• Aucun résultat trouvé

I.2. Apports de l’écologie comportementale et de l’écophysiologie pour la conservation

I.2.5. Modèles prédictifs basés sur le comportement

Les traits démographiques (basés sur les taux de recrutement et de mortalité) ont souvent été utilisés pour élaborer des modèles de gestions de populations (plans de chasse de cervidés par exemple). Mais ces modèles sont déjà très difficiles à estimer dans les conditions actuel-les. Qu’en est-il quand les conditions environnementales changent ? Par exemple un modèle démographique basé sur 20 ans de suivi d’oiseaux bagués jusque 1990 prévoyait que les po-pulations de Bernaches nonnettes Branta leucopsis nichant au Spitzberg se stabiliseraient au-tour de 12000 individus, alors qu’elles se situaient auau-tour de 23000 individus en 2000 (Pettifor et al. 2000b). Les modèles démographiques n’ont pas pu prévoir les changements rapides de comportement qui ont eu lieu ces dernières années (sur-estimation des effets de la densité-dépendance sur la fécondité et sous-estimation du taux de croissance de nouvelles colonies). L’écologie comportementale a un rôle important à jouer pour fournir des prédic-tions au niveau des populaprédic-tions, en dérivant des foncprédic-tions démographiques dans des nouveaux environnements, à travers l’étude des individus en compétition (Goss-Custard & Sutherland 1997). Cette approche fournit des prédictions valables car les choix faits par les individus sont basés sur des principes de décision, comme l’optimisation, qui sont peu susceptibles de chan-ger dans un nouvel environnement, même si les choix exacts faits par les animaux, et donc leurs chances de survivre et se reproduire, eux changent (Goss-Custard & Sutherland 1997).

Des modèles prédictifs pour la conservation peuvent alors être élaborés grâce aux concepts de l’écologie comportementale (Pettifor et al. 2000b). Ces modèles prédictifs sont fondés sur les concepts de stratégies évolutivement stables, de théorie des jeux et de distribu-tion libre idéale. Les paramètres de ces modèles sont calculés d’après trois réponses compor-tementales (les interférences entre individus, la déplétion des ressources et les structures de dominances au sein des groupes), et d’après la physiologie des individus (taux d’ingestion, temps d’alimentation, utilisation des réserves). Le temps de recherche alimentaire dépend du taux d’ingestion, de la valeur énergétique des aliments et des besoins énergétiques. Il est donc nécessaire d’estimer l’ingestion quotidienne que les animaux doivent atteindre pour satisfaire leurs besoins en énergie. Ces besoins en énergie sont déterminés par les coûts de thermorégu-lation et des différentes activités, ainsi que les coûts et bénéfices à stocker des réserves éner-gétiques sous forme de graisse. Alors qu’il existe en général de bonnes estimations pour les valeurs énergétiques des aliments et des coûts de thermorégulation (Wiersma & Piersma 1994), les coûts énergétiques des différentes activités (recherche de nourriture, déplacement, interactions agonistiques) chez les animaux en liberté sont plus difficiles à obtenir (Carey 1996 ; Speakman 1997). Un modèle basé sur le comportement doit aussi tenir compte des

différences de taux d’ingestion entre individus, dépendant du statut social. L’approche spa-tiale est également très importante car le coût du voyage entre les patches n’est pas nul. Chez les oies par exemple, des distances de plusieurs dizaines de kilomètres entre les sites de repos et de nourrissage sont fréquentes, et coûteuses aussi bien en terme d’énergie que de temps (Pettifor et al. 2000a). C’est encore plus vrai chez les oiseaux migrateurs qui dépendent de plusieurs sites d’étapes au cours de leurs migrations (Piersma & Baker 2000).

Plusieurs voies de recherche ont tenté de modéliser ces phénomènes, notamment des mo-dèles d’interférence et de déplétion axés sur les pertes d’habitats (Goss-Custard et al. 1995c; 1995d) et des modèles de programmation stochastique dynamiques, axés sur les états énergé-tiques des individus (Clark 1993 ; Houston & McNamara 1999). A présent, des modèles com-binant toutes les étapes du cycle de vie (reproduction, migrations et hivernage) des oies ont pu être développés, en intégrant les phénomènes de déplétions des ressources, d’interférence, de structures sociales, des réserves énergétiques et de structure spatiale pour les migrations (Pettifor et al. 2000a). Des modèles similaires (Goss-Custard et al. 1995a; 1995b; 1995c; 1995d) ont permis non seulement de corréler les distributions théoriques et observées d’Huîtriers-pie se nourrissant sur des bancs de moules de densités différentes, mais aussi d’explorer les tendances du nombre d’oiseaux en réponse aux changements de disponibilité des moules. Les modèles basés sur le comportement ont aussi permis de prédire la force de l’interférence chez les Barges rousses Limosa limosa et les Barges à queue noire L. lapponica, ainsi que chez les Grues cendrées, en évitant les difficultés de longues études de terrain (Stillman et al. 2002a; 2002b).

Ces modèles basés sur le comportement peuvent maintenant servir à la biologie de la conservation en prédisant les réponses des populations face à des changements d’habitat (évo-lution des pratiques de gestion ou pertes d’habitats, changements climatiques ; Goss-Custard

et al. 1994; 1995c; 1995d) ou des perturbations dues à la chasse ou au dérangement par la

présence humaine (Gill & Sutherland 2000 ; West et al. 2002). Ils peuvent aussi servir à pré-dire les conséquences sur l’habitat d’une augmentation de la population (Vickery et al. 1995). Toutefois, ils sont difficiles et très longs à élaborer car ils requièrent une grande connaissance des comportements et de la physiologie des espèces concernées, ainsi que de leurs espèces proies (déplétion) et leurs prédateurs. C’est pourquoi ils restent aujourd’hui restreints aux ana-tidés et limicoles côtiers, dont les taux d’ingestions et la déplétion des proies peuvent être déterminés relativement facilement, tout comme les voies migratoires et les sites d’hivernage (Pettifor et al. 2000b).

I.3. Problématique

Au vu de la synthèse du paragraphe I.1., il apparaît que de grosses lacunes subsistent dans les connaissances sur la biologie de la Bécasse de bois. L’application de mesures de gestion et de conservation déjà appliquées à d’autres espèces de limicoles est difficilement envisageable tant la Bécasse des bois est différente, qu’il s’agisse du comportement, de l’habitat ou des menaces (Piersma et al. 1996b).

Dans le cadre de ma thèse, je ne me suis intéressé qu’à l’hivernage de la Bécasse des bois en France. L’hivernage est une période critique pour la survie de l’espèce car c’est la période où les effectifs sont le plus concentrés, où la mortalité est la plus forte (de par la chasse et les conditions climatiques), et où les habitats sont les plus sensibles aux détériorations (plus forte densité humaine, modifications des pratiques sylvicoles et agricoles).

La gestion durable d’une espèce passe par la connaissance de multiples aspects de sa bio-logie. Le premier aspect essentiel est une connaissance précise des habitats sélectionnés par l’espèce. L’habitat comprend à la fois le couvert et le paysage où évoluent les animaux, mais aussi leurs ressources alimentaires. Souvent, les animaux ne se cantonnent pas à un seul habi-tat pour répondre à leurs différents besoins et activités. Ceci est d’autant plus vrai pour les oiseaux dont l’aptitude au vol permet de grandes capacités de mouvements. Pour une espèce chassée comme la Bécasse, cette facilité de mouvements implique que l’oiseau peut, dans ses déplacements, se trouver tour à tour en zone chassée et en zone non chassée. La compréhen-sion des mouvements entre les différents habitats est donc un deuxième thème de recherche très important. Une fois les déplacements connus, il est nécessaire d’évaluer les coûts et les bénéfices inhérents à l’utilisation de chaque habitat. Ces coûts et bénéfices sont souvent liés aux risques de mortalité par la prédation naturelle ou la chasse, ou liés aux dépenses éner-gétiques (pertes d’énergie du fait des déplacements ou des méthodes de recherche alimen-taire, ou gains d’énergie par l’apport de nourriture ou les protections thermiques). Les ani-maux ont donc à faire des compromis entre toutes ces contraintes et besoins conflictuels. Les individus peuvent répondre différemment à ces compromis et ces réponses comportementales se traduisent par des stratégies adaptatives individuelles. Les prises de décision découlant de ces compromis sont souvent différentes selon le moment de la journée. Une étude du bud-get-temps de l’animal est donc souvent aussi nécessaire pour comprendre les prises de déci-sion qui l’amèneront à fréquenter un habitat plus risqué par exemple. De nombreuses études ont montré que les prises de décision étaient liées à l’état des réserves énergétiques des

indi-vidus (voir § I.2.2). La difficulté à capturer, et surtout à recapturer, les bécasses nous prive de données sur l’évolution du niveau des réserves énergétiques chez les individus. Cependant, l’évolution de ces réserves est conditionnée par deux paramètres : la disponibilité en res-sources alimentaires qui détermine les entrées d’énergie dans l’organisme, et le métabo-lisme qui utilise cette énergie. Nous allons donc essayer d’estimer le métabométabo-lisme chez la Bécasse sur le terrain, à partir de mesures du métabolisme de base et des coûts de thermorégu-lation en laboratoire.

Le développement de l’écologie comportementale et de l’écophysiologie offrent de nou-veaux concepts théoriques pour expliquer les causes des comportements. De plus, les récentes avancées de l’électronique ouvrent la voie vers de nouvelles méthodes de suivi des animaux et d’enregistrements de comportements (voir § II et XI). Ainsi, la miniaturisation de l’électronique permet de construire des émetteurs-radio pesant moins de 10 g dont le signal (une fréquence déterminée pour chaque individu) peut être capté jusqu’à plusieurs kilomètres, et peut varier selon le comportement. Les récepteurs récents permettent l’enregistrement continu de ces variations de signaux (et donc de comportement) sur des périodes allant jus-qu’à une semaine. Le développement des Systèmes d’Informations Géographiques (SIG) permet de croiser facilement les données environnementales avec la répartition et le compor-tement des individus suivis.

Au vu des priorités de recherches évoquées plus haut, je vais tenter de répondre aux ques-tions suivantes à travers 5 articles :

1. Quelles sont les contraintes énergétiques d’un limicole forestier comme la Bécasse par rapport aux autres limicoles côtiers ?

2. Quels sont précisément les habitats sélectionnés par les bécasses en hiver, de jour et de nuit ? Quelle est l’importance des ressources alimentaires et du couvert forestier dans cette sélection d’habitat ? Peut-on envisager des mesures d’aménagement de l’habitat plus favorables à la Bécasse ?

3. Quels sont les les facteurs de mortalité naturelle les plus importants (prédation, climat) et les taux de survie en hiver varient-ils selon l’habitat utilisé ?

4. Comment se répartissent les mouvements des bécasses autour d’un massif forestier en hiver ? Existe-t-il différentes stratégies d’utilisation du milieu et quelles seraient leurs conséquences en terme de conservation ?

5. Quel est le budget-temps de la Bécasse en hiver ? Existe-t-il des stratégies individuelles dans les temps d’alimentation, permettant de répondre différemment aux compromis entre risque de prédation et alimentation ?

La discussion générale sera divisée en deux parties. La première partie discutera des pers-pectives scientifiques concernant la Bécasse et d’autres espèces de limicoles atypiques et d’espèces difficiles à suivre. La deuxième partie sera une synthèse des résultats pour élaborer une stratégie de gestion durable et de conservation de l’espèce.