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CHAPITRE 6 : LA JUSTIFICATION DES BIFURCATIONS SCOLAIRES

6.2 Le modèle de la rétroaction

Dans d’autres cas, les individus prennent la décision de se réorienter vers un programme d’études pour lequel ils avaient déjà de l’intérêt. Contrairement aux personnes ayant rectifié leurs choix après avoir identifié graduellement au cours de leurs études les valeurs qui leur tiennent à cœur et celles qu’elles rejettent, ces individus se réorientent, après une mauvaise expérience dans un domaine d’études, vers un programme dans lequel ils savent déjà qu’ils se plairont. La notion de rétroaction peut être utilisée pour décrire ce processus dans la mesure où il est déclenché après une perturbation, vise à provoquer une action correctrice en sens contraire et intègre l’idée de retour vers une option antérieure. Ce modèle de bifurcation scolaire se rapproche du type de reconversion professionnelle volontaire que Négroni nomme la « reconversion passion ». Ce type de reconversion est entre autres caractérisé par un désir de « vivre son hobby », par un retour « à d’anciennes amours » ou par un désir de « vivre sa passion d’enfance » (Négroni, 2007, p. 208).

Pour plusieurs des individus dont le parcours correspond à ce modèle de rétroaction, l’intérêt qui motive la réorientation était déjà présent avant même le choix du premier programme d’études, mais n’avait pas été considéré comme une option valable pour différentes raisons. La bifurcation peut donc s’expliquer par une revalorisation ou une accentuation de ce centre d’intérêt, qui était jusqu’alors souvent considéré comme un loisir. Certaines des personnes rencontrées racontent que cet intérêt s’est manifesté très tôt dans leur

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parcours. Par exemple, Amélie raconte avoir été passionnée par la lecture depuis son enfance, mais ne pas avoir choisi d’étudier dans le domaine de la littérature car ses parents l’ont toujours poussée à faire des études de médecine. Elle raconte que pendant les deux sessions qu’elle a passées dans ce programme, elle a montré davantage d’intérêt pour la lecture de romans que pour l’étude des sciences. Ses motivations se rapprochent donc du principe supérieur commun du monde de l’inspiration :

« Ce qui se passait à ce moment-là, c’est que j’allais à la bibliothèque et je prenais des

livres. Ce qui fait que je n’étudiais jamais, parce que je lisais tout le temps. »

Amélie, Médecine vers Études anglaises

Lorsqu’elle se voit contrainte de préciser vers quel domaine de la médecine elle souhaite s’orienter, Amélie choisit donc de bifurquer complètement et de s’inscrire dans un programme de littérature anglaise, afin de pouvoir travailler dans le domaine qui la passionne.

D’autres personnes rencontrées lors des entretiens racontent que le programme vers lequel ils décident de bifurquer avait déjà été considéré comme un choix d’orientation possible plus tôt dans le parcours scolaire. Cette possibilité a ensuite été abandonnée, dans la plupart des cas au profit d’un autre centre d’intérêt. Lorsque ces personnes décident de se réorienter, elles choisissent donc de s’inscrire dans un programme d’études correspondant à l’intérêt qui avait été laissé de côté. Vincent explique par exemple qu’il n’éprouve pas beaucoup de difficultés à choisir un nouveau domaine d’études lorsqu’il décide de se réinscrire à l’université après avoir quitté son programme de littérature, car il sait déjà qu’il est intéressé par le domaine de l’informatique, qui correspond au monde industriel :

« Ben j’ai toujours aimé l’informatique. Ça, ça a beaucoup aidé, là. Ouais. Depuis peut-

être que j’ai 4 ans, j’ai un ordinateur, je connais ça, euh… J’ai déjà envisagé, quand j’étais plus jeune, là, d’aller en informatique. Moi, j’étais sûr que c’est ça que j’allais faire plus tard. Mais ça a changé en cours de route. Je sais pas pourquoi, j’aurais peut- être pas dû finalement, mais… ça a changé en cours de route. Je m’étais intéressé peut- être à enseigner le français, mais là…, j’suis de retour à mes premiers amours. »

Vincent, Littérature vers Informatique

De son côté, Arthur ne décide de s’inscrire dans un programme de littérature qu’après avoir vécu une très mauvaise expérience en philosophie. Il affirme avoir eu l’intention de devenir écrivain depuis le début de son adolescence, mais ne pas avoir souhaité s’inscrire dans ce domaine, car il avait l’impression qu’étudier dans une discipline artistique ruinerait sa

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créativité. La décision de se réorienter vers ce domaine représente donc un retour vers un intérêt déjà présent et des valeurs correspondant au monde de l’inspiration. De la même façon, ce n’est qu’après avoir décidé de mettre fin à ses études en génie physique que Jonathan arrive à se convaincre que l’étude de la musique est une option valable, bien qu’il ait déjà considéré la possibilité de s’orienter dans ce domaine plus tôt dans son parcours. Les justifications qu’il donne pour expliquer son choix correspondent aux valeurs du monde de l’opinion.

Cette réorientation vers un champ d’intérêt déjà présent ne se présente cependant pas toujours de façon aussi claire toutes les personnes rencontrées. D’autres prennent uniquement graduellement conscience de l’existence de celui-ci. Par exemple, bien qu’elle n’ait jamais considéré la possibilité de s’orienter vers le travail social avant d’avoir mis fin à ses études en musique, Catherine mentionne à plusieurs reprises, au cours de l’entretien, son « petit côté travailleuse sociale », qu’elle découvre assez tôt dans son parcours. Elle raconte avoir commencé à pratiquer la relation d’aide alors qu’elle était encore étudiante en musique, lorsque plusieurs de ses collègues musiciens ont commencé à venir la voir lorsqu’ils traversaient des moments difficiles par rapport à la pratique de leur instrument. Cet intérêt transparaît également dans ses choix d’emploi étudiant, puisqu’elle raconte avoir travaillé durant de nombreuses années dans un hôpital spécialisé en santé mentale avant de se réorienter vers le travail social. Sa bifurcation vers ce domaine d’études apparaît donc comme une valorisation de ce centre d’intérêt caractéristique du monde civique et qui était jusqu’alors considéré comme secondaire par rapport à la musique.