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Chapitre 1. Se lancer dans l’exploration : les mondes possibles, des monades à la fictionnalité

1.3 Les mondes possibles, ce casse-tête terminologique

1.3.3 Actuel, actualisation, actualisé

Le concept d’actualisation est central à la compréhension de la théorie des mondes possibles dans la mesure où il nous permet de déterminer ce qui fait partie de ce que nous appelons la « réalité » et ce qui appartient à un autre ensemble. La plus grande difficulté à laquelle nous nous confrontons lorsque nous tentons de définir cette idée est sans aucun doute la terminologie tautologique et circulaire à laquelle nous devons avoir recours : ce qui est actuel est ce qui a la particularité d’être actualisé par une agente. Ce qui est actualisé s’oppose à ce qui n’est que possible. En ce sens, l’acte d’actualisation détermine ce qui est

actuel du point de vue de l’agente actualisante. C’est en ce sens que David Lewis pose que

tout monde possible est actuel du point de vue de la personne qui l’actualise : l’idée d’actualité ne fait pas partie de l’essence d’un monde en particulier, c’est une propriété qui peut être apposée à un monde pour et par un individu de ce monde qui l’actualise. C’est ce que Lewis nomme sa théorie indexicale de l’actualité, puisque ce qui a la propriété d’être actuel dépend du contexte d’actualisation.

À ce sujet, Yagisawa écrit : « actuality for x is the maximal spatiotemporally related whole of which x is part. For anything to exist non-actually-for-x but possibly is for it to be part of some realm outside actuality for x, that is, to be part of some maximal spatiotemporally related whole of which x is not part » (Yagisawa, 2018). Cette citation me semble particulièrement intéressante à souligner pour plusieurs raisons. Tout d’abord, son manque de clarté illustre bien les problématiques générales qui émergent d’une tentative de définir des termes aussi intuitivement compris que difficiles à cerner. Les concepts d’existence, d’actualité et de possibilité ne peuvent être compris qu’en fonction de leur contraire (non-existence, non-actualité et impossibilité) – la rigidité du vocabulaire employé rend toute définition laborieuse à appréhender. Mais plus encore, cette définition permet de mettre l’accent sur deux éléments centraux à ma réflexion : le lien entre le processus d’actualisation et la spatiotemporalité de cet acte, ainsi que l’existence de domaines (au sens large) qui sont à la fois possibles et non-actuels.

En premier lieu, tout être capable d’actualisation effectue cette actualisation au sein d’un espace physique et temporel – et c’est cette action qui permet de conférer au monde un statut « actuel ». Le concept de spatiotemporalité « maximale », tel que le souligne Yagisawa, fait référence à l’idée selon laquelle tous les domaines desquels l’être actualisant fait partie sont actualisés en tant que tout. En ce sens, j’actualise présentement un monde dans son ensemble – je n’actualise pas chaque seconde individuellement. Le monde qui est actuel de mon point de vue inclut autant les espaces que sont mon corps, mon bureau, le Québec et la Terre; il inclut la minute à laquelle j’écris ces mots autant que les 27 années précédentes de ma vie, la colonisation de Tiohtiá:ke et la dernière ère glaciaire. En ce sens, il serait réducteur d’accorder à la notion d’actualité une signification proche du concept de

« présent » - l’actuel, du moins selon le réalisme modal de Lewis et le réalisme modal aléthique de Yagisawa (desquels mon approche s’inspire), permet de dépasser le hic et

nunc, l’ici-maintenant.

La seconde partie de la citation, pour sa part, explicite l’existence d’entités possibles et non-actuelles, en plus d’être non-actualisables pour un habitant du monde actuel. Le monde où la Seconde Guerre mondiale n’a jamais eu lieu est bel et bien un monde possible, mais elle ne sera jamais actuelle de mon point de vue. Or, les mondes fictionnels ont de particulier qu’ils peuvent poser l’existence de mondes possibles qui sont, en théorie, non-actualisables, mais Marie-Laure Ryan propose, dans son ouvrage de 1991, que par l’acte de lecture, la lectrice joue à se délocaliser de son propre monde le temps de l’expérience de la fiction (« we can describe the experience of fiction as a playful relocation of the user to the [possible world] where the story is told as true » (Bell et Ryan, 2019, p.16)). Pour l’autrice, cette idée, qu’elle nomme le « recentrement », permet d’expliquer la raison pour laquelle les personnes qui font l’expérience de la fiction sont à même de considérer les entités fictionnelles comme si elles étaient vraies : « readers, spectators, or players can regard fictional characters as (fictionally) real people and why they can experience emotions toward these characters, rather than regarding them as purely textual constructs » (Bell et Ryan, p.16). En ce sens, l’actualisation d’un monde fictionnel littéraire ne demande pas à la lectrice de « quitter » son monde. Elle accepte de feindre d’actualiser un monde possible fictionnel le temps de sa lecture et par ce fait même elle accepte également les propositions de ce monde fictionnel comme étant vraies au sein du monde du récit. C’est en ce sens que Jean-Marie Schaeffer définit la fiction comme une « feintise ludique partagée », mais nous verrons, au second chapitre, que le recentrement peut se

produire selon des conditions et des processus similaires dans des mondes artéfactuels projetés sans fiction.

Durant ce chapitre, il a été question de poser les assises de la théorie des mondes possibles telle qu’elle a été développée chez les philosophes et les littéraires. Alors que les premiers l’ont employée afin de penser aux mondes alternatifs, ou historiques, les seconds ont emprunté le cadre théorique afin de se concentrer sur les mondes fictionnels. Or, les mondes vidéoludiques ne semblent pas s’inscrire tout à fait dans l’une ou l’autre de ces catégories. S’ils présentent une version alternative du monde que nous habitons, alors ils le font dans une perspective fictionnalisante. Mais si certains jeux sont définitivement fictionnels, d’autres semblent s’extirper des limites de la fiction, même minimale (SuperHexagon (Terry Cavanagh, 2012), 2048 (Gabriele Cirulli, 2014)). Parallèlement, il faut également souligner que certains jeux mettent de l’avant une mise en scène narrative qui n’a que peu d’impact sur la jouabilité en elle-même – c’est d’ailleurs le cas de FTL :

Faster Than Light, dont toutes les mise en situation narratives peuvent être ignorées sans

aucune conséquence. Ainsi, quoiqu’il soit possible de s’inspirer des cadres théoriques mis de l’avant par ces chercheurs, il sera néanmoins crucial de développer un concept de mondes possibles qui soit à même de prendre en compte les particularités des objets vidéoludiques et c’est ce qui nous occupera lors du second chapitre.