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La modalité, de la logique à l’ontologie

Chapitre 1. Se lancer dans l’exploration : les mondes possibles, des monades à la fictionnalité

1.1.2 La modalité, de la logique à l’ontologie

Bien qu’il existe maintes positions philosophiques qui rejettent l’existence même de mondes possibles (Frege, Russell, Quine, Wittgenstein) et que le débat est particulièrement riche et florissant, je ne m’attarderai pas à les détailler dans le cadre de ce mémoire et poserai le principe simple qu’il existe quelque chose comme des mondes possibles, afin de me concentrer à mettre en lumière certains concepts propres aux philosophes du réalisme modal qui, selon Yagisawa, ont en commun le fait d’asserter que les mondes possibles sont des entités réelles (Yagisawa 2010, p.8). Les théoriciennes et les théoriciens des mondes

9 Le principe de raison suffisante est relativement simple : pour tout élément X qui existe, il doit exister une

raison suffisante qui explique l’existence de X. En d’autres termes, aucune décision, aucun élément, n’existe de manière aléatoire ou arbitraire. Chez Leibniz, le principe de raison suffisante permet d’expliquer que le choix de Dieu quant au meilleur des mondes possibles n’est pas aléatoire : il a une raison suffisante qui explique ce choix.

10 Il est possible d’affirmer que la créatrice opère selon un principe de raison suffisante dans la mesure où sa

création est le fruit d’une réflexion approfondie sur ce qu’elle souhaite, ou non, voir se retrouver dans la version finale de son jeu. Il ne s’agit pas d’un agencement aléatoire d’éléments – il y une démarche intentionnelle.

possibles opèrent une distinction ontologique entre ce qui est « actuel » et ce qui est « réel ».

Quoiqu’il existe plusieurs positions mitoyennes ou modérées, Ryan souligne deux théories principales à ce sujet. Les absolutistes posent une différence ontologique entre le monde actuel et les mondes possibles alternatifs en ce sens que seul le monde actuel présente véritablement une existence autonome – tous les mondes possibles alternatifs, ainsi, ne sont que des constructions mentales qui ne sont en aucun cas actuelles (Rescher 1973, Russell 1919). À l’inverse, les théoriciens du réalisme modal, comme Lewis, posent que tout monde est actuel du point de vue de celui qui l’actualise, mais plus encore, qu’aucun monde n’est ontologiquement supérieur à un autre; aucun monde n’est plus « réel » qu’un autre. La position réaliste provient du postulat selon lequel l’état d’être « réel » n'est pas exclusif au monde que nous actualisons et que tous les mondes possibles sont du domaine du réel, même lorsque nous ne les actualisons pas en tant qu’agente. Ryan souligne que, dans la perspective du réalisme modal, tous les mondes possibles sont réels dans la mesure où ils existent bel et bien, indépendamment du fait qu’un habitant de notre monde (que nous nommerons à partir de maintenant le monde réel afin d’alléger le texte11)

puisse les actualiser (Ryan 2012, p.1)12.

11 Or, il sera important de garder en tête que l’utilisation du terme « monde réel » n’est en aucun cas une

position ontologique qui servirait à hiérarchiser les mondes, ni à placer le monde au sein duquel nous habitons dans une position de supériorité.

12 Ryan souligne également, dans le même passage, qu’un seul monde peut être actuel du point de vue de la

personne qui l’actualise. (« […] only one world can be actual from a given point of view » (Ryan 2012, p.1). Cette posture sera particulièrement intéressante à garder en tête lorsqu’il sera question de l’actualisation dans le cas des mondes possibles vidéoludiques, sujet qui sera exploré plus en profondeur au second chapitre, dans la mesure où la joueuse doit pouvoir actualiser à la fois son monde réel et le monde vidéoludique.

David Lewis, figure proéminente du réalisme modal s’il en est une, demande à son lecteur de se servir d’une intuition pré-philosophique afin de soutenir l’existence des mondes possibles : cette idée selon laquelle les choses telles qu’elles le sont auraient pu être autrement (« The way things are, at its most inclusive, means the way this entire world is. But things might have been different, in ever so many ways. […] There are ever so many ways that a world might be; and one of these many ways is the way that this world is » (Lewis, 1986, p.1-2)). Essentiellement, la doctrine du réalisme modal de Lewis peut être résumée ainsi : lorsque l’on pose un énoncé conditionnel ou contrefactuel13, du type

« j’aurais pu être première danseuse aux Grands Ballets Canadiens », ce que l’on dit vraiment est « il existe un monde possible au sein duquel je suis première danseuse aux Grands Ballets Canadiens ». Ce que propose Lewis est, en ce sens, radical : non seulement est-il possible d’évaluer la valeur de vérité d’un énoncé modal, mais le simple fait de poser cet énoncé permet également de poser l’existence d’un monde alternatif, ou d’un monde possible, où la valeur de vérité de cet énoncé serait vraie. De plus, comme nous l’avons souligné plus haut, ces mondes possibles sont tout aussi vrais, ou réels, que le monde actuel : il n’y a pas de distinction au niveau ontologique entre le monde possible où je suis première danseuse aux Grands Ballets Canadiens et celui où j’écris présentement ce

13 Il est important de préciser que Lewis opère une distinction entre la modalité de re et la modalité de dicto,

c’est-à-dire, entre la modalisation d’un élément spécifique d’un ensemble (par exemple, l’énoncé « Tous les chats sont des mammifères ») et la modalisation à propos d’une proposition et de sa valeur de vérité (par exemple, « Il est nécessaire que tous les chats soient des mammifères »). Cependant, cette distinction, quoique fondamentale lorsqu’il est question de logique modale à proprement parler, ne sera pas essentielle au développement d’une théorie des mondes possibles vidéoludiques et sera par conséquent mise de côté afin d’alléger le cadre théorique. Pour une analyse plus en détail des concepts de modalité de re et de dicto dans la théorie du réalisme modal, voir le premier chapitre de Possible Worlds de David Lewis (1986) ainsi que le quatrième chapitre de Possible Worlds (The Problem of Philosophy) de John Divers (2002).

mémoire. Aucun n’est plus « vrai » que l’autre – simplement, celui où j’écris ces lignes est actuel de mon (et de votre) point de vue.

Nous constatons donc que les approches philosophiques de la théorie des mondes possibles se préoccupent davantage des questions d’ordre ontologique : les interrogations quant au degré d’existence des entités possibles, en ce qui a trait aux distinctions entre le réel et l’actuel, ou encore à propos des distinctions entre les possibles actualisables et non- actualisables, sont au centre des démarches de ces dernières. Ces approches sont fondamentales afin de penser les mondes vidéoludiques puisque ceux-ci sont des systèmes qui permettent à la joueuse d’actualiser des composantes nécessaires, possibles (et, ultimement, virtuelles) qui existent en puissance au sein du code jusqu’à ce qu’une joueuse les mette en action. Cependant, les jeux vidéo sont également définis par leur forte propension au récit. En ce sens, il est nécessaire de se tourner vers les théories des mondes possibles dans la fiction, plus particulièrement développées au sein de la tradition littéraire, afin d’étoffer notre corpus théorique de manière à rendre compte de la complexité des mondes vidéoludiques.