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Chapitre 1. Les déterminants de la détresse psychologique des travailleurs

1.4 Le modèle demandes-ressources au travail

Les modèles demandes-contrôle-soutien (Karasek et Theorell, 1990) et débalancement efforts- récompenses (Siegrist, 1996) sont jugés insuffisants par Bakker et Demerouti (2007). Ces derniers reprochent à ces modèles théoriques de considérer un nombre limité de demandes et de ressources. De plus, l’idée de prioriser certains aspects de l’organisation du travail au détriment d’autres ne leur semble pas justifiée. Serait-il possible que dans certains contextes d’autres demandes ou ressources soient plus pertinentes à considérer? À cet égard, les auteurs s’interrogent par exemple sur les motifs qui ont amené Siegrist à ne pas intégrer la latitude décisionnelle dans son modèle.

Selon Demerouti et ses collaborateurs (2001), l’environnement de travail serait trop complexe pour être saisi par deux ou trois concepts. Ils proposent alors un modèle théorique qui permet selon eux d’être davantage sensible au contexte spécifique, car les demandes et les ressources au travail peuvent différer selon les occupations ou les milieux de travail. Globalement, le modèle demandes-ressources au travail (JD-R) présenté à la figure 4 suggère que les demandes et les ressources permettraient de rendre compte de deux mécanismes expliquant deux sous composantes de l’épuisement professionnel : l’épuisement émotionnel et l’engagement. D’un côté, les demandes réfèrent aux aspects physiques, sociaux ou organisationnels du travail qui requierent un effort physique ou mental soutenu et, ce faisant, un certain coût psychologique ou physiologique. Ces demandes peuvent se manifester, entre autres, en charge physique de travail, en pression de temps, en relations exigeantes des clients, dans l’environnement physique ou bien les horaires de travail (Demerouti et al. 2001). Plus les demandes au travail sont importantes, plus cela va engendrer des efforts subjectifs ou de l’activation (équivalent de la réaction physiologique). Ce mécanisme de tensions fait alors intervenir un processus de décompensation qui, à long terme, peut se traduire en épuisement

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professionnel. Il convient de souligner que ce modèle met l’accent sur l’idée que l’horaire de travail est un élément non négligeable dans l’étiologie de la santé mentale. Effectivement, la santé mentale des travailleurs ne dépendrait pas uniquement des contraintes environnementales à leur travail, mais aussi de quand ils travaillent et combien de temps ils travaillent (Bird & Rieker, 2008; Totterdell, 2005).

Figure 4. Modèle demandes-ressources au travail (Demerouti et al. 2001)

D’un autre côté, les ressources réfèrent aux aspects physiques, sociaux ou organisationnels du travail qui (a) sont fonctionnelles dans l’accomplissement d’un but, (b) réduisent les demandes au travail ainsi que leurs coûts physiologiques et psychologiques associés, et (c) stimulent la croissance et le développement personnels. Lorsque l’environnement externe du travail manque de ressources, l’employé ne pourrait pas s’adapter de façon effective aux demandes du travail ce qui mènerait à une diminution de la motivation se traduisant par du

désengagement au travail. Ce processus correspond au mécanisme motivationnel. Le modèle de Demerouti et ses collaborateurs (2001) contraste avec les modèles présentés jusqu’à maintenant en ce sens qu’ils ne conceptualisent initialement pas les ressources comme des modérateurs ou médiateurs. Ils suggèrent plutôt que les ressources sont des aspects de l’emploi qui auraient des effets indépendamment des demandes sur la santé des individus. Non seulement les ressources ont leur propre effet, mais la définition des ressources souligne que les demandes sont aussi influencées par les ressources au travail. Ce faisant, ils invitent à revoir notre façon de conceptualiser les ressources et leur association avec la santé mentale.

Le modèle demandes-ressources se veut inclusif dès le départ en intégrant et catégorisant un ensemble de facteurs du travail soit comme une demande soit comme une ressource. Cet aspect fait écho à l’une des idées développées dans la théorie sociologique du « stress process» (Pearlin, 1989). La multiplication et la contagion des stresseurs signifient que les sociologues doivent étendre leur perspective pour capter un ensemble plus large de facteurs de stress présents dans la vie des individus (Pearlin, 1989). La simplicité et la malléabilité du modèle JD-R pourraient contribuer à expliquer sa forte popularité. Initialement utilisé pour l’épuisement professionnel, le modèle est étendu à un ensemble de stresseurs, de ressources organisationnelles et personnelles, de conséquences positives et de conséquences négatives (voir Schaufelli et Taris (2014) pour la liste exhaustive).

Toutefois, tout comme l’ensemble des théories présentées jusqu’à maintenant, la théorie demandes-ressources au travail ne permet pas de penser les demandes et les ressources sur un continuum. Or, le manque de ressources engendre des efforts supplémentaires ce qui mène paradoxalement à suggérer que le manque de ressources est également une demande (Schaufelli et Taris, 2014). La dualité demandes-ressources offre une vision hermétique de l’environnement de travail où les facteurs environnementaux sont soit une demande, soit une ressource, mais pas

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les deux. Par exemple, s’il est reconnu que le soutien social au travail peut avoir des effets bénéfiques, plusieurs études révèlent qu’un faible niveau de soutien est associé à des effets délétères sur la santé mentale (Turner, 2010). Le manque de contrôle sur son travail, ou encore, comme nous l’avons vu, l’insécurité au travail constitue d’autres exemples. L’absence ou le manque de certaines ressources pourraient être similaires à des non-évènements, c’est-à-dire des événements anticipés ou désirés qui ne surviennent pas tels qu’une promotion (Wheaton, 2013). Une faible perspective de carrière pourrait donc finir par avoir un effet délétère sur la santé mentale des travailleurs.

D’un autre côté, un stresseur peut aussi être interprété comme une ressource et motiver l’individu. Ce phénomène est bien souligné par Crozier et Friedmann (1977) pour parler de la marge de manœuvre des acteurs au sein de l’organisation : « ainsi telle règle ou telle prescription formelle qui apparaissent d’abord comme des contraintes seront détournées de leur sens pour devenir une protection contre le supérieur » (p. 43). Cette idée est soutenue par des études qui montrent que des stresseurs qui représentent un défi peuvent être associés à la fois à des états positifs et négatifs de santé mentale chez les travailleurs (LePine, Podsakoff, & LePine, 2005). Prenons l’exemple de l’horaire de travail. Pour certains, travailler 60 heures par semaines sera associé à de la détresse psychologique alors que ce sera une source de valorisation et d’accomplissement chez d’autres employés exposés à des conditions de travail similaires. Karasek (1979) et plusieurs autres montrent clairement que les demandes psychologiques n’ont pas toujours des effets délétères sur la santé mentale. Par conséquent, nous ne pouvons plus concevoir les stresseurs et les ressources de l’environnement de travail comme des entités distinctes, mais bien davantage comme les deux faces d’une même médaille.

Le modèle demandes-ressources au travail, en concevant un modèle explicatif qui s’articule autour de quatre concepts (demandes, ressources, épuisement, engagement), a la

prétention d’être un modèle avantageux par sa parcimonie (Demerouti et al. 2001). Cette parcimonie a toutefois son revers. Effectivement, nous nous heurtons à un problème dès que nous désirons connaître l’influence particulière des sous-composantes conceptuelles des demandes et des ressources. Par exemple, comment pouvons-nous évaluer la contribution respective de la pression du temps et des demandes physiques alors que ces derniers sont dissimulés à l’intérieur d’un concept unique ? Et surtout, face à ces concepts globaux, comment modifier la situation de manière à favoriser une meilleure santé mentale des hommes et des femmes en emploi ? Devons- nous diminuer la charge de travail ou réorganiser les horaires ? Cette limitation pourrait traduire une norme scientifique de parcimonie dérivée des sciences expérimentales qui a souvent la conséquence non intentionnelle de supprimer des formes nouvelles, mais plus complexes d’explications (Wheaton, 2010). Wheaton suggère que la parcimonie devient une tyrannie non fondée qui empêche les chercheurs de cerner la complexité des phénomènes.

Enfin, bien que dominants, les trois derniers modèles théoriques ci-haut présentent une vision fragmentaire de la vie en société. En se limitant à l’environnement de travail, ces théories font abstraction de l’environnement familial et de ses répercussions sur la santé mentale des employés. Tel que l’expose le modèle du «stress process» (Pearlin, 1989), la famille est également une sphère centrale dans la vie des travailleurs, et nous ne pouvons pas prétendre expliquer la santé mentale des travailleurs en faisant l’économie des stresseurs familiaux chroniques impliqués. Certains ont d’ailleurs souligné le manque d’études intégrant les déterminants familiaux et démontré l’importance de l’environnement familial sur la santé des travailleurs (Beauregard et al., 2011; Clark et al., 2012; Evans et al., 2013; Fan, Blumenthal, Watkins, & Sherwood, 2015; Marchand, Demers, & Durand, 2005b).

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