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Au commencement était l’action

Chapitre I. Fiction et nécessité

I.1 Au commencement était l’action

La notion que Proust, Joyce et Kafka ont des narrations primitives est différenciée et articulée à différents niveaux, restant également influencée par une idée répandue par la mythologie comparée de la fin du XIXe siècle, selon laquelle les mythes sont des narrations qui servent à donner un fondement évident aux

pulsions, aux idées et au monde dans lequel le lecteur habite, c’est-à-dire, un discours de vérité non-conceptuel sur les choses telles qu’elles sont, visant à leur

représenter comme nécessaires au sens de justes, inévitables, pleines de sens. Cette conclusion était déjà présente dans la Poétique d’Aristote, qui considère que les technai visant à susciter des émotions chez le spectateur doivent toujours être « selon le vraisemblable ou le nécessaire [51 a 14-15] »3. Cette nécessité intérieure fait de la poésie un discours ontologiquement différent de

l’éthique ou de la rhétorique, car les lois générales de l’être dans sa totalité sont données par la structure de l’action concernant des sujets, et non pas par la

description statique de la « chose elle-même ». Aristote montre la nécessité de la

1

Idris Parry, « Kafka’s Modern Mythology », Bulletin of John Ryland’s Library, vol. 53, n° 1, 1970, p. 214.

2

Roy Pascal, Kafka’s Narrators. A Study of His Stories and Sketches, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 18. Les observations d’Adorno suggèrent de la prudence

dans l’attribution au récit kafkaïen d’un lien direct entre la construction narrative et la signification

symbolique, proposant une interprétation différente, conférant à la séparation entre le niveau littéral et le symbolique la valeur esthétique de la prose de Kafka : « L’aura de l’Idée infinie ne s’assombrit jamais chez Kafka; jamais l’horizon ne s’y éclaircit. Chaque phrase est littérale, et

chacune signifie. Ces deux aspects ne se confondent pas, comme l’exagérait le symbole, mais sont séparés par un abyme d’où jaillit, aveuglante, la lumière crue de la fascination. » in T.W. Adorno, « Réflexions sur Kafka », p. 313.

3

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poésie sous plusieurs aspects : dans le quatrième chapitre de la Poétique, dédié à la naissance des genres poétiques, il reconnaît la propension humaine à la mimésis, puisque « dès l’enfance les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la

fois une tendance à représenter [...] et une tendance à trouver du plaisir aux représentations ». Selon les termes de la logique aristotélicienne, la poésie est

traitée d’abord du point de vue de l’« agent » (les sujets qui font la représentation

en utilisant le langage verbal) et donc du point de vue du « patient » (les sujets qui

reçoivent l’impression de la représentation). Ces stades du développement, qu’Aristote fait correspondre à la phase de l’improvisation poétique, ne sont

pourtant pas traités dans la Poétique, puisqu’ils appartiennent à d’autres pans du système aristotélicien du savoir : l’éthique et la rhétorique. La Poétique appartient à une autre sphère de la connaissance, dans laquelle le sujet n’est pas à traiter du point de vue de l’agent ou du patient, mais dans son essence même, comme le philosophe déclare dès l’ouverture : «Nous allons traiter de l’art poétique en lui -même, de ses espèces, considérées chacune dans sa finalité propre »1. Cette

approche est possible à partir du moment où, à la différence d’autres genres de discours, la poésie est parvenue à sa perfection : « Quoi qu’il en soit, elle est née, au début, de l’improvisation [...] ; puis la tragédie s’épanouit peu à peu, les auteurs développant tout ce qui se faisait jour en elle ; enfin, après de multiples

transformations, elle se fixa lorsqu’elle eut atteint sa pleine nature2. »

La poésie atteint sa forme réelle, une fois libérée de son emploi originel dans la communication, l’usage spontané de la mimésis verbale. Cet usage correspond à la prédominance du sens autonome du mûthos chez Aristote, que Michael Bell met à la base des configurations fictionnelles du modernisme : « cette prise de conscience que le monde humain est entièrement fondé sur

lui-même, c’est le vrai sens de l’usage moderniste du mythe. Le mythe aura pu

signifier nombre de choses différentes [...] mais la plus importante reste

l’emblème du monde humain comme créé par lui-même3. » Il s'agit de comprendre comment la valeur de nécessité absolue des narrations archaïques a

1 Ibid., p. 33 (47a 8-9). 2 Ibid., p. 45 (49a 10-15). 3

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contribué au développement formel du discours du récit, et quelle relation il est

possible d’établir avec l'autonomie esthétique comme "monde humain" créé par lui-même, qu'on trouve exprimée dans la fiction moderniste.

Le récit dans sa phase mythique

Chez les Grecs anciens, les narrations étaient soumises aux mêmes normes sociales que les autres discours de vérité, auxquels on se référait presque indistinctement en parlant de logos et mûthos :

Dès le début de la tradition grecque – d’Homère à Hésiode – le terme mûthos indique « la parole », « le discours », « le récit ». [...] Même dans les textes philosophiques antérieurs à Platon, mûthos sert encore pour indiquer un discours qui soit digne de foi ; il n’y a donc à cet égard aucune contradiction avec

le terme logos. 1

Le mythe n’était à l’origine pas confiné au domaine de la fiction pure, et c’est d’ailleurs surtout le débat platonicien, animant le problème du « droit de cité » de l’art et de la poésie depuis le IVe siècle av. J.-C. jusqu’à l’époque

moderne, qui considère les mythes comme étant a priori des histoires inventées2.

Les frontières entre l’argumentation rationnelle et la composition fictive restent en tout cas assez ténues, les deux répondant aux exigences humaines de compréhension de la réalité : « le mythe est, comme la science et la philosophie, une expression de la merveille que la nature produit en nous. Le mythe est une tentative de répondre aux mêmes questions de la science3. » Claude Calame

1

Maurizio Bettini, « Mythos/fabula », in F. Moretti (dir.) Il romanzo, III. Storia e geografia, Turin, Einaudi, 2002, p. 93.

2

On se réfère au jugement émis sur les poètes dans le livre X de la République, et en particulier à la distinction socratique entre logos et mûthos dans Platon, Gorgias, trad. par Alfred Croiset, Paris, Les Belles lettres, coll. « Classiques en poche », 2012, p. 246-247 (523a) : « Socrate. – Écoute donc, comme on dit, une belle histoire [kaloû lógou], que tu prendras peut-être pour une fable [mûthon], mais que je tiens comme une explication [lógon] ; et c’est comme

véritables [alethê] que je te donne les choses dont je vais te parler. » Voir aussi William Marx, La haine de la littérature, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2015.

3

Thomas K. Johansen, « Myth and Logos in Aristotle », in Richard Buxton (dir.), From Myth to Reason? Studies in the development of Greek Thought, New York, Oxford University Press, 1999, p. 284. Voir aussi Claude Calame, Poétique des mythes dans la Grèce antique, Paris, Hachette, 2000, p. 40 : « en tant que récit figuré, le mûthos s’avère finalement tout aussi démonstratif que le discours vrai. »

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remarque en ce sens que le terme logos auquel le mûthos est traditionnellement opposé, ne désigne pas strictement le discours abstrait, mais peut très bien se référer aux comptes rendus factuels : « Quant à lógos, il désigne, chez les historiographes proches de Xénophane, essentiellement des récits [...]. Dans le langage de la tragédie, les deux termes ont des sens largement équivalents1. »

Un élément de distinction pourrait sans doute être un effet de l’attachement

du mûthos aux pragmata, à l’action réelle : « mûthos à l’époque archaïque

renvoie à toute espèce de discours qui a un effet sur son public – parole qui est

dite ‟performative” par les Anglo-Saxons, mais qu’il est préférable d’envisager

dans sa dimension plus largement pragmatique »2. À une époque à laquelle, en substance, tout discours est récit, et aucune division nette entre langage concret et

abstrait, entre monde naturel et surnaturel n’a été établie, le mythe se distingue en raison du pouvoir qu’il est censé exercer sur la communauté : il est « un discours

assertif, qui exige d’être “exécuté”. En tout cas, un discours qui relève de

l’autorité de quelqu’un »3.

En tant que discours ayant une valeur de vérité pour l’entourage de l’énonciateur, le mûthos appartient dès lors àune élite, qui en règle et délimite les emplois possibles. Le mûthos est la langue des chefs, des conquérants, et des forts, au contraire du logos qui est plutôt associé à la faiblesse: « la plupart des textes anciens utilise systématiquement le terme logos pour indiquer le propos des femmes, des faibles et des personnes jeunes, une parole douce, agréable, charmante et séduisante, mais également susceptible de tromper et décevoir

l’auditeur4. »

L’épisode du châtiment de Thersite par Ulysse dans le deuxième chant de l’Iliade montre parfaitement que la valeur de la prise de parole dépend essentiellement de la personne qui la prononce. De toute la masse anonyme des

Achéens qui ont pris part à l’entreprise voulue pour venger la honte du ravissement d’Hélène, Thersite est le seul qui trouve le courage de dévoiler la

1 Ibid., p. 13. 2 Ibidem. 3

M. Bettini, « Il mito fra autorità e discredito », L’immagine riflessa, 17, 2008, p. 31.

4

Bruce Lincoln, Theorizing Myth : Narrative, Ideology, and Scolarship, Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 1999, p. 10.

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vanité d’une guerre faite pour le bonheur d’un petit nombre de personnes. Il

critique donc frontalement les héros, et notamment « c’est à grands cris qu’il

cherche querelle [neikee muthôi] à Agamemnon »1. Après son invective contre

l’autorité suprême, Ulysse intervient pour remettre Thersite à sa place : « Thersite, tu peux être un orateur sonore ; mais tu parles sans fin [Thersìt’àcritòmuthei =

Thersite aux mûthoi trompeurs]. Assez ! ne prétends pas tout seul prendre à parti les rois. Je te dis ceci, moi ; il n’y a pas pire lâche que toi parmi tous ceux qui sont

venus sous Ilion avec les fils d’Atrée2. » Ulysse impose le silence à Thersite, à la fois en accusant son mauvais aspect et surtout en rappelant sa lâcheté, qui ne

l’autorise pas à s’adresser directement à la caste des héros ; de cette façon il

s’adresse à sa personne, et non à son discours : même si Thersite est un « orateur sonore », ses mûthoi n’ont guère de valeur.

Dans le récit d’Homère, la proposition de Thersite, tout en étant bien composée et tout à fait sensée, est repoussée par Ulysse comme étant confuse,

comme si elle héritait des traits de la personne qui l’avait prononcée, y compris de

sa « lâcheté ». Thersite appartient au rang des « hommes-feuilles », ceux dont le destin ne vaut pas la peine d’être raconté aux générations suivantes, parce que leur

vie éphémère ne se détache pas du cycle de la vie3. Dans l’Iliade, seul un groupe restreint de personnes, « l’élite des Panachéens », a le droit à prononcer des discours en public : il s’agit d’« individualités fortes », qui possèdent « un éthos (des traits physiques et de caractère, une manière de se comporter) qui les

singularise et [permet] qu’ils tiennent des discours dont le ton et les arguments

leur sont aussi propres. »4 On retrouve donc la référence à la sphère éthique, qui

était implicite dans le texte d’Aristote, par rapport à la forme primordiale de la poésie. On pourrait ainsi considérer que, si le discours de Tersite serait tout à fait

1

Homère, Iliade chants de I à VIII, trad. par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 63, (II, 224).

2

Ibid., p. 65 (II, 244-249).

3

Voir également la réponse de Glaucos à Diomède, avant de lui raconter la généalogie de sa famille, in Homère, Iliade chants de I à VIII, op. cit. : « Comme naissent les feuilles, ainsi font

les hommes. Les feuilles, tour à tour, c’est le vent qui les épand sur le sol, et la forêt verdoyante qui les fait naître, quand se lèvent les jours du printemps. Ainsi les hommes : une génération naît à

l’instant même où une autre s’efface » (ibid., p. 57, VI, 146-149).

4

Sophie Klimis, « Individualité et subjectivation dans l’Iliade d’Homère », in Camille Dumoulié (dir.), La fabrique du sujet. Histoire et poétique d’un concept, Paris, Desjonquères, 2011, p. 30.

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valable en tant que logos, dans un contexte de liberté de parole où chacun est jugé selon ses affirmations et pas le contraire, en tant que mûthos prononcé dans le

cadre hiérarchique du monde épique, il n’a pourtant aucune validité, parce que sa vérité n’est pas jugée selon sa cohérence discursive, mais selon l’éthos social de son énonciateur.

L’évolution ontologique du discours narratif dans la Poétique

Que reste-t-il à l’époque suivant la perte de crédibilité des mythes de cette modalité d’énonciation, selon laquelle la vérité dépend de l’éthos, c’est-à-dire de la personnalité du sujet qui parle ? Plus complexe que celle de Platon, l’analyse

aristotélicienne de la mimésis est, comme l’a remarqué Paul Ricœur, profondément liée à la notion de mûthos en tant qu’« intrigue » ou agencement narratif des faits1. La distinction entre la forme mythique du logos n’est plus

établie entre deux « discours de vérité » différents : le mûthos ne tire pas sa valeur

de la personnalité ou de la performativité de l’énonciateur, mais plutôt de la division objective entre le réel et le fictif: « Le rapport de la connaissance aux choses ne se définit par leur mimésis, mais par leur réception véridique. Le logos est exclu de la mimésis, et la mimésis est à comprendre en contradiction avec le logos2. » Le mûthos est donc l’élément proprement narratif commun aux

différentes espèces de poïésis : la comédie, l’épique et la tragédie possèdent une intrigue, c’est-à-dire un « agencement des faits » qui fait l’objet des

représentations (mimèsis). Ce lien est très clair dans le texte aristotélicien : « c’est l’histoire qui est la représentation de l’action [ô mûthos è mimèsis] (j’appelle ici “histoire” le système des faits [sùnthesis tôn pragmatôn]) »3. Toutefois, pour rester attaché à son thème principal, et pour comprendre la valeur cognitive des

narrations, en démontrant leur consubstantialité à l’organisation temporelle de

1

Paul Ricœur, Temps et récit, I. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, coll. « L’ordre

philosophique », 1983, p. 55 : « le concept d’activité mimétique (mimèsis) m’a mis sur la voie de la seconde problématique, celle de l’imitation créatrice de l’expérience temporelle vive par le détour de l’intrigue. Ce second thème est difficilement discernable du premier chez Aristote, dans

la mesure où l’activité mimétique tend chez lui à se confondre avec la mise en intrigue. »

2

Martha Husain, Ontology and the Art of Tragedy. An approach to Aristotle’s Poetics, State of New York Press, 2002, p. 22.

3

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l’expérience, Ricœur a volontairement exclu da sa lecture de la Poétique toute référence au système de classement selon l’éthique des sujets poétiques appliqué par le philosophe Stagirite aux différents genres, ainsi que le rôle qu’y joue l’effet

de catharsis1. D’un point de vue épistémologique, on comprend bien la légitimité

de la distinction établie par Paul Ricoeur : comme le note Martha Husain, « il faut lire la Poétique [...] à la lumière de la Métaphysique, où la substance [ousia] humaine et naturelle est montrée dans sa structure entièrement objective [ object-centered structure] »2, selon « l’être de la chose » et non pas dans la perspective de « l’agent » ou du « patient ».

La poésie est essentiellement une technique à travers laquelle les hommes peuvent ordonner les objets appris par la mimésis pour produire une autre réalité ;

il s’agit donc d’un acte créateur au sens plein du terme, sa loi étant entièrement différente de la sphère éthique réglant les comportements humains. Mais cette distinction, sans doute valide pour la nature de la mimésis – au sens de

l’importance relative donnée à la personnalité du poète ou de son public – est-elle aussi opérante en ce qui concerne le niveau proprement narratif du mûthos, la configuration interne du monde poétique ? Cet aspect reste ambigu dans un des passages dans lequel Aristote expose la primauté de l’organisation objective de l’action sur son origine éthique :

En effet la tragédie est représentation [mimèsis] non d’hommes mais d’actions, de vie [biou] et de bonheur (le malheur aussi réside dans l’action), et le

but visé est une action, non une qualité ; or, c’est d’après leur caractère [éthé] que

les hommes ont telle ou telle qualité, mais d’après leurs actions qu’ils sont heureux ou l’inverse.3

1

Paul Ricœur, Temps et récit, I., op. cit., p. 56 : « le plein déploiement du concept de

mimesis demande que soit rendu moins allusif le rapport référentiel de l’action, et que ce domaine reçoive d’autres déterminations que les déterminations “éthiques” [...] pour que nous puissions lui

faire rejoindre la problématique mise en place par Augustin concernant l’expérience discordante

du temps. » Comme nous le verrons au moment de traiter la liaison entre narration et expérience dans la première partie de cette étude, l’exclusion faite par Ricœur des éléments qui sont vitaux

pour la fonction mimétique chez Aristote est un artifice dû à sa conception à la fois chrétienne et phénoménologique du temps comme durée dans la finitude, qui méconnaît la signification de

l’instant en tant que tel. 2

M. Husain, Ontology and the Art of Tragedy, op. cit., p. 4.

3

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Là où Ricœur voit une scission nette entre la sphère éthique et la sphère de

l’action, on peut également estimer qu’il s’agit plutôt d’une distinction entre le

portrait statique et unidimensionnel du « caractère » [ethé], propre au discours éthique, et la représentation dynamique de la même personnalité, alors que

l’action comprend la « vie » au sens le plus subjectif de « bios » et le « bonheur »1. La dynamique des événements subordonne donc les traits abstraits

d’un caractère à la nécessité de l’action.

Voici donc la distinction qui peut être établie entre la totalité conceptuelle du logos et la totalité narrative de la poésie : dans le mûthos les choses ne sont pas prises in se, dans leur vérité abstraite de pures présence que Platon appellerait « idéale », mais toujours montrées dans la vérité de leur contingence. Ce renversement vaut en premier lieu pour les personnages, qui cessent d’être l’objet

de spéculation du discours éthique pour devenir des sujets agissants : les acteurs « n’agissent pas pour représenter des caractères [ta êthê mimêsôntai], mais c’est

au travers de leurs actions que se dessinent [sumperilambanousin] leurs

caractères. De sorte que les faits et l’histoire [pragmata kai ó mûthos] sont bien le but visé par la tragédie2. » Les traits des personnages sont, si l’on traduit le verbe

« sumperilambanousin » au pied de la lettre, « pris ensemble et autour » de leurs

actions, comme si aucune distinction n’était plus possible entre les qualités

personnelles que porte en germe le caractère, et leur traduction en acte. La poésie imite la nature, mais sans que son indifférence aux choses humaines ne soit pour autant transmise : « tandis que la nature produit ses substances [ousiai] sans se soigner des vies humaines [...], le dramaturge a la tâche de produire une tragédie en les prenant en compte et en les rendant mémorables3. »

Dans son évolution narrative, le mythe ne relève plus de l’autorité ou du mérite de la personne qui l’énonçait, et n’a plus prétention d’obtenir un effet pratique sur l’auditoire : par rapport aux anciens propos mythiques, la poésie est une construction autonome, entièrement régie par l’équilibre de ses propres

1

Voir aussi Aristote, Éthique à Nicomaque, où la recherche du bonheur est considérée

comme inséparabole de la nature profonde de l’homme. Par contre, il n’y a que quelques hommes qui cherchent le bonheur dans l’action : voir tome I, chap. 5.

2

Ibid., p. 55, 50 a 20.

3

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forces, remuant dans son for intérieur. Dans ce dispositif objectif, il reste

néanmoins une trace importante de l’origine subjective du mythe : les affaires humaines qui donnaient aux propos mythiques leur valeur de vérité ont été désormais intériorisées et rationalisées par le dispositif narratif, qui ne peut

aucunement se passer d’elles.