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Chapitre 2. Cartographie d’une découverte: un nouveau (type de) monde (possible)

2.3 Exister au sein d’une structure

2.3.2 Anatomie d’un monde vidéoludique

Pour que la joueuse soit en mesure de parcourir et d’explorer un monde vidéoludique, encore faut-il tenter d’expliciter la structure régissant sa cohérence : nous avons souligné plus tôt dans ce chapitre que les mondes vidéoludiques sont composés d’actifs et de procédures, mais nous n’avons jusqu’à présent offert aucune piste qui permette de soutenir la manière dont ces éléments cessent d’être des éléments individuels, isolés, et commencent à former un véritable monde. Il m’a tout d’abord semblé intéressant de retourner aux modèles créés par les théoriciens des mondes possibles fictionnels, puisque les mondes

vidéoludiques ont en commun avec ceux-ci leur artéfactualité, leur propriété d’avoir été créés. Tel que nous l’avons brièvement abordé lors du premier chapitre, la macrostructure narrative proposée par Doležel (1998b) apparaît particulièrement intéressante afin de traiter des mondes vidéoludiques dans la mesure où elle prend déjà en compte la possibilité d’une dynamisation, d’une mise en mouvement de cette structure menant à l’émergence de récits. Cette macrostructure, rappelons-le, est composée de quatre éléments centraux :

1. Ensemble des éléments statiques, physiques et atemporels; 2. Ensemble des forces naturelles, qui dynamisent le monde;

3. Émergence de personne(s) (personnages) qui viennent apporter des changements d’état au monde;

4. Émergence d’interactions entre les personnes (dans le cas d’un monde multi- personne) qui opèrent un changement à la macrostructure narrative. (Doležel 1998b, p.32)

Les deux premiers éléments de la macrostructure de Doležel sont relativement facilement transposables au monde vidéoludique : les éléments statiques et atemporels, tout d’abord, peuvent être comparés à l’ensemble des actifs nécessaires et possibles qui composent la base de données d’éléments statiques. Ceux-ci seront agencés par le second élément – chez Doležel, il s’agit des forces naturelles, mais dans le cas du monde vidéoludique, il s’agira plutôt de l’ensemble des procédures et des algorithmes, nécessaires ou possibles, qui régissent le temps, l’espace, les lois de la physique et les possibilités actionnelles du monde vidéoludique.

Cependant, ces éléments ont été pensés par Doležel afin de rendre compte de l’émergence de la narrativité au sein des mondes fictionnels et l’émergence d’un récit

narratif n’est pas essentielle à l’expérience de jeu. Les troisième et quatrième éléments proposés par l’auteur doivent en conséquent être pensés légèrement différemment afin d’être transposés aux mondes vidéoludiques. La notion de personnes28, qui correspond au

troisième critère de Doležel, serait dans notre cas un élément facultatif : il ne se manifestera que dans le cas des jeux narratifs, lorsque les actifs seront déjà agencés en une mise en situation fictionnelle via laquelle la joueuse interagira. Le quatrième élément constitutif de la macrostructure sera, quant à lui, remplacé par la figure de la joueuse : c’est elle qui vient interagir avec l’ensemble des trois autres éléments et c’est par cette action que le jeu est actualisé et qu’un parcours exploratoire, un récit (vidéoludique, au sens de celui proposé par Arsenault) émerge.

Si cette transposition du modèle de Doležel au cas des mondes vidéoludiques semble relativement aisée, un élément demeure néanmoins problématique : tous les éléments de la structure originale sont exclusivement internes au monde fictionnel. Ce sont les personnages qui, via leur interaction, viennent dynamiser un monde diégétique qui serait autrement statique. D’assimiler les interactions entre les personnages (comme acte de dynamisation interne à la diégèse) à l’action de la joueuse (qui exerce une pression

28 Lorsqu’il est question du genre MMORPG, ou Massively Multiplayer Online Role Playing Game, il serait

possible d’affirmer que la quatrième étape du modèle de Doležel, soit l’interaction entre les personnes au sein de la diégèse, pourrait opérer de manière similaire au sein du monde vidéoludique : puisque plusieurs joueuses peuvent interagir entre elles dans ces jeux, alors la dynamisation pourrait émerger de cet acte de jeu social. Cependant, la problématique reste essentiellement la même : pour qu’un monde vidéoludique soit dynamisé, il faut qu’au moins une joueuse intervienne et interagisse avec le système. Nous pourrions imaginer qu’une joueuse se crée un serveur privé de World of Wacraft (Blizzard, 2004), par exemple, où elle jouerait seule, de la même manière qu’elle le ferait dans un jeu de rôle traditionnel. Elle n’aurait naturellement pas accès aux aventures qui requièrent la collaboration de plusieurs joueuses, comme les donjons ou les raids, mais elle pourrait néanmoins actualiser une version du monde vidéoludique et compléter les quêtes liées à la trame narrative de son personnage. Ultimement, il ne serait pas impensable d’ajouter une cinquième composante à la macrostructure des mondes vidéoludiques, qui permettrait de rendre compte de la spécificité des jeux multijoueuses et de l’impact de l’actualisation simultanée d’un même monde de jeu par plusieurs joueuses, mais je me concentrerai sur le cas des jeux à une seule joueuse dans le cadre de ce mémoire.

externe sur le monde de jeu) manque de justesse. Même si cette dernière, comme nous

l’avons vu lors de la section précédente, a de particulier qu’elle est en mesure d’actualiser deux mondes (le monde réel et le monde de jeu) simultanément lors de son expérience de jeu, elle n’est néanmoins pas une habitante du monde vidéoludique au même sens que le sont les personnages de la diégèse dans un livre, par exemple. Ainsi, je propose plutôt d’imaginer une structure qui, tout en s’inspirant des grandes lignes de la macrostructure de Lubomír Doležel, place la joueuse à l’extérieur du monde vidéoludique, monde qui existe indépendamment d’une interaction de sa part29 (Figure 2). Cette dernière arrive à franchir

les frontières entre les mondes par l’acte de jeu (dans une perspective co-actualisante), interagissant ainsi via l’interface avec une mise en scène fictionnalisante composée de

personnes au sens où l’entendait Doležel dans le cas des jeux narratifs, ou directement avec

les possibilités actionnelles dans le cas des jeux anarratifs.

29 Quoique le monde vidéoludique doive être pensé en fonction de l’intervention d’une joueuse, l’objet-jeu

Figure 2. – Macrostructure du monde vidéoludique inspirée du modèle de Doležel où la joueuse est une agente externe au monde qui actualise la structure par son acte de jeu.

Cette structuration des éléments qui composent le monde permet à la fois de visualiser les étapes de la dynamisation du monde vidéoludique, tout en mettant de l’avant les mécanismes d’interaction de la joueuse avec ce monde vidéoludique qui, rappelons-le, existe indépendamment de son actualisation par celle-ci. Or, ce système simple ne permet pas de rendre compte des états d’être possibles et nécessaires des actifs et des procédures

tels que nous les avons définis dans la première section de ce chapitre. Il sera donc nécessaire de poursuivre notre mission de recherche afin d’approfondir cette réflexion et de véritablement rendre compte des mécanismes qui régissent l’acte de jeu et qui permettent à la joueuse d’actualiser son parcours exploratoire des mondes vidéoludiques.