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Le modèle du « distributed system plus semantic hub » (système distribué avec centre sémantique) (Patterson et al., 2007) est un modèle modéré du langage désincarné qui s’oppose aux modèles distribués tels que celui proposé par Pulvermüller (2013a, 2013b). Les auteurs de ce modèle reconnaissent qu’il existe des connexions multimodales, mais ne peuvent concevoir un système sémantique sans centre sémantique abstrait, notamment en raison d’une des fonctions principales de la sémantique qui est d’établir des généralisations parmi les connaissances que nous emmagasinons sur le monde. L’hypothèse d’un centre sémantique situé dans le lobe temporal antérieur repose notamment sur l’observation clinique de troubles sémantiques touchant toutes les modalités (visuelle, motrice, gustative, etc.) chez des patients atteints de démence sémantique (ou variante sémantique de l’aphasie primaire progressive) et d’encéphalite herpétique, deux pathologies caractérisées par une atteinte du lobe temporal antérieur. D’après ce modèle, le lobe temporal antérieur encode les représentations sémantiques amodales extraites des aires modales motrices et sensorielles. Les aires motrices ne jouent donc qu’un rôle transitoire dans la formation de représentations sémantiques amodales. Cependant, le modèle n’inclut aucune hypothèse concernant les activations motrices observées lors de tâches langagières, laissant ainsi ouverte la question de la bidirectionnalité des interactions abstrait/moteur.

Une autre théorie modérée du langage incarné est celle de l’abstraction du langage d’action (« embodied abstraction ») (Binder & Desai, 2011). Cette théorie est appuyée par des études d’IRMf montrant que l’activation des aires motrices varie en fonction du niveau d’abstraction des phrases contenant un verbe d’action. Des études ont examiné les corrélats neurobiologiques de la compréhension de phrases d’action de divers niveaux d’abstraction

(Boulenger et al., 2009; Desai et al., 2013; Fernandino et al., 2016; Raposo et al., 2009; Romero Lauro et al., 2013; Sakreida et al., 2013; Schuil, Smits, & Zwaan, 2013; Scorolli et al., 2011).

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Sur un continuum concret/abstrait, quatre types de phrases ont été considérées dans l’ensemble de ces études : les phrases d’action concrètes (p. ex. « Claudie attrape la balle »), les phrases d’action métaphoriques (p. ex. « Jean attrape un rhume ») que l’on peut comprendre même sans les avoir jamais entendues auparavant, les phrases d’action idiomatiques (p. ex. « On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre ») qui sont des expressions consacrées qu’il faut connaître pour en comprendre le sens idiomatique, et les phrases abstraites (p. ex. « Cette dépense a causé un déficit dans le budget »). L’objectif de ces études était de déterminer si l’activation des aires du système moteur induite par le traitement de phrases métaphoriques et iconiques est similaire à la réponse liée au traitement de phrases d’action concrètes ou à l’absence de réponse motrice liée au traitement de phrases abstraites. Ces études d’IRMf montrent des activations motrices lors du traitement des phrases d’action métaphoriques similaires (Boulenger et al., 2009; Desai et al., 2013; Romero Lauro et al., 2013) ou moins fortes (Schuil et al., 2013) que les activations engendrées par le traitement de phrases d’action concrètes, et une absence de réponse motrice pour les expressions idiomatiques, comme pour les phrases abstraites

(Desai et al., 2013; Raposo et al., 2009; Romero Lauro et al., 2013). Ainsi, moins la phrase d’action est concrète, moins les aires motrices et pré-motrices sont impliquées dans son traitement linguistique (voir Yang & Shu, 2016 pour une méta-analyse). Selon ce modèle, ce phénomène est sous-tendu par des connexions multimodales qui convergent, par paliers d’abstraction, vers des aires supramodales situées dans le gyrus temporal et le pôle pariétal inférieur (Binder & Desai, 2011). L’activation d’un palier plutôt qu’un autre dépend du contexte dans lequel est situé le verbe d’action.

Une troisième théorie modérée du langage incarné est celle de Zwaan (2014, 2016) qui postule que le système sémantique repose à la fois sur des représentations modales et amodales. Dans ce modèle, ces représentations peuvent être activées indépendamment ou simultanément, et les représentations abstraites intègrent les informations multimodales pour en faire des simulations sensorielles et motrices (Zwaan, 2016). À l’instar de Pulvermüller (2013b), Zwaan propose que les représentations sensorielles et motrices sont focales et que les représentations abstraites sont plus diffuses. Le cœur de ce modèle est l’utilisation de ces deux types de représentations. « Accepting that we need both abstract

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and grounded symbols leads to a new set of questions. When do we need each and how do they interact? » (Zwaan, 2014, p. 230). Répondre à ces questions exige de prendre en considération le contexte dans lequel se situe le langage d’action. Bien que ce modèle s’intéresse au langage écrit, sous forme d’énoncés (et non de mots isolés ou de phrases, comme c’est le cas pour tous les autres modèles décrits plus haut), il est possible d’appliquer ses principes au traitement de phrases d’action. L’utilisation des représentations modales et amodales fluctuent lors de la compréhension du langage en fonction du contexte sémantique. Zwaan (2014) décrit un modèle à cinq niveaux de traitement sémantique qui reposent sur la situation de compréhension (Figure 1.3). Ainsi, si le texte lu contient des informations très vagues, ce sont uniquement des représentations abstraites qui sont activées, tandis que si le texte contient des informations sensorielles ou motrices précises, des représentations concrètes sensorielles et motrices seront activées. Chacun de ces systèmes de représentations est donc contraint par l’environnement. Ce modèle présente toutefois la lacune de ne pas émettre d’hypothèses concernant les fondements neurobiologiques du système.

Ces différentes théories modérées du langage incarné sont réfutées par Mahon (2015b) : « I argue that ‘weak’ embodiment is not embodiment at all – it is the (old) view that concepts are amodal, adjoined to the (new) hypothesis that conceptual processing leads to sensory/motor activation […]. There is nothing substantively different between so-called ‘weak embodied theories’ and so-called ‘disembodied’ theories » (Mahon, 2015b, p. 423). Pour Mahon, la question de l’incarnation du langage se réduit donc à déterminer si les concepts sont représentés sous un format modal ou amodal. Selon son interprétation, les théories modérées de l’incarnation du langage reposent sur un système sémantique exclusivement amodal. Il conclut donc que la question de l’incarnation du langage est résolue : le langage n’est pas incarné. D’une part, cet argument est invalidé par le fait que certains modèles modérés de l’incarnation du langage d’action (Binder & Desai, 2011; Zwaan, 2014) reconnaissent la coexistence de représentations modales et amodales. D’autre part, cet argument masque toutes les subtilités des théories modérées.

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Figure 1.3 : modèle de compréhension du langage des cinq niveaux d’intégration située (Zwaan, 2014). Ce modèle présente cinq niveaux d’intégration dans le traitement du langage. La colonne (1) représente la situation de communication, la colonne (2) la situation de référence (qui constitue le contenu de la communication), et la colonne (3) la mémoire à long terme du récepteur. L’épaisseur des flèches indique l’importance de la situation de communication et de la mémoire à long terme dans l’élaboration de la situation de référence. S et T indiquent un cadre spatio-temporel. A, O et E sont les éléments situationnels Agents, Objets et Événements. C représente les Concepts abstraits (p. ex. la démocratie). Au niveau 1, toute l’information pertinente est issue de la situation de communication. Au niveau 2, un élément de communication est extrait de la mémoire à long terme. Au niveau 3, la situation de référence occupe le même espace que la situation de communication, mais elle est située à un autre moment, ce qui implique des différences dans les éléments situationnels (p. ex. différents objets). Au niveau 4, il y a un décalage spatio-temporel entre les situations de communication et de référence, et toutes les informations sont issues de la mémoire à long terme. Au niveau 5, il n’y a pas de cadre spatio-temporel car la situation de référence consiste en un concept abstrait. Au cours de la lecture d’un texte, la situation de référence peut passer d’un niveau à un autre, en fonction du contenu sémantique du texte. (Source Zwaan, 2016).

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En effet, certaines d’entre elles (Binder & Desai, 2011; Zwaan, 2014) prennent en compte l’influence des contextes linguistiques sur la réponse motrice lors du traitement du langage d’action. Or l’étude de ces différents contextes, l’un des principaux enjeux de cette thèse, permettra de déterminer avec finesse le ou les rôles du système moteur dans le traitement du langage d’action. Les acteurs principaux du débat reconnaissent eux-mêmes que la recherche en neurosciences du langage incarné devrait se détourner de la question de la nature des représentations conceptuelles et se concentrer davantage sur les mécanismes sous-jacents à « l’incarnation » du langage (Leshinskaya & Caramazza, 2016; Pulvermüller, 2013b).

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