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Le modèle général : une critique structurée de discours normatifs

Dans le document Justice spatiale et ruralité (Page 40-45)

Encadré 2 : les formes d’oppression préalable selon Young

1. Le modèle général : une critique structurée de discours normatifs

[32.] Le modèle d’analyse qui va suivre s’inscrit avant toute chose dans la géographie sociale et débute par un recueil de discours normatifs sur la ruralité : ceci vise à fonder une partie de la légitimité de la démarche dans la référence à des construits sociaux externes à l’auteur, ici examinés de manière critique. Par « discours », on entendra toute forme d’énonciation directe ou indirecte d’opinions et de jugements par une locutrice ou un locuteur, que cela soit à l’oral ou à l’écrit, sur supports de presse, d’articles scientifiques, mais aussi par des productions d’images, d’objets ou de règles de droit. La variété de ces formes de discours et le système de sens qui en résulte seront abondamment discutés par la suite.

Par « normatifs », on entend des discours qui dépassent l’échelon des individus, et engagent plus largement une communauté d’énonciation en produisant un avis de référence. En effet, il est impossible de prendre en compte toute l’étendue des postures individuelles, a fortiori sur un objet aussi vaste et complexe que la notion d’espace rural. On restreint donc le champ d’analyse à des communautés d’énonciation précises, dont le discours a une portée sociale qui les dépasse : autorités publiques, institutions, organismes privés ou entreprises, associations, mais aussi communautés scientifiques, etc., soit ce que l’on nomme souvent les « parties prenantes » (stakeholders)19 selon la

théorie introduite par Edward R. Freeman en management dans les années 1980 (Freeman, 2004 ; Donaldson & Preston, 1995), puis élargie à l’analyse des politiques publiques dans les années 1990.

1.1. La délicate question de la sélection des parties prenantes

[33.] Pour autant, la diversité des communautés d’énonciation peut tout de même être grande. Il s’agit donc de délimiter ici qui parle du rural et avec quels effets.

19 On ne méconnaît pas les divergences de traduction qui affectent le terme original de stakeholder dans la littérature

scientifique francophone, lorsqu’on distingue les « parties prenantes », les « ayant-droits » ou les « parties intéressées ». On emploie ici l’idée de « parties prenantes » dans une dimension a-critique et essentiellement descriptive pour identifier des discours collectifs et un minimum structurés, ayant une valeur performative avérée (voir aussi Héritier, 2010).

L’identification des parties prenantes, telle qu’elle a été développée dans le domaine des sciences de gestion, a permis de sortir l’analyse managériale d’une approche strictement institutionnelle selon laquelle la politique d’entreprise était envisagée comme le seul produit des décisions des dirigeants, et orientée par un arbitrage entre l’intérêt des clients (le marché) et celui des actionnaires (stockholders, shareholders) et banques d’investissement (la ressource financière) (Mercier, 2001 et 2006). On a, dès lors, considéré de manière plus systémique et non-hiérarchisée les influences réciproques vis-à-vis de l’entreprise des clients, des autorités publiques, ou encore des agences de communication, de notation voire le jeu des lobbies dans de multiples domaines, en particulier l’écologie, dans un « écosystème productif » nettement plus socialisé.

De la même manière, étudier un objet aussi transversal que l’espace rural impose de sortir d’une simple approche par la définition scientifique ou statistique du territoire et appelle une prise en compte de nombreux types d’acteurs, dès lors que l’on constate une influence notable de leur discours sur la société. Pour ce faire, on effectue une sélection entre discours d’après une double entrée très simple : quelles parties prenantes ont à la fois (a) un intérêt maximal pour la ruralité, et (b) un pouvoir maximal sur ces territoires et les populations qui y résident. Cela m’a conduit à privilégier quatre types d’acteurs publics et institutionnels20 : tout d’abord la recherche scientifique sur l’espace rural – elle-

même porteuse d’une pluralité de discours que l’on s’empressera de détailler ; puis la production statistique relative au rural, avec ses définitions normatives de la ruralité. J’envisage aussi le rôle fondamental de l’enseignement, lequel porte aussi une dimension officielle dans la manière dont il parle du rural ; enfin, je considère la production des lois et réglementations spécifiques aux territoires ruraux, avec leurs effets sur les pratiques d’aménagement rural.

[34.] On ne méconnaît certes pas l’influence marquée de certains groupes d’acteurs privés sur l’espace rural, notamment dans les secteurs d’activité bien précis que sont l’agriculture, le tourisme, la promotion-construction de lotissements ou la production énergétique, par exemple. On pourrait aussi décrypter le rôle hybride des établissements publics fonciers locaux et nationaux (EPF), ces sociétés ayant une mission d’intérêt général, voire de service public, en étudiant l’évolution de leur gestion du foncier en milieu rural, passée d’une vocation de portage de l’activité agricole à celle d’une préservation des potentialités écologiques et paysagères des espaces ruraux – un changement de mission qui pèse aussi sur la manière d’aborder l’espace rural et d’intervenir dessus.

Cependant, plusieurs obstacles surviennent à la bonne prise en compte des discours privés : ce sont des discours très sectoriels – on parle bien spécifiquement d’agriculture, de foncier, d’énergie – de lorsque le but de mon analyse est, au contraire, de mener l’approche la plus transversale possible des territoires ruraux ; ce sont des discours très conjoncturels, orientés – logiquement – sur des objectifs de profit qui évoluent à court terme, lorsque le propos de cette recherche entend établir une lecture théorique plus structurelle des représentations de la ruralité ; enfin, leur représentation de l’espace rural reste assez évidente, en étant nécessairement dominée par une vision du territoire comme gisement de ressources naturelles à valoriser, même si ces représentations de fond sont évidemment infléchies par le contexte environnemental et les impératifs de responsabilité sociétale des entreprises. Enfin, d’un point de vue méthodologique, les représentants de ces activités sont souvent dispersés, ce qui rend l’appréhension de leurs discours d’autant plus difficile puisqu’elle nécessiterait un travail important de collecte et de synthèse.

20 Mon approche n’est pas strictement institutionnaliste, mais plutôt représentationnelle et critique, puisque l’on s’intéresse

à l’effet des discours officiels sur le territoire ; de même, la réglementation est analysée non comme un donné intangible, mais bien en tant que discours, le droit étant très lié à une culture et à une époque donnée. On se rapproche donc ici de la démarche allemande de l’institutionnalisme centré sur les acteurs (Mayntz & Scharpf, 2001).

On pourra cependant se reporter, pour l’étude de chacun de ces domaines d’action sur le rural, à des analyses thématiques et/ou localisées : Purseigle & Chouquer (2013) pour l’agriculture sociétaire et sa prise en compte distanciée du territoire ; Pecqueur (2001) pour l’analyse de l’émergence des paniers de biens localisés et des démarches de qualité dans le tourisme rural ; Callen (2010) et (2011) pour l’analyse des représentations véhiculées sur la campagne par les promoteurs-constructeurs privés en contexte rural ; Hugh-Jones (2013) ; Dupont (2014) sur les établissements publics fonciers locaux, ou encore Dechamp (2014) pour l’essor de l’éolien industriel et des tensions représentationnelles qu’il entraîne dans les campagnes.

Une autre question se pose vis-à-vis des discours de presse. À l’évidence, ce type de discours a une valeur normative forte en ce qu’il contribue à modeler l’opinion publique en diffusant des représentations particulières de la société, très souvent fondées sur la perpétuation de stéréotypes et la mobilisation du registre émotionnel. Cependant la pluralité des publications, leur dispersion rend l’exercice particulièrement difficile, même si les outils de traitement textométriques (ex : Iramuteq, TXM) offrent désormais des techniques d’interprétation des sources inédites. Il pourrait être intéressant de différencier les supports de presse généralistes des supports plus spécialisés sur le monde rural, tout comme on différencie aisément la presse d’information de la presse à sensation dans le traitement que ces médias accordent aux faits sociaux. Cet effort dépasse cependant le cadre fixé pour cette recherche, même si l’on fera ponctuellement référence à quelques articles de presse, à titre illustratif, lorsque le sujet pourra s’y prêter. Les recherches liées à ce support se multiplient heureusement par ailleurs en géographie rurale, notamment sur le périurbain (Billard & Brennetot, 2009), sur la perception de la durabilité en milieu rural (Bihannic & Michel-Guillou, 2011) ou dans l’analyse des conflits d’usage (Torre & Lefranc, 2006).

Le gain en scientificité passe ensuite par l’examen critique des discours de ces parties prenantes en appliquant à chacun d’eux des critères d’analyse identiques, qui seront ici issus de la grille de lecture de Young [§27 et tableau 3, p. 35]. Ceci permettra d’identifier en leur sein les formes « d’oppression préalable », voire d’injustice qui s’exercent à l’encontre des populations rurales.

Pour limiter ici les effets de biais culturel, on se concentrera plus spécifiquement sur le cas français. L’interprétation des discours est ainsi un peu moins affectée par les barrières linguistiques, réglementaires et culturelles internationales au sens large. Cela permet en outre de disposer d’un corpus de données statistiques spatialisées robuste, afin de confronter les situations d’injustice spatiale effectivement retenues à l’ensemble du territoire national, selon un principe d’emboîtement scalaire familier aux géographes.

1.2. Peut-on cependant appliquer l’idée d’injustice à un type d’espace ?

[35.] Le fait d’identifier la présence d’injustices potentielles dans la manière dont on catégorise le monde social par les discours n’est pas, d’un point de vue méthodologique, d’une grande nouveauté. La démarche est même très courante lorsqu’on cherche à mettre en évidence des formes d’oppression qui s’exercent à l’encontre de groupes sociaux minoritaires. On constate ainsi, en sociologie critique, et tout particulièrement dans les études de genre, une approche tout à fait similaire : pour démontrer l’importance des injustices subies par les femmes, ainsi que l’inscription de telles injustices dans un cadre social hérité, on remonte à la source des discriminations telles qu’elles apparaissent dans le vocabulaire même, dans les productions culturelles contemporaines ainsi que dans la transmission intergénérationnelle de ces références, donc dans l’enseignement.

Pour étudier la sous-représentation globale des femmes dans l’espace public, on a pu ainsi mettre en avant la domination du genre masculin dans le vocabulaire, dès lors que « le masculin l’emporte sur le féminin » au pluriel ou dans les noms de métiers. On démonte également l’entretien de cette sous- représentation dans la sphère politique, économique mais aussi – de manière nettement moins explicite – dans les productions artistiques, ce dont témoignent de manière précise les critères du test de Bechdel-Wallace pour l’industrie cinématographique. De même, la déconstruction critique des manuels scolaires permet de mettre en lumière la sous-représentation numérique des femmes et la perpétuation des stéréotypes de genre dans les rôles et les lieux de la représentation féminine (Lignon

et al., 2012), ce qui contribue également à fixer dans la construction sociale de l’enfant, de manière

d’autant plus problématique qu’elles sont inconscientes, des normes de domination implicites. Plus largement, on peut mener un travail similaire de mise en critique des manuels scolaires sur l’ensemble des discriminations sociales telles qu’elles sont aujourd’hui mises en lumière dans la plupart des sociétés démocratiques : minorités visibles, handicap, homosexualité, personnes âgées (Tisserant & Wagner, 2007). C’est donc dans ce même esprit, et en élargissant l’idée de discrimination à la catégorie socio-spatiale de « rural », que l’on souhaite identifier les stéréotypes et sous- représentations dont sont potentiellement encore victimes les habitantes et les habitants des espaces ruraux dans les discours contemporains.

[36.] Peut-on, cependant, mettre sur le même plan une discrimination sociale à la personne et une discrimination spatiale supposée, fondée sur la seule appartenance collective à une catégorie d’espace ? Ne risque-t-on pas, à nouveau, de verser dans le spatialisme en définissant a priori des personnes par leur lieu de résidence ? De fait, il n’existe guère de travaux qui intègrent l’idée de « rural » à l’analyse des discriminations. Les ouvrages les plus récents sur la question des discriminations spatiales (Clerval et al., 2015 ; Hancock et al., 2016) restent très urbano-centrés, évoquant surtout la question des ségrégations socio-spatiales entre quartiers, entre centre et banlieues et/ou sur des critères d’ethnicité ou de genre. Pourtant, il faut rappeler que la notion de « lieu de résidence », faiblement appréhendée par les politiques publiques, a été reconnue en 2014 comme « vingtième critère de discrimination prohibé » par la loi21.

Certes, l’introduction de l’idée même d’existence de discriminations de lieu a pu faire débat, d’abord parce que ce concept cache mal le fait que l’on ne considère qu’un type de territoires en particulier – le quartier prioritaire (Doytcheva, 2016) – et ensuite parce qu’une telle entrée pourrait servir de prétexte à l’euphémisation, voire à l’occultation de la discrimination raciale et ethnique que le terme habille dans le cas des banlieues (Kirszbaum, in Hancock et al., 2016). Reste que l’identification par la loi de l’idée de discrimination de lieu lui donne une légitimité nouvelle et pose la question contemporaine du rôle des appartenances spatiales dans la formulation des catégories de pensée. Or, précisément, seule la ville est considérée comme spatialement discriminante : la logique scientifique impose donc, a minima, de prolonger le questionnement vers l’espace rural.

Partant de cette base, l’extension du critère de « lieu de résidence » à l’espace rural permet précisément une montée en généralité en formulant l’hypothèse que l’assignation identitaire peut également naître du rural, donc en-dehors des questions ethniques ou des problèmes urbains. Il est en effet permis de supposer que les stéréotypes sur les populations rurales, notamment ceux relatifs à la faible éducation, à un caractère supposément rustre voire à un parler spécifique, pour ne lister que ceux-ci, n’ont pas tous disparu. Dès lors, le lieu de résidence « rural » peut lui aussi encore servir

de clef de compréhension à la mise en évidence de discriminations sociales et d’inégalités par-rapport au reste du territoire.

1.3. Synthèse de la démarche générale suivie

[37.] On peut alors résumer le modèle d’analyse adopté comme suit [Tableau 4, ci-dessous], avant d’en détailler chaque étape.

Le point de départ de la démarche (étape 1) se fonde donc sur le constat géographique et social des différenciations produites par les discours et l’action publique au sein d’un territoire donné – ici l’espace rural, entendu d’abord de manière globale et théorique. Ces différences, diversement interprétées par des discours scientifiques et politiques contradictoires, servent d’indice à l’identification d’inégalités entre groupes sociaux selon leur position dans l’espace.

Etape 1 constater les différences et les inégalités urbain/rural véhiculées par les discours et les politiques publiques

géographie des représentations, analyse des politiques publiques

Etape 2 évaluer les « formes d’oppression préalables » et le sentiment d’injustice qui y sont associées

modèle critique appliquant les critères d’oppression de Young

Etape 3 dépasser les catégorisations sociales pour distinguer les inégalités des injustices

montée en généralité par la statistique et la confrontation aux principes de Rawls

Etape 4 identifier les dispositifs spatiaux qui appuient l’injustice et proposer des pistes aidant à leur réduction

approche foucaldienne des dispositifs de pouvoir, et mesures à portée spatiale Tableau 4 : modèle analytique pour appliquer l’idée de justice spatiale à un territoire d’étude.

Conception de l’auteur (2018).

Le second temps (étape 2), repose sur la mise en évidence des injustices vécues. On s’applique à inventorier les discours critiques, le sentiment de perte d’estime de soi voire des révoltes qui émergent éventuellement des débats sur la ruralité. Il existe alors un « fait moral incontestable », au sens durkheimien [§01], puisqu’il y a existence d’un préjudice moral exprimé par un faisceau d’indicateurs convergent. Que ce sentiment d’injustice soit fondé ou non n’est pas ici la question : c’est son existence même, et sa signification morale absolue [§29], indépendante du contenu même de l’injustice vécue, qui constitue une interrogation légitime pour le chercheur. On procède alors à l’évaluation de ces « formes d’oppression préalables » en fonction, notamment, des cinq critères de Young. D’autres paramètres sont sans doute possibles, mais la grille de lecture de l’auteure constitue surtout un outil de différenciation typologique, que l’on peut en outre spatialiser afin de montrer la diversité culturelle et géographique des formes d’injustice.

On demeure jusqu’ici dans une approche culturaliste de l’idée de justice et dans sa mesure par la négative, mais les critères de Young permettent au moins d’énoncer des critères de validité et/ou d’intensité du sentiment d’injustice.

À partir de là, si l’on envisage bien de lever les formes d’oppression identifiées (étape 3), il s’agit de tendre vers l’universalisme rawlsien en dépassant les catégorisations sociales de l’objet d’étude, sous

peine de relativisme culturel [§29]. Il existe à dire vrai en géographie une voie assez simple pour mener cet exercice et sortir du risque d’enfermement dans le contexte territorial particulier de l’étude : il convient de monter en généralité par le recours à des données statistiques plus générales afin de distinguer, dans le constat géographique des différences, ce qui est une inégalité et ce qui est – du point de vue universel de la raison pratique, cette fois – injuste, parce qu’inéquitable [§23]. Bien sûr, le choix des critères de comparaison doit être ici justifié en détail et expliqué au filtre de la raison et de l’impératif moral de la justice [§30].

Enfin, pour ne pas en rester à une simple justice sociale dans l’espace, mais bien tendre vers une justice spatiale, on doit s’attacher (étape 4) à montrer ce qui, dans l’organisation et la production même de l’espace, constitue une pierre d’achoppement empêchant la répartition équitable des ressources. En suivant l’idée de la dialectique socio-spatiale évoquée notamment par Edward Soja et bien d’autres géographes sociaux [§22], on recherche ce qui, dans l’espace, constitue une mise en évidence des injustices précédemment identifiées, voire ce qui peut dialectiquement contribuer à renforcer les inégalités – tout en ayant été produit par elles. Ces objets de la recherche, multiformes par nature, conduisent alors à envisager leur combinaison comme un « dispositif spatial » particulièrement puissant et explicatif des impensés persistants sur la ruralité en France.

Dans le document Justice spatiale et ruralité (Page 40-45)