [...]. Il s’agit par contre de faire émerger la spécificité d’un versant de la modernité [...] qui tire sa cohérence de l’organisation en mouvements et groupes auto-désignés comme tels, se distinguant à la fois du modernisme de Bloomsbury et de la modernité, voire

de l’“avant-gardisme” d’un Kafka ou d’un Joyce1.

D’autres commentateurs ont plus récemment souligné la « dynamisation »

de l’idée de tradition,perçue comme essentielle à l’esthétique du modernisme, où

« la tradition sert [...] à soutenir les auteurs les plus novateurs » grâce à « un travail très conscient visant à établir une continuité historique qui, par ailleurs, semblait disparue. »2. À la différence des artistes d’avant-garde, l’écrivain

moderniste maintient, en dessous de la surface expérimentale et

anti-conventionnelle de son œuvre, une sorte de fil invisible qui le rattache à la

« grande tradition ». Il ne fait donc que réagir à l’état présent des choses, où toute

continuation explicite des codes traditionnels serait invraisemblable dans un monde où le progrès technologique, la société de masse et le nouvel aspect des villes ont effacé toute trace des formes de vie passées.

Le Modernisme dans la critique littéraire au XXe siècle

La première apparition du modernisme dans son acception désormais familière remonte à 1927 : cette année-là, Laura Riding et Robert Graves publient A Survey on Modernist Poetry, une étude critique des poétiques contemporaines, notamment celles de T.S. Eliot, E.E. Cummings et d’Ezra Pound, dans laquelle

émergent les premiers critères rudimentaires de reconnaissance. Il s’agit d’aspects que l’on pouvait facilement retracer dans les poétiques de Mallarmé et des

1

Anne Tomiche, La Naissance des avant-gardes occidentales 1909-1922, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2015, p. 13.

2

Niels Buch-Jepsen, « Arrière-garde et modernisme en Angleterre », in Les arrières-gardes au XXe siècle, op. cit., p. 198-199.

35

symbolistes : l’autonomie du langage poétique, et la difficulté de son

déchiffrement pour les moins cultivés : « Le lecteur moyen doit admettre, avant tout, que ce que l'on appelle l'intelligence commune n’êst qu’un emploi passif de notre cerveau »1. En tout cas, le livre de Riding et Graves ne mérite pas tant d’être

mentionné pour la profondeur de ses analyses, que pour la revendication du modernisme, et pour le refus – naïf, vu la difficulté des poèmes recensés – de son caractère élitiste, le distinguant de « l’emploi vulgaire » que les conservateurs utilisent pour se référer à la « poésie nouvelle » qu’ils considèrent comme « irrévérente face à la tradition générale »2, tandis que le public idéal du modernisme est plutôt « moyen » et civilisé, selon l’opinion que « la civilisation

n’exclut pas l’idée d’une poésie moderniste, historiquement plus avancée » 3.

Dans l’espace littéraire anglophone Axel’s Castle (1931), le travail pionnier

d’Edmund Wilson constitue encore aujourd’hui la base des études critiques sur le modernisme : Wilson utilise la catégorie de « symbolisme » pour se référer aux nouvelles tendances en littérature contemporaine, trouvant des traits communs entre la poésie et les genres narratifs. Il révèle ainsi un mouvement beaucoup plus vaste que celui décrit dans le Survey on Modernist Poetry : « Il n’a pas encore été

assez remarqué que des écrivains tels que W. B. Yeats, James Joyce, T. S. Eliot, Gertrude Stein, Marcel Proust et Paul Valéry représentent la culmination d’une conscience de soi et d’un mouvement littéraire très important »4. Si l’on juge à

partir des nationalités des auteurs enregistrés dans le canon de Wilson, on a affaire à un cadre hétérogène, avec deux Américains, deux Irlandais et deux Français ;

pourtant, et malgré l’absence de représentants de l’empire britannique, Wilson simplifie les profils des auteurs en deux trajectoires, posant d’un côté la « poésie française », où le symbolisme a obtenu la « conscience de soi », et de l’autre la

« tradition anglaise », sans distinction entre américains, irlandais et britanniques. Selon le critique américain, la question de la littérature contemporaine est donc une question européenne, notamment franco-centrée, selon laquelle il s’agit de

1

Laura Riding, Robert Graves, A survey of Modernist Poetry, New York, Haskell House, 1928 (1969), p. 10. 2 Ibid., p. 155. 3 Ibid., p. 157. 4

36

comprendre les analogies entre l’évolution commencée par le romantisme

français, qui a abouti au symbolisme de Rimbaud et de Mallarmé, et des phénomènes disparates de la littérature en langue anglaise. Wilson résume cette poétique commune aux deux grandes traditions européennes par la prévalence des

instances subjectives, telles l’imagination, les sensations et l’unicité de l’expérience, en opposition avec la littérature « descriptive » et objective :

Chaque émotion ou sensation, chaque instant de la conscience, est unique et différent des autres ; et il est par conséquent impossible de rendre nos perceptions comme effectivement elles se manifestent dans notre expérience, par le langage conventionnel et universel de la littérature ordinaire. Chaque poète a sa propre personnalité unique ; chacun de ses moments a sa propre tonalité, sa combinaison spéciale de sentiments.1

« Spatial Form in Modern Literature » (1945), essai sur la forme spatiale publié par Joseph Franck, regroupe des écrivains aussi différents que dans le travail de Wilson, sans encore les classifier sous une même catégorie critique. Il met en évidence comme trait commun un changement paradigmatique, « puisque

la littérature moderne, selon l’exemple d’écrivains tels T. S. Eliot, Ezra Pound, Marcel Proust et James Joyce, est poussée vers la forme spatiale, et cette tendance se développe de façon très originale dans le livre remarquable de Djuna Barnes, Nightwood2. » Comme Wilson, Joseph Frank rassemble des auteurs appartenant à des traditions et genres différents, ayant en commun la tentative de donner au

lecteur l’expérience esthétique instantanée, habituellement associée à l’art

plastique, la « forme spatiale », faisant ainsi évoluer les genres littéraires, traditionnellement liés à des critères temporels comme le rythme du vers ou le

dénouement de l’intrigue et, de manière plus générale, l’expérience de lecture.