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Le pôle institutionnel : Angleterre 1908-1922

Chapitre II. Modernité et généalogie

III.3 Le pôle institutionnel : Angleterre 1908-1922

L’expression High Modernism devient courante dans le débat théorique à partir des années 1960 : elle définit de façon neutre l’ensemble des tendances architecturales et urbanistes tendant à l’homogénéité et à la rationalisation, mais

comme le remarque Antoine Compagnon, elle est également employée d’un ton

plutôt méprisant « pour distinguer la culture d’élite de la culture de masse – en littérature comme en musique ou en peinture, comme chez Virginia Woolf, Joyce ou Faulkner en anglais, et peut-être dans le Nouveau Roman français » 2. On ne

s’intéresse pas ici à cette opposition entre les élites et les masses, qui a été

fortement instrumentalisée par la nécessité des postmodernistes de se définir en

opposition à l’histoire culturelle de la première moitié du XXe siècle ; la notion de High Modernism reprend par contre son utilité à la lumière signification

historique, en tant qu’expression d’un mouvement complexe et ambivalent qui se

déroule essentiellement à Londres entre 1909, date du débarquement de Pound en Angleterre, et 1922, date de la publication d’Ulysse et surtout de la revue Criterion, éditée par T.S. Eliot. Ces deux protagonistes sont aussi l’exemple des

deux âmes que le modernisme anglo-saxon vise à réconcilier : d'une part l’instance avant-gardiste, provocatrice et de rupture, et d'autre part celle de la

1

A. Eysteinsson, The Concept of Modernism, op.cit., p. 205-206.

2

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consolidation au sein de la tradition littéraire et critique, nouvelle autorité et point de repère pour le canon de la modernité.

Les premiers modernistes, comme T.E. Hulme et Ezra Pound, réagissent

d’abord à la dernière phase de l’esthétique victorienne : Utilitarianism (1861-1863) par John Stuart Mill, Literature and Dogma (1873) par Matthew Arnold, Studies in the History of the Renaissance (1873) et Marius the Epicurean (1885) par Walter Pater sont autant d’ouvrages théoriques de référence dans le milieu littéraire anglophone au tournant du siècle, et par là essentiels pour comprendre les débats successifs1. On peut synthétiser les traits essentiels de ces ouvrages, comme le fait Micheal Levenson, sous deux aspects. D’une part, la récupération de l’esprit religieux dans la sphère de l’expérience individuelle : « toute transcendance a été abandonnée ; la force religieuse relève maintenant de la psychologie humaine»2. Les derniers victoriens visent à une conciliation inédite avec les mêmes sciences expérimentales qui minaient la base du dogmatisme

religieux, les valeurs fondamentales peuvent être retrouvées par l’expérience directe d’idées abstraites comme l’éternité ou la rédemption, la grâce et le sentiment. De son côté, la doctrine utilitariste prescrit « de dériver une moralité

altruiste d’une base égoïste »3. La poésie joue un rôle essentiel dans la réalisation de ces deux conciliation paradoxales, qui ne peuvent ne pas rappeler les aspects

les plus philistins de l’esthétique préromantique : la sécularisation et

l’abaissement du dogme religieux à une pratique psychologique et sociale chez Rousseau, l’art comme moyen d’éducation de l’individu pour le plus grand bien de la collectivité comme morale des romans de formation de Goethe. Avec tout de même une distinction importante : l’esthétique de l’idéalisme allemand basait le travail de médiation sur le concept objectif de forme, héritage de la culture classique, tandis que l’idéologie victorienne assigne cette tâche à la seule

conscience individuelle, que la poésie ne devrait qu’exprimer directement.

1

Voir Thomas S. Eliot, « Arnold and Pater » [1930], in Selected Essays, Londres, Faber & Faber, 1932 (1999), p. 432 : « [Arnold] a été pour ma génération un prosateur plus complaisant que Carlyle ou Ruskin ; toutefois il maintient sa position et obtient ses résultats exactement de la même manière, grâce au pouvoir de la rhétorique et à un point de vue remarquable même si difficile à définir ».

2

Micheal Levenson, A Genealogy of Modernism, op. cit., p. 12.

3

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Le culte de l’intérieur chez Walter Pater, réalité harmonique modelée sur la valeur religieuse, est critiqué par T.S. Eliot, qui le considère comme héritier de

l’influence de Matthew Arnold : « pour la plupart, il était le disciple d’Arnold, pour lequel la religion était question de sensation, et la métaphysique n’était pas

beaucoup plus que cela. [...] ; étant essentiellement un moraliste, il était incapable

de voir une œuvre d’art simplement pour ce qu’elle était1. » C’est donc au nom de

« l’art pour l’art », « objet de la dévotion de Flaubert ou d’Henry James »2, et de son culte de la forme en opposition au pur subjectivisme humaniste et utilitaire des romantiques tardifs, qu’Eliot prend sa distance par rapport à la génération

précédente.

Avant qu’Eliot prende la tête du mouvement, T.E. Hulme était une sorte de premier guide spirituel pour la nouvelle génération de poètes en Angleterre. Son

importance ne relève pas tellement d’une pensée originelle mais, comme l’estime

Micheal Levenson, du fait d’avoir porté au jour des idées venant surtout de la philosophie bergsonienne de laquelle il retient la critique au matérialisme scientifique, coupable de « néglige[r] ou déforme[r] les aspects cruciaux de

l’expérience consciente», par l’ « illusion que les caractéristiques du sujet sont les mêmes du monde mécanique »3. L’idée que le « moi profond » n’obéit pas aux

lois de causalité et aux représentations en « termes spatiaux », mène à une philosophie méfiante à la fois vis-à-vis du progrès scientifique et de la métaphysique traditionnelle. Les théories littéraires qu’il délivre dans la « Lecture »de 1909 sont expression d’une philosophie de l’histoire dichotomique,

« allant de la fixité platonicienne à la fluidité bergsonienne4. » Le propos de Hulme se fait remarquer par la différence de ton par rapport aux contemporains futuristes. On retrouve la même attention à « l’éphémère » : « les philosophes ne croient plus en la vérité absolue. Nous ne croyons plus à la perfection, ni dans le vers, ni dans la pensée, mais nous acceptons franchement la relativité5. » Les conséquences sont pourtant totalement différentes, car au niveau du contenu

1

T.S. Eliot, « Arnold and Pater », art. cit., p. 440.

2

Ibid., p. 443.

3

M. Levenson A Genealogy of Modernism, op. cit., p. 40-41.

4

Ibid., p. 43.

5

Thomas Ernest Hulme, « Lecture on Modern Poetry », in Selected Writings, éd. par Patrick McGuinness, Manchester, Carcanet, 2003, p. 63.

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l’éphémère n’est pas regardé comme un « spectacle », mais comme une condition intime du sujet :

La poésie ancienne s’occupait essentiellement de grandes choses, l’expression de

sujets épiques mène naturellement à la matière anatomique et au vers régulier. [...]

Mais le moderne est exactement l’opposé de tout cela, il n’a plus affaire à l’action

héroïque, il est devenu finalement et définitivement introspectif, s’occupant essentiellement de la communication et de l’expression de phases temporaires de la conscience du poète.1

Les conclusions de l’extrait contiennent déjà quelques éléments d’une esthétique

épiphanique2, même si affectée d’un ton subjectiviste que Joyce abandonnera dans

la formulation définitive de cette poétique avec le Portrait de l’artiste en jeune

homme.

L’autre aspect qui éloigne la théorie de Hulme des autres avant-gardes de

l’époque, c’est la modération du ton qui annonce l’intention institutrice et l’idéal de maturité critique d’Eliot : « Nous avons ici deux arts [du vers] distincts. Celui désigné pour le chant et celui désigné pour la lecture et l’étude. [...] Je ne parle pas ici de la poésie dans sa totalité, mais de cet art nouveau qui est en train de se

séparer de l’ancien pour devenir indépendant3. » Les avant-gardes à l’instar du

futurisme italien soutenaient au contraire la rapidité de création et de

consommation de l’œuvre, conformément à la rapidité de la machine et de la production industrielle. Remarquablement, Hulme réplique le « classicisme au deuxième degré » du romanticisme allemand, visant à cesser l’imitation des

modèles anciens et trouver sa propre forme et contenu, essentiellement pour mieux les rejoindre : l’art « est changé du chant ancien à l’impressionnisme

moderne, mais le mécanisme du vers reste toujours le même4. » Mais encore une fois, Levenson retrace la continuité substantielle au nom du subjectivisme entre la première phase du modernisme et la dernière idéologie victorienne : à l’escapisme

1

Ibidem (nous soulignons).

2

La continuité entre le bergsonisme littéraire du premier Hulme et l’esthétique du subjectif

chez Joyce et Woolf a été observée par Cristopher Butler, Early Modernism. Literature, Music and Painting in Europe 1900-1916, Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 211-212 : « Hulme avait construit une théorie en équilibre entre le symbolisme tardif et ces aspects intermittents qui étaient distinctement modernistes. [...] Il était par conséquent en train de spécifier une expérience

analogue à celle qu’on trouve chez Joyce et Woolf ».

3

T.E. Hulme, « Lecture on Modern Poetry », art. cit., p. 64.

4

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et à l’altruisme des victoriens, le premier modernisme oppose un individualisme

viril et pragmatique, « une retraite du matérialisme scientifique envahissant, [...] un repliement face à la démocratie de masse et à la complexité de la technologie [...] : comme les valeurs traditionnelles étaient en danger, on répondait par la retraite dans les zones les plus sûres, bien que plus modestes, du moi1. »

L’année suivante à sa Lecture, Hulme connaît Ezra Pound, fondateur en

1912 de l’avant-garde imagiste. Entre 1909 et 1914, le rôle d’instituteur de Pound

est aussi central pour la phase d’émergence du modernisme que le sera celui deT.S. Eliot lors de sa maturation successive : il réunit des figures comme W.B. Yeats, Herta Dolittle, D.H. Lawrence et William Carlos Williams dans

l’anthologie Des Imagistes, publiée au début du 1914, attribuant à son groupe la

qualité d’« école »2, et à soi-même le titre de maître3. À l’encontre des

provocations futuristes (russes et italiennes) ou des dadaïstes, le naissant groupe des vorticistes, ayant comme protagoniste Wyndham Lewis à côté de Pound, posera sa nouveauté comme modernité légitime, jamais en contraste à la tradition, affirmant plutôt son évolution et progrès4.

Sans doute, l’action agrégative de figures charismatiques comme Pound ou Wyndham Lewis était aussi facilitée par le manque de concurrence : si Paris était saturée par les artistes, les modes et les nouveautés dans tous les champs, « il n’en

va pas de même de Londres. [...] au tournant des XIXe et XXe siècles, Londres est

[...] une ville qui n’est pas associée à l’expérimentation et à l’innovation

artistiques, une ville considérée comme conservatrice et qui constitue un

contre-point à la “ville lumière” »5.

1

M. Levenson, A Genealogy of Modernism, op. cit., p. 61.

2

Ezra Pound, « Status Rerum », Poetry, vol. 1, n°4, (janvier), 1913, p. 126 : « La plus jeune

école ici ayant le courage de s’appeler école est celle des Imagistes ».

3

Lettre d’Ezra Pound à Amy Lowell du 26 novembre 1913 (cit. in M. Levenson,

Genealogy of Modernism, op. cit., p. 71) : « Je suis la seule personne à Londres avec assez de cran pour transformer un prosélyte en disciple. »

4

A. Tomiche, Naissance des avant-gardes, op.cit., p. 154 : « L’écart entre futuristes

(italiens et russes), dadaïstes d’une part et vorticistes d’autre part se situe à un double niveau. [...]

quand les premiers appellent à faire table rase du passé et de la “tradition”, les seconds appellent à

réformer et renouveler la “tradition” ».

5

A. Tomiche, Naissance des avant-gardes, op.cit., p. 55. Sous d’autres aspects, Londres

exerçait une fascination particulier sur des romanciers modernistes comme Conrad (The Secret Agent) et Wool (Mrs Dalloway), en tant que modèle de la vie dans la grande ville moderne. Voir Marina Mackay, « Great Britain », in Pericle Lewis (éd.), The Cambridge Companion to European

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Un exemple du prestige et de l’influence que Pound se voit reconnaître à cette époque, est la facilité avec laquelle il obtient en 1914 de faire modifier le nom de la revue The New Freewoman, dont il soignait la rubrique littéraire, en The Egoist. Tandis que les futuristes italiens faisaient correspondre le refus absolu

du passé à la fantasmagorie technologique d’un futur sans bibliothèques et sans

musées, Pound déclarait la mission scientifique de l’art1 et soumettait la tradition

à l’idéal individualiste du présent : « le seul critère de jugement est devenu l’agent artistique autonome n’admettant aucun standard extra-individuel et s’opposant aux fantômes enchaînés de l’humanisme, démocratie, société et tradition2. »

Les poétiques individualistes qui dominent entre la Lecture de 1909 et la conception de la première anthologie imagiste en 1913, sont caractérisées par une

permanence d’instances subjectivistes communes aux victoriens décadents, au

bergsonisme et aux symbolistes, c’est-à-dire aux praxis littéraires que le modernisme mature reniera avec force à partir de 1914, quand Pound, Lewis, Bomberg et Ford entreprennent un nouveau culte impersonnel de la forme. Et pourtant, les deux attitudes sont secrètement liées malgré leur opposition déclarée : l’individualisme soutenu par la revue The Egoist était l’évolution virile

et pragmatique du subjectivisme rêveur des derniers romantiques, que Hulme, influencé par la lecture de Le Romantisme français (1907) de Pierre Lasserre, renie avec décision dans les lectures données à partir du 1911. Entre le refus de

l’émotivité subjective et l’affirmation de la force individuelle, la distinction n’est

jamais nette, comme le note toujours Levenson : « chez Pound, l’œuvre d’art est

une structure formelle dont les composants sont néanmoins essentiellement et constitutivement psychologiques : énergie, émotion, idée. Voici donc une

Modernism, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 95-96 : « Il est certes remarquables que maintes ouvrages canoniques prennent place à Londres. [...] La modernité des grandes villes

signifie ne pas savoir qui ou qu’est-ce qui se promène parmi les vivants ; et le sens radical de

l’incertitude et de la contingence que cela provoque devient à la fois un intérêt thématique du modernisme [...] et un de ses principes formels mieux reconnaissables. »

1

Ezra Pound, « Le Créateur sérieux » [1913], in Au cœur du travail poétique, trad. par

François Sauzey, Paris, l’Herne, 1980, p. 43 : « Les arts, la littérature, la poésie sont une science,

au même titre que la chimie. Ils ont l’homme, le genre humain et l’individu pour sujets. » Suite à la radicalisation de son individualisme, due à l’influence de Max Stirner, Friedrich Nietzsche et

Allen Upward, et à l’instar de Whyndam Lewis, le souci pour «l’homme» en tant qu’espèce va

évidemment se réduire chez Pound.

2

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ambiguïté persistante du premier modernisme : le désir pour l’autonomie de la forme et la volonté d’ancrer l’art dans l’expression individuelle1. »

Les contradictions internes du mouvement sont une cause mineure de sa dissolution par rapport aux conséquences d’un événement majeur : la Grande Guerre. En 1915, Pound se trouve exproprié du nom des imagistes par Amy Lowell, qui fonde son propre groupe et son anthologie ; T.E. Hulme meurt en 1917, tandis que les membres prééminents du vorticisme se dispersent.

La deuxième phase du modernisme, celle de la consolidation, voit la

diminution du rôle identitaire de l’avant-garde et la prééminence d’une figure qui n’avait encore pas pu s’exprimer au mieux, jusqu’au 1917 : à cette date, T.S. Eliot collabore régulièrement aux revues The Egoist et The Little Review, gagnant ainsi

un pouvoir d’influence qui sera déterminant. Levenson fait remonter à Eliot le vrai tournant au sein de la poétique anglaise au début du XXe siècle : à partir de son essai « Reflections on Vers Libre » (1917),

Eliot se place à une grande distance des premières positions modernistes. Ford, Hulme, Lewis et Aldington avaient invariablement défendu leurs

expérimentations du point de vue de la liberté pour l’artiste individuel. [...] Eliot, naturellement ne suggère pas la rigidité du mètre. Il veut voir plutôt l’innovation

métrique comme un progrès vers une nouvelle discipline, non pas vers une nouvelle liberté.2

En 1917, T.S. Eliot écrit quelques essais qui donnent le sens de ce tournant : outre l’article sur le vers libre, le compte rendu « Ezra Pound : His Metric and His Poetry », « The Borderline of Prose » et les « Reflections on Contemporary Poetry ». Les essais d’Eliot à cette époque sont caractérisés par une attention

particulière à la question de l’expression poétique, par rapport à laquelle Eliot

reprend les théories classicistes du dernier Hulme3, contre l’idéal romantique du

poème comme libre expression émotionnelle du poète. Comme le note Levenson, « l’engagement pour les rimes et les strophes était plus qu’une décision formelle. C’est le reflet d’une attention renouvelée à l’histoire littéraire4. » La convergence

1 Ibid., p. 135. 2 Ibid., p. 151. 3

Eliot lui rendra hommage dans l’article « A Commentary », Criterion, vol. 11 (avril 1924).

4

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entre le propos d’Eliot en 1917 et ceux de Pound en 1913 dans l’article « Le Créateur sérieux » n’est pas casuelle : en 1917 Pound semble restaurer partiellement son ancienne idée de la poésie comme connaissance en « savoir faire pratique ».

Le tournant institutionnel, formaliste et classiciste, et son opposition au subjectivisme postromantique, ne sont pas à prendre au sens d’une réduction de la

poésie à la pure abstraction technique : on n’a pas affaire à la suppression de toute

fonction subjective, mais à « l’affaiblissement d’une conscience centrale », ce qui « devient une manière d’élargir le domaine poétique1. » Le dépassement du culte du moi en poésie va dans la direction d’un enrichissement du discours poétique

par rapport à la prose du langage, des sensations et des rapports quotidiens où la perspective strictement individuelle devient une limite formelle. La réponse

d’Eliot « évite l’égoïsme d’un côté et la déshumanisation de l’autre [...]. Le moi devait être positionné au milieu d’autres « moi » ; la conscience devait être

corrigée par d’autres consciences. L’idée, ce n’était pas celle d’un conflit entre les individus et l’autorité, mais celle d’une autorité composée d’individus2. » Ce processus de légitimation est couronné en 1922 : c’est l’année de publication de

deux ouvrages fondamentaux pour le canon moderniste comme Ulysse et La Terre vaine, mais surtout, « la fondation du Criterion [...] marque le moment de la

pleine institutionnalisation du mouvement, l’accès à la légitimité culturelle3. »

C’est autour de cette période et de ces figures qu’on peut situer la prise de

conscience de ce qu’on appelle le « haut » modernisme : il s’agit d’une formation théorique et idéologique, à partir de laquelle c’est possible de reconnaître les

origines culturelles, littéraires et philosophique qui font le centre du champ moderniste. Les textes de Hulme, notamment sa Lecture de 1909 et l’essai

« Romanticism and Classicism » (1911-1912) contiennent les éléments de rupture que Eliot et Pound vont accueillir dans leur poétique et leur méthode critique4, à

savoir l’individualisme d’abord, puis le retour à la forme en fonction

1 Ibid., p. 163. 2 Ibid., p. 186. 3

M. Levenson, A Genealogy of Modernism, op.cit., p. 213.

4

Rebecca Beasley, Theorists of Modernist Poetry: T. S. Eliot, T. E. Hulme and Ezra Pound, New York-Londres, Routledge, coll. « Critical Thinkers », 2007.

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antiromantique.Ce n’est pourtant pas cet aspect qui donne au groupe sa centralité,

ni le placement physique de ses acteurs, mais plutôt le fait que leur affirmation

d’autonomie ne s’est pas limitée à la tension innovatrice : d’un côté, l’idée de tradition qu’Eliot élabore entre 1917 et 1919, n’est pas celle d’un ensemble de noms d’auteurs et d’ouvrages, mais celle d’un « système » dynamique nécessaire à la reconnaissance du talent individuel dans le présent ; de l’autre côté, et à la différence des autres avant-gardes européennes, la subversion initiale s’est

traduite en effort pour établir de nouvelles approches critiques compatibles avec leur credo esthétique.

Profondément imprégnés de culture savante, Eliot et Pound ne pensent pas seulement à présenter un nouveau modèle poétique, mais songent aussi à ce que Pound appelle « un ‟Nouveau modèle d’Érudition” [a New Method in Scolarship] »1. L’attention accordée aux thèmes de l’éducation mène l’artiste à

identifier les recherches poétiques avec les recherches sur la transmission du patrimoine littéraire et de sa compréhension comme une totalité autonome : « En ce qui me concerne, j’ai tenté de mettre de l’ordre dans un moment confus de

l’histoire littéraire; j’ai tenté de rendre notre sentiment plus précis. [...] Personnellement, je tiens le corpus poetarum plus important de la cellule ou de la phalange, et je vais persévérer dans la péché2. »

Eliot, de son côté, proposait la conciliation entre les forces qui s’étaient opposées

au tournant du XIXe siècle : « on est d’accord, j’espère, que “classicisme” n’est

pas une alternative à "romantisme”, comme s’il s’agissait de partis politiques »3.

Dans ce sens, l’idée de tradition formulée par Eliot se place entièrement à l’intérieur de la définition anglo-saxonne du canon littéraire, selon laquelle, au