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2 4 L’identification des mots écrits

2.4.1.1 Les modèles à double voie

Dans les années 1970, l’avènement de la neuropsychologie cognitive et l’utili- sation de méthodes de la psychologie expérimentale ont conduit à une meilleure compréhension de certaines pathologies telle que la dyslexie et, en retour, à un affi- nement des modèles théoriques de la lecture. Marshall et Newcombe (1973) ont mis en évidence une dissociation chez des patients souffrant de dyslexie acquise et ont

ainsi proposé qu’il existait deux types de dyslexie : la dyslexie profonde et la dyslexie de surface. La première se caractérise principalement par des erreurs sémantiques (ex : « mardi » pour « dimanche ») et par la lecture très pauvre de pseudomots, tandis que dans la seconde, les erreurs concernent plutôt les mots irréguliers et sont des régularisations (ex : « monsieur » lu « mõsioer »). Quelques années plus tard, des patients présentant un autre type de dyslexie ont été étudiés. Ceux-ci ne commettaient pas d’erreur sémantique mais ne parvenaient pas non plus à lire des pseudomots : c’est ce qui a été appelé la dyslexie phonologique (Beauvois et Dé- rouesné 1979).

Cette double dissociation entre des patients qui présentent un déficit de lecture touchant uniquement les pseudomots ou les nouveaux mots et d’autres ayant un déficit isolé en lecture des mots irréguliers permet d’appuyer l’hypothèse proposée par Forster et Chambers (1973) de l’existence de deux mécanismes alternatifs pour lire. Un premier modèle intégrant cette idée a été proposé par Morton et Patter- son (Morton et Patterson 1980) (voir figure 2.6). Ce modèle postule l’existence de deux procédures de lecture indépendantes et parallèles et s’activant selon un mode « tout ou rien ».

L’une des deux voies consiste en une analyse globale du stimulus écrit, à un trai-

Analyse visuelle Lexique visuel d’entrée Système cognitif Lexique phonétique de sortie Buffer de réponse Conversion graphème/phonème V oie lexicale V oie sub-lexicale

tement par le système cognitif et à une association de la forme écrite à la trace phonologique correspondante. L’autre voie convertit les graphèmes en phonèmes. Ces 2 mécanismes aboutissent à un « buffer » de sortie, sorte de mémoire tampon qui permet le maintien de la trace phonologique le temps d’effectuer d’autres trai- tements telle que la mobilisation du système articulatoire.

Coltheart (Coltheart 1978, Coltheart et coll. 1980) présente un modèle similaire en y introduisant un module supplémentaire permettant l’accès au sens : le système sémantique. Il introduit aussi les termes de voies lexicale et sub-lexicale (voir figure 2.7). Mot écrit Analyse visuelle Lexique orthographique Lexique phonologique Buffer Mot prononcé Conversion gra- phème/phonème Sémantique V oie lexicale V oie sub-lexicale

Figure 2.7 – Modèle de lecture à double voie selon Coltheart et coll. (1980)

– La voie lexicale : la lecture se fait ici par un accès direct à la forme globale du mot qui a été enregistrée dans le lexique interne lors de présentations anté- rieures. Cet accès permet ensuite d’atteindre la forme phonologique du mot. Elle est aussi mentionnée sous les termes de voie d’adressage ou voie directe étant donné cet accès direct aux représentations phonologiques par l’activa- tion de la trace mnésique du mot, appelée représentation abstraite du mot ou

« Visual Word Form ». Cette voie nécessite bien entendu que les mots aient déjà été rencontrés et est donc utilisée pour la lecture de mots familiers. Le système sémantique introduit par l’auteur permettrait de retrouver le sens di- rectement à partir de la forme écrite. Certains ont dès lors parlé d’un modèle à trois voies avec une voie lexicale sémantique et une non-sémantique. – La voie sub-lexicale : le passage de la forme écrite à la forme phonologique se

fait par une série de règles de conversion grapho-phonémiques. Le stimulus écrit est décomposé en graphèmes qui sont ensuite associés aux phonèmes correspondants et ceux-ci fusionnent pour parvenir à la forme phonologique du mot. Plusieurs appelations peuvent être retrouvées pour cette même voie : elle est dite phonologique, par assemblage, indirecte ou non lexicale. Elle permet la lecture de pseudomots ou de mots réguliers.

Ce modèle à 2 voies a récemment été implémenté sur ordinateur par Coltheart et coll. (2001) : le modèle à deux routes en cascade (« Dual Route Cascade Model », DRC ci-après) (voir figure 2.8). Comme son nom l’indique, l’information est trans- mise en cascade d’un niveau à l’autre : dès qu’un niveau est activé, l’activation est transmise aux autres niveaux de ce modèle. Cette transmission en cascade permet la lecture de nouveaux mots et de non-mots qui par définition ne sont pas stockés dans le lexique mental. Ce modèle comporte en fait trois routes mais seules les 2 premières ont été implémentées : la route non lexicale, la route lexicale non sé- mantique et la route lexicale sémantique. Chacune d’elle se compose de plusieurs niveaux qui interagissent via des connexions excitatrices ou inhibitrices. Ces acti- vations et inhibitions se propagent de façon graduelle (et non plus sous la forme de « tout ou rien ») et interactive, c’est-à-dire que tous les modules contribuent à l’activation ou l’inhibition des modules adjacents et de façon bidirectionnelle. Les différents niveaux contiennent des unités symboliques : des mots, des lettres, des phonèmes et des traits visuels. Voyons à présent le fonctionnement de ces 3 voies.

– La route non lexicale : cette route convertit la suite de lettres en une suite de phonèmes grâce à des règles de conversion grapho-phonémiques. Ces règles sélectionnées selon un critère purement statistique de fréquence, le phonème assigné à un graphème donné étant celui le plus souvent associé, en tenant compte toutefois de la position dans le mot. Cette route opère de façon sé- rielle, les lettres sont converties l’une après l’autre et de gauche à droite.

Figure 2.8 – Modèle double-voie à traitement en cascade (Coltheart et coll. 2001)

– La route lexicale non sémantique : le mot présenté visuellement active les traits visuels correspondants. Ceux-ci vont activer les unités lettres en paral- lèle à toutes les positions. L’unité orthographique sera ensuite activée dans le lexique orthographique et cette unité va activer directement la forme pho- nologique du mot dans le lexique phonologique sans passer par le système sémantique. L’activation des phonèmes correspondants se fait en parallèle à toutes les positions. Le lexique orthographique peut traiter des mots mono- syllabiques de 1 à 8 lettres. Les unités y sont pondérées par leur fréquence d’occurrence de sorte qu’un mot de haute fréquence sera activé plus rapide- ment qu’un mot peu fréquent.

– La route lexicale sémantique : Cette route n’a pas été implémentée dans ce modèle mais l’a été par Harm et Seidenberg (Harm et Seidenberg 2004) dans un modèle connexionniste présenté dans la section suivante (Seidenberg et McClelland 1989). Cette voie consiste en des connexions directes entre les lexiques orthographique et phonologique et le système sémantique.

Les routes lexicales et non-lexicales ne sont pas totalement indépendantes étant donné qu’elles partagent plusieurs niveaux : les couches d’unités traits, lettres et phonèmes. Quand un stimulus visuel est présenté, le traitement débute par l’ana-

lyse des traits et l’activation des lettres correspondantes. Il se poursuit simultané- ment dans les 2 voies. La voie lexicale, directe et plus rapide, intervient de façon prépondérante pour la lecture de mots fréquents, réguliers ou irréguliers. La voie de conversion grapho-phonémique permet quant à elle la lecture de mots moins fréquents ou de pseudomots. Les 2 routes aboutissent à la forme phonémique du mot stockée dans une mémoire tampon commune et permettant ensuite la pro- nonciation du mot. Il est évident que ces 2 voies sont indispensables : la voie non- lexicale permettant de déchiffrer les mots nouveaux qui seront à terme reconnus par la voie lexicale et cette voie lexicale est nécessaire à la prononciation de mots irréguliers.

Ce modèle permet de simuler plusieurs effets classiques de la lecture à voix haute : (1) l’effet de fréquence (Forster et Chambers 1973), (2) l’effet de régularité et l’in- teraction entre ces deux effets (Seidenberg et coll. 1984), (3) l’effet de pseudohomo- phonie, (4) l’effet de la taille du voisinage, (5) l’effet de répétitions et bien d’autres effets expérimentaux. Toutefois, le modèle semble rencontrer des difficultés pour simuler les effets de fréquence du voisinage et de supériorité du mot.

Par ailleurs, le DRC s’applique à l’anglais, l’allemand, le français et l’italien mais n’est sûrement pas adapté à des systèmes d’écritures très différents tels que le chi- nois, le japonais, le coréen ou encore l’hébreu. Il ne partage pas l’hypothèse d’un codage phonologique universel dans la lecture silencieuse et restreint ce codage aux systèmes alphabétiques ayant des voyelles.

Un point fort de ce modèle est qu’il rend compte avec succès de deux types de dyslexies : la dyslexie phonologique et la dyslexie de surface, conséquences d’un trouble des voies non-lexicale et lexicale respectivement.

Bien que les performances de ce modèle sont très bonnes et que sa simplicité et sa clarté le rendent particulièrement attrayant, il a récemment été critiqué par Perry, Ziegler et Zorzi (Perry et coll. 2007) qui ont proposé un modèle connexionniste in- corporant une partie du DRC et capable de simuler encore plus de performances. Il sera présenté dans la partie suivante consacrée à ces modèles connexionnistes.