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PARTIE I COMPRENDRE LES ÉMOTIONS DANS LES CONFLITS

Chapitre 1 La microsociologie des émotions

1. La modernisation de l’agriculture

Si l’agriculture est au cœur de nos sociétés depuis quelque vingt mille ans, elle n’a jamais autant changé que dans les 70 dernières années. Ces mutations, corollaires aux transformations des sociétés contemporaines, permettent d’expliquer deux phénomènes au cœur de notre analyse : la modernisation comme un idéal promu par la « profession agricole »1 et l’émergence de conflits

d’usage. La modernité sera définie comme la croyance dans le progrès social et matériel qui amène une forme d’émancipation. Les agriculteurs ont été des promoteurs importants de ces idéaux, mais qui aujourd’hui essuient plusieurs critiques. Ainsi, l’objectif principal est de saisir en quoi cette trajectoire aura préparé le terrain des conflits que nous observons aujourd’hui en Bretagne. Pour y répondre, cette première section offre une lecture de trois grandes thématiques qui ont façonné le paysage contemporain de l’élevage en Bretagne, à savoir la modernisation de l’agriculture, la cogestion et l’émergence du modèle agricole breton. Ces récits sont présentés en parallèle et représentent trois lectures complémentaires de l’histoire de l’agriculture bretonne.

1.1 Les paysans dans la modernisation agricole

Avant la Deuxième Guerre mondiale, la France possédait un faible taux de mécanisation par rapport aux États-Unis ou au Royaume-Uni, c’est seulement en 1955 que la traction motrice supplanta la traction animale (Houée, 1972). Depuis, l’apparition de nouvelles techniques de culture, le génie génétique, l’informatisation des exploitations et l’agriculture de précision ont radicalement transformé en moins de deux générations un des plus vieux métiers du monde. Avec le plan Marshall2, la modernisation de l’agriculture permit de faire des gains de productivité sans précédent :

sur la période 1955 – 2010, les volumes de production ont doublé, le rendement des céréales a augmenté de 310 % et la production de lait de 220%. Dans le même mouvement, les exploitations se sont agrandies : 68% des exploitations faisaient moins de 20ha en 1955, elles ne sont plus que 47% en 2010, alors que celles de plus de 100ha étaient presque inexistantes à l’époque et représentent aujourd’hui 15% des exploitations. En contrepartie, les actifs agricoles en 1955 étaient 6,3 millions,

1 Bien entendu, la diversité de pratiques agricoles ne permet pas de parler d’une seule profession unifiée. On emploiera

l’expression « la profession agricole » pour exprimer ce qui caractérise l’ensemble des professions agricoles.

2 Officiellement nommé Programme de rétablissement européen, les États-Unis prêtèrent 16,5 milliards de dollars (soit 173

milliards de dollars en 2020) aux états européens sous la condition d’importer le même montant en produits étatsuniens. Cela a notamment accéléré la mécanisation de l’agriculture.

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soit 27% de la population active contre 0,5 million en 2010, ne représentant plus que 3,5% de la population active. Au début, l’intensification était légitimée par l’objectif d’autosuffisance alimentaire. Celui-ci ayant été atteint dans les années 1970, l’Europe décida de prolonger cette stratégie afin de réguler sa balance commerciale, alors déficitaire, en favorisant l’exportation de produits agricoles. Concomitants à l’ouverture des marchés et à la mondialisation des échanges, les agriculteurs se sont lancés dans une course à la productivité pour maintenir leurs revenus alors que les emprunts bancaires sont toujours croissants, que les prix ne cessent de fluctuer et qu’ils captent une part toujours plus faible de la plus-value (Gauvrit, 2012).

Du côté de l’élevage, les pratiques ont beaucoup évolué pour répondre à de nouveaux modes de vie. Au 18ème siècle, l’élevage était considéré comme nécessaire à la subsistance et fut longtemps considéré

comme une auxiliaire de l’agriculture. La viande était peu consommée et sa production était faiblement commercialisée. Aujourd’hui, l’élevage français s’est fortement spécialisé et intensifié : les animaux d’élevages consomment 20 millions de tonnes de céréales et produisent 5,3 millions de tonnes de viande1. Cet accroissement de la production répond à de nouveaux modes de vie :

l’augmentation du pouvoir d’achat, la diminution du prix relatif de la viande et la promotion des produits animaux par la grande distribution en firent un produit de consommation courante. Du même mouvement s’accéléra la rationalisation de l’élevage vers un modèle « hors-sol ». Le cas du porc illustre bien ces transformations : en 1947, la moitié de sa production était destinée à l’autoconsommation, alors que 20 ans plus tard, la France en consommait tellement qu’elle devait en importer, ce qui poussa les pouvoirs publics à intervenir et la profession à davantage s’industrialiser pour combler les besoins (Risse, 1994), au point qu’aujourd’hui la France (et surtout la Bretagne) exporte sa production.

La situation en Bretagne est quelque peu différente des autres régions françaises, dans la mesure où la région est fortement spécialisée en production animale (Encadré 2). Les départements du Finistère et des Côtes-d’Armor sont centrés sur la production porcine, alors que le Morbihan a une plus forte concentration de volaille (chair et ponte) et l’Ille-et-Vilaine comporte essentiellement de la production laitière (Carte 1).

Encadré 2 : La production animale en Bretagne aujourd’hui

Des 38 800 exploitations agricoles en Bretagne, 70% font de l’élevage. Ainsi, la région produit à elle seule 22% de la valeur en production animale en France sur seulement 6% du territoire agricole utile. Dans le détail, la région représente dans la production française :

• 58%du porc (ceux-ci proviennent à 36% du Finistère et 33% des Côtes-d’Armor) • 20% des veaux, 21% des vaches laitières (dont 21% en bio)

• 33% des volailles de chair et 42% des volailles de ponte (dont 24% en bio)

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De cette importante production, 89% sont exportés hors de la Bretagne dont 8% hors de France. Au niveau des emplois, l’agriculture représente 4% des emplois bretons (contre 2% en France en 2019), dont la plus grande concentration se situe dans les Côtes-d’Armor, suivi du Finistère, de l’Ille-et-Vilaine et du Morbihan. Du côté de l’agro-industrie, la Bretagne pourvoit 15% des emplois dans le secteur agroalimentaire français, ce qui représente 5% des emplois en Bretagne (contre 2% en France), essentiellement en milieu rural.

La concentration de la production est aussi très importante. Les grandes exploitations représentent 60% du total, mais possèdent 83% de la surface agricole utile (SAU) et participent à elles seules à 94% de la production brute standard (PBS). Parmi celles-ci, les très grandes exploitations ne représentent que 12%, sur 18% de la SAU, mais fournissent 44% de la PBS.

Lexique

• PBS : Production brute standard calculée à partir de coefficients moyens appliqués aux surfaces et aux cheptels. Il s’agit d’un potentiel de production des exploitations. Il ne s’agit ni d’un indicateur de revenu ni d’un indicateur de chiffre d’affaires.

• Petite exploitation : PBS inférieure à 25 000 € par an

Moyenne exploitation : PBS comprise entre 25 000 € et 100 000 € par an Grande exploitation : PBS supérieure à 100 000 € par an

Très grande exploitation : PBS supérieure à 500 000 € par an

Source : DRAAF Bretagne, 2019. Mémento de la statistique agricole

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Au vue des transformations rapides, et à certains égards brusques, de la société rurale, il est moins pertinent de parler de « paysans » que « d’agriculteurs » pour désigner ceux qui aujourd’hui travaillent la terre (Hervieu et Purseigle, 2013a; Jollivet, 1988). Alors que les paysans faisaient peu de place à la planification et au calcul, tout est sujet à la maitrise gestionnaire chez les agriculteurs suivant le modèle intensif. Par exemple dans l’élevage, la proportion des tissus musculaires et adipeux est strictement contrôlée ; la physiologie, le sexe et la croissance sont génétiquement programmés; les conditions d’élevage hors-sol permettent de maitriser avec précision l’alimentation, la qualité de l’air, la température et l’abatage s’organise selon des cadences et des règles strictes d’hygiène. Une telle rationalisation du travail (et du vivant) va de pair avec une informatisation des processus, et une bureaucratisation toujours plus gourmande en actes administratifs. En effet, l’ampleur des changements techniques et des pratiques agricoles, autant que des représentations mêmes de ces changements dans un référentiel de progrès et de modernité (Muller, 1984), conduit à ce que H. Mendras (1967) a qualifié de « fin des paysans », c’est-à-dire la fin d’un système social, d’une « civilisation paysanne ». Selon ces auteurs, tout oppose la vie des paysans à celle des agriculteurs d’aujourd’hui, à l’exception notable du caractère familial de l’exploitation agricole1.

Les paysans se définissent au regard de la société paysanne qu’ils habitent, caractérisée par l’interconnaissance et une relative autarcie2. L’étude de H. Mendras (1967) sur l’adoption du maïs

transgénique chez les paysans du Béarn est exemplaire : comment expliquer qu’une innovation sensée permettre de décupler les rendements soit si difficilement adoptée ? En effet, l’achat de semences et la vente des récoltes n’entraient pas dans les schémas économiques, ni même sociaux de la collectivité, des normes et des représentations en vigueur. Entre autres, ce maïs serait « moins beau » et ferait du « moins bon foie-gras », le paysan qui en ferait pousser s’exposerait donc aux critiques de ses pairs jusqu’à se voir marginaliser dans le tissu local. La société paysanne reposait donc sur un équilibre complexe qui fut définitivement rompu après 1945. Ceux qui s’endettent, travaillent de plus grandes surfaces, utilisent un tracteur, produisent plus pour vendre et moins pour consommer ne sont plus des paysans. Ceux qui font confiance aux techniciens ne sont plus souverains de leur terre et respectueux des traditions, mais des agriculteurs exploitant la terre dans une société moderne. À certains égards, ils peuvent aussi davantage être qualifiés d’entrepreneurs ou encore de chefs d’exploitation.

Aujourd’hui, même si la plupart des exploitations demeurent à caractère familial, la mondialisation et la financiarisation ont apporté d’importantes transformations au modèle productif. De plus, la critique du modèle agricole intensif et les crises alimentaires mondiales de 2007-2008 auront remis sur le devant de la scène la question du caractère productif de l’agriculture (nourrir 10 milliards

1 « L’exploitation familiale renvoie à une exploitation agricole sur laquelle la propriété et le contrôle de la gestion, transmis

d’une génération à l’autre, sont dans les mains d’individus liés par la parenté ou par le mariage et qui réalisent le travail agricole » (Terrier et al., 2015 : 145). Selon cette définition, « 84 % des actifs permanents qui sont familiaux » et « 87 % des agriculteurs âgés de 21 à 34 ans ont un lien de parenté avec l’agriculteur qu’ils remplacent » (Ibid. : 145-146).

2 H. Mendras (1976) définit plus précisément cinq caractéristiques des sociétés paysannes : 1. leur autonomie relative à

l’égard d’une société englobante qui, tout en la dominant, accepte son originalité, 2. l’importance du groupe domestique dans la structuration sociale, 3. une économie relativement autarcique, 4. une interconnaissance au sein de la communauté locale et un relatif isolement de celle-ci, 5. l’importance de la médiation des notables.

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d’humains en 2050)1 et accentué la logique d’efficience : concentration de la production,

spécialisation, standardisation, substitution du travail par le capital et professionnalisation des agriculteurs. Dans cette logique, le modèle de firmes agricoles, mondialisées et financiarisées à l’image du groupe laitier Lactalis2 tend à s’imposer. D’autant plus que les États ont tendance à

préférer l’externalisation de la production agricole pour nourrir leur population (Purseigle et al., 2017). Les analyses en termes de food regime tendent à démontrer que cette dynamique est inhérente au fonctionnement même du capitalisme mondialisé (Friedmann et McMichael, 1989; Friedmann, 2016), ce qui peut se comprendre comme une « socialisation de l’agriculture » aux modalités de gouvernement des États et des marchés (Allaire et Daviron 2017).

L’impératif écologique qui s’inscrit dans les agendas depuis les années 1990, loin d’incliner cette dynamique, s’appuie lui aussi sur davantage d’efficience dans la maitrise de la nature et d’un renforcement des normes de gestion. Les grandes exploitations sont alors vues comme un modèle qui permettrait d’allier efficacité écologique et rentabilité économique. Dans les pratiques agricoles, il est aujourd’hui nécessaire de prendre en compte une multitude de paramètres autrefois inconcevables et d’en rendre compte aux administrations : la maitrise des gaz dans l’atmosphère, de l’azote dans l’eau ou encore de la biodiversité. Les services écosystémiques sont de plus en plus à la charge des humains et notamment de l’agriculture. Ainsi, le labeur des agriculteurs d’aujourd’hui n’est sans doute pas moins grand que celui de leurs grands-parents paysans, même si le travail est sans doute plus intéressant et physiquement moins pénible (Bourg, 1993). Il n’en reste pas moins vrai que les agriculteurs se définissent comme le groupe social moderne par excellence : ce sont les premiers à considérer le progrès comme la valeur de référence (Hervieu et Viard, 2001).

Nous avons alors défini ce qu’est la modernisation pour les agriculteurs : la rationalisation des pratiques de production (efficacité économique et écologique) par l’emploi de techniques innovantes. La modernité, c’est aussi la croyance que le progrès social et matériel amènera une forme d’émancipation. Or, malgré l’amélioration des conditions de vie et de travail des agriculteurs par rapport aux paysans, on observe un assujettissement des exploitations agricoles aux règles du marché et de la bureaucratie (Bourg, 1993). De plus, les crises sanitaires dans la fin des années 1990, notamment celle de la vache folle, puis de la pollution agricole par les nitrates et aujourd’hui par les pesticides ont dégradé l’image des agriculteurs. En quelques décennies, ils sont passés du statut de groupe « moderne » à celui de « pollueur », cette transformation soulignant la vulnérabilité des éleveurs face aux recompositions de leur métier et du territoire. Confrontés à l’expérience de l’isolement, les agriculteurs sont de plus en plus contraints à reconsidérer leur métier, à le défendre et à justifier leurs pratiques. Cela « passe par une présentation de soi et une attention aux autres qui supposent de se maîtriser, voire de se faire violence » (Bonnaud et Nicourt, 2006: 65).

La modernisation de l’agriculture a altéré la perception qu’ont les agriculteurs d’eux-mêmes avec des conséquences certaines sur leur vie. Selon l’Observatoire national du suicide, il y a plus de risque de suicide en Bretagne, chez les hommes et pour les agriculteurs exploitants (ONS, 2018). Cette

1 En octobre 2009, la Food and Agriculture Organisation (FAO) des Nations-Unis a organisé un forum international sur la

sécurité alimentaire, concluant que la production alimentaire devait augmenter de 70% pour satisfaire la demande future.

2 Multinationale française au chiffre d’affaire de 18,5 milliards d’euros en 2018, premier groupe transformateur fromager

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convergence de facteurs n’est pas étrangère au rôle pionnier et au caractère intensif de l’agriculture en Bretagne. Une thèse financée par le département des Côtes-d’Armor reprend ce constat alarmant : 67% des exploitants agricoles se disent « heureux au travail », soit 20% de moins que la moyenne nationale (Jimenez, 2018)1. De plus, 52% des exploitants interrogés ont déjà pensé quitter leur métier

et 37% ne reprendraient pas le même métier s’ils en avaient l’opportunité. L’absence de soutien matériel et psychologique est un grief partagé, puisque 61% des exploitants ne se sentent pas soutenus, en même temps qu’ils se sentent dépendants des coopératives qui encadrent leur travail de bout en bout. De même, 87% d’entre eux pensent que leur travail n’est pas apprécié à sa juste valeur, notamment en raison du mauvais traitement médiatique que les agriculteurs subissent, un chiffre qui tombe à 70% lorsqu’ils considèrent l’échelle de la Bretagne, et à 29% dans leurs communes. Il n’en reste pas moins que 84% se disent fiers de leur métier. Or, la construction contemporaine de ce métier est aussi corollaire des organisations agricoles qui l’encadrent comme nous allons le voir.

1.2 La cogestion : syndicalisme et politiques agricoles

La modernisation agricole ne s’est pas accomplie sans heurt et sans négociation de la part des syndicats. De fait, les agriculteurs sont l’une des professions les plus organisées qui soient. Déjà, à la fin du 19ème siècle avec la première phase d’exode rural, les campagnes ont commencé à se vider de

leur activité non agricole, laissant les paysans dépositaires de cet espace, mais aussi de plus en plus isolés. Les premiers syndicats voient le jour en 1883 pour mutualiser les engrais et lutter contre la fraude dans le secteur. Leur démultiplication selon les affiliations politiques recouvra tous les interstices de la vie professionnelle agricole jusqu’en 1940 où fut imposé, sous le régime de Vichy, un syndicat unique comme interlocuteur de l’État (la Corporation paysanne). Ainsi, la formalisation d’organisations professionnelles agricoles (OPA) est devenue « l'un des instruments privilégiés par lequel les agriculteurs accèdent à l'espace public » (Hervieu et Purseigle, 2013b : 190). Le système de cogestion s’est alors formalisé sous le régime gaulliste incarné par Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture, et par le rôle grandissant de la Jeunesse agricole catholique (JAC) qui « permit au monde agricole d'être représenté par d'authentiques chefs d'exploitations et en légitimant l'accélération rapide du changement économique et sociale dans ce secteur » (Ibid. : 194). En reprenant les ressorts de la modernisation agricole, l’objectif est d’illustrer la manière dont la profession agricole s’est constituée comme dépositaire de l’espace rural et comme agent de développement, de progrès et d’émancipation des carcans traditionnels de la paysannerie.

La dynamique de modernisation fut confiée à la profession elle-même, notamment par les lois d’orientation de 1960-622, encadrée par de multiples instances de concertation où les représentants de

l’État décidaient avec les représentants de la profession agricole de la conduite des politiques publiques. Rapidement, la complexité des politiques agricoles impliqua que les représentants agricoles maitrisent aussi bien les règles que les agents administratifs, ce qui conduit à ce que

1 Les données sont issues d’une enquête par questionnaire réalisée en 2013 sur 5 937 exploitants agricole en Côtes-d’Armor,

soit 62.6% des chefs d’exploitations recensé par la Mutuel social agricole (MSA).

2 L'article 1er de la loi de 1960 stipule même que la politique agricole « sera mise en œuvre avec la collaboration des

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« l'appareil professionnel s'imbrique de cette façon à l'appareil d'État » (Prod’homme, 1990: 187). Les liens entre la profession agricole, essentiellement les quatre grandes OPA (Encadré 3), et l’exécutif sont alors très resserrés. Les rôles se répartissaient ainsi : Paris représentait les intérêts agricoles à Bruxelles dans la nouvelle Politique agricole commune1 (PAC) et l’administration des politiques était

conduite au niveau départemental par la profession et son cortège d’OPA. À cet échelon, la cogestion s’organisait par un noyau dur de dirigeants cumulant les mandats entre eux et qui, dans certains départements, étaient presque en totale autogestion vis-à-vis de l’administration. Cependant, pour ceux qui n’adhèrent pas au processus de modernisation, la cogestion est vécue comme « un système tentaculaire, inlocalisable, qui contraint l'agriculteur à chaque moment de sa vie professionnelle » (Ibid. : 182).

Encadré 3 : Les quatre grandes organisations professionnelles agricoles historiques

• Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) se compose de :

o Fédération départementale (FDSEA) : échelon où se met en œuvre l’essentiel des politiques agricoles

o Associations spécialisées par type de production

• Cercle national des jeunes agriculteurs (CNJA) fondé en 1957, renommé les Jeunes agriculteurs (JA) en 2002 a été fortement investi par la Jeunesse agricole catholique (JAC) afin de promouvoir la modernisation agricole

• Confédération nationale de la mutualité, de la coopération et du Crédit Agricole (CNMCCA) comprend :

o Groupama assurances mutuelles

o Caisse centrale de la Mutualité sociale agricole (CCMSA) o Coop de France

o Fédération nationale du Crédit Agricole (FNCA)

• Chambres d’agriculture départementales : elles se spécialisent dans le conseil et l’expertise agricole, mais aussi environnementale aujourd’hui. Elles sont représentées par l’Assemblée permanente des chambres d'agriculture (APCA)

La cogestion peut alors se définir comme « un partage de pouvoir de gestion, autrement dit du pouvoir de décision, ce qui signifie égalité, équilibre entre partenaires [...] qui se sentent solidaires et donc co-responsables » (Billaud, 1990 : 226-227). Cette forme particulière de corporatisme connut son âge d’or dans l’après-guerre et fut dès 1981 remise en cause, d’un côté par les revendications pour un pluralisme syndical, qui n’obtinrent une pleine reconnaissance qu’en 1999, et d’un autre côté par les critiques de la PAC, surtout après 1990 suite aux réformes de libéralisation et d’ajustement aux normes de concurrences internationales.

L’influence des OPA sur l’État doit aussi être analysée au regard du rapport de force qu’ils entretiennent. En effet, les manifestations ponctuent la dynamique de la cogestion dans un registre d’action qu’E. Lynch (2019) caractérise comme « manifestations-destruction » : dégradations de