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Les effets discriminants des discours institutionnels sur le rural

Dans le document Justice spatiale et ruralité (Page 95-97)

Carte 1 : comparaison statistique entre trois définitions de la ruralité en Hongrie

3. Les effets discriminants des discours institutionnels sur le rural

L’application d’une même grille de lecture sémantique a permis, dans les deux sections précédentes, de mettre en lumière les points de critique possible des discours relatifs à l’espace rural, tant dans le champ de l’analyse statistique que dans celui de l’enseignement, tout en montrant la grande autonomie de ces discours institutionnels vis-à-vis de la science. Chacun d’eux a finalement ses propres stratégies énonciatives et ses impératifs normatifs.

Il nous reste maintenant à interpréter ces résultats en termes de justice ou d’injustice spatiale, en mobilisant à nouveau la grille de lecture de Young [§28, tableau 3 p. 35 et encadré 2], tout comme dans le chapitre précédent : quelles sont les conséquences sociales effectives de ces dénominations officielles du rural ? Sont-elles effectivement productrices d’injustice dans la manière dont elles peuvent conditionner les représentations sociales du rural et, par là même, les modalités d’action relatives aux espaces ruraux ?

3.1. Des formes préalables d’oppression dans les discours

On constate alors qu’il y a dans toutes les catégories de vocabulaire précédemment analysées trois, voire quatre formes préalables d’oppression [tableau 11].

[79.] La première de ces formes d’oppression est celle de « l’impérialisme culturel » (critère n°4) : le groupe social des habitants du rural est désigné comme « faible », « fragile » ou « en déclin », ce qui l’enferme dans un rôle social indépassable, celui de l’impuissance physique et morale, et donc le réduit à une hétéronomie politique, à un besoin d’assistance externe – soit « l’absence de pouvoir » de Young (critère n°2). On trouve souvent dans la littérature géographique l’idée qu’il s’agirait là de représentations « urbaines » du rural. Ce n’est sans doute pas que le fait des urbains stricto sensu. Il semble qu’il faille plutôt voir dans ces assignations identitaires une manière de considérer l’organisation de l’espace produite par celles et ceux qui ont le capital nécessaire pour bénéficier des normes de mobilité, d’échange et de pratiques culturelles de la ville, qu’ils y résident ou non. Le vocabulaire est surtout ici un signe de pouvoir et de maîtrise de l’espace par ceux qui l’emploient – sachant qu’il est ensuite perpétué par les programmes scolaires et intériorisé par les habitants du rural, sans plus le questionner.

On peut donc interroger cette boucle récursive qui associe l’impérialisme culturel des uns à l’absence de pouvoir des autres, et à l’intériorisation de cette situation d’infériorité, dans un cercle vicieux qui renvoie à la temporalité longue des relations urbain/rural. Un tel travail avait ainsi été entrepris par Marie-Claude Maurel (1986) dans l’examen de la domination des campagnes de l’ère soviétique en Russie par le régime bolchévique. Dans son analyse, l’auteure avait précisément entrepris de déconstruire le discours modernisateur de l’État soviétique pour en montrer la dimension autoritaire face aux campagnes, accusées d’être hostiles au régime et réduites, dès lors, au silence politique sous prétexte d’archaïsme. L’hétéronomie politique y était alors pleinement assumée. Mais une telle dimension est encore visible aujourd’hui en France dans certains verbatims d’habitantes et habitants d’espaces ruraux parmi les moins denses du territoire [encadré 4, p. 96].

[80.] De même, l’invisibilisation de la variété des situations locales que suggère le « vide » ou le « désert » peut conduire à la « marginalisation » de Young (critère n°3) : exclusion de la vie sociale et perte d’estime de soi. Ce dernier point, celui de l’estime de soi, permet tout particulièrement de

révéler des injustices vécues : la résignation des représentants locaux face à l’impression de ne pas pouvoir intervenir sur les besoins locaux, l’absence d’initiative locale ou de vie municipale dynamique en sont quelques signes révélateurs dans les enquêtes de terrain, à l’image – extrême – de la vie paysanne décrite dans le documentaire de Raymond Depardon, La vie Moderne (2008) ou les écrits de l’ethnographe Martin de la Soudière (2008). C’est aussi une constante dans les échanges que l’on peut avoir avec les populations rurales, qui se placent d’office en position subalterne dans la discussion par rapport à un référentiel urbain largement fantasmé, autant redouté qu’inaccessible.

Une étude sur les représentations de soi et la confiance en soi des élèves en milieu rural a d’ailleurs produit, en ce sens, des résultats édifiants, en montrant que, jusqu’à l’école primaire, les résultats des ruraux restent tout à fait comparables, sinon meilleurs que la moyenne nationale. En revanche, l’entrée dans le secondaire, avec bien souvent une vie en internat et une exposition aux stéréotypes de lieu, combiné à l’éloignement des liens familiaux, produit alors un comportement d’auto- dévaluation et favorise les trajectoires d’échec des jeunes issus des espaces ruraux (Œuvrard, 1990 et 2003 ; Alpe et al., 2006).

La même idée de résignation a été clairement mise en évidence dans les travaux d’Emmanuelle Bonerandi-Richard (2014) lorsqu’elle analyse la « stratégie du moins pire » des populations rurales de Thiérache, notamment des jeunes, face à la formation supérieure, intériorisant leur non-mobilité pour se protéger d’un risque de déclassement voire de précarisation accrue que représenterait un déplacement vers la ville.

champ lexical analysé

Forme préalable d’oppression vide déclin fragilité

1. Exploitation (distribution inéquitable des ressources) non non non 2. Absence de pouvoir, exclusion de la prise de décision non non oui

3. Marginalisation : exclusion de la vie sociale, perte

d’estime de soi oui oui oui

4. Impérialisme culturel : représentations stéréotypées,

assignation externe à un rôle social oui oui oui

5. Violence sociale (symbolique voire physique) dans les

faits, sinon dans certaines règles de droit oui oui non

Tableau 11 : interprétation des formes d’oppression préalable contenues dans les dénominations statistiques et pédagogiques de l’espace rural selon les catégories de Young – conception de

l’auteur.

On pourrait enfin ajouter, dans le cas du vocabulaire sur le « vide », une forme de « violence symbolique » (critère n°5) puisque l’on nie, par l’usage de ce terme, l’existence même d’une portion minoritaire de la population. Le vide renvoie au néant, à l’effacement. Cette même violence symbolique est présente dans l’emploi des termes « d’exode » ou de « crise », qui renvoient quant à eux au registre militaire (l’expulsion par la force) ou politique et économique (un moment subi d’instabilité ou d’effondrement). La banalisation de tels termes, tant dans l’éducation que dans les discours institutionnels, tend à faire oublier leur caractère foncièrement violent.

Dans le document Justice spatiale et ruralité (Page 95-97)