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Chapitre 1. Les déterminants de la détresse psychologique des travailleurs

1.2 Le modèle demandes-contrôle-soutien

Le modèle demandes-contrôle a été développé par Karasek (1979). Son objectif est d’identifier les sources de stress dans l’organisation du travail. À cette époque, la particularité et l’innovation de son modèle théorique reposent sur l’intégration de facteurs de l’environnement de travail qui avaient jusqu’alors été étudiés séparément ou confondus: les demandes psychologiques et la latitude décisionnelle. Les demandes psychologiques réfèrent à la charge cognitive déployée lors d’une tâche professionnelle. Quant à la latitude décisionnelle, elle regroupe deux sous-concepts : l’autorité décisionnelle et l’utilisation des compétences. L’autorité décisionnelle est définie par la liberté d’un travailleur d’organiser ses tâches et la possibilité d’influencer le processus décisionnel qui les façonne. L’utilisation des compétences se traduit plutôt par la possibilité pour un travailleur de mobiliser ses compétences professionnelles et d’en acquérir de nouvelles.

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Alors que les demandes sont les initiateurs de l’action, le contrôle est présenté comme une contrainte à l’action qui module ou transforme le stress (énergie potentielle) à travers les capacités de répondre aux demandes environnementales (énergie d’action). Selon Karasek, l’interaction entre la demande psychologique et le niveau de latitude décisionnelle au travail donnerait lieu à une typologie permettant de rendre compte des écarts de santé physique et mentale dans la population en emploi. Cette typologie est présentée à la figure 2. Les emplois passifs sont caractérisés par de faibles demandes au travail, mais aussi par une faible latitude décisionnelle. Les emplois à faible tension combinent des demandes psychologiques faibles et un niveau de latitude décisionnelle élevé. Les emplois où les demandes sont élevées et la latitude décisionnelle est faible sont définis comme des emplois à tension élevée. Enfin, les emplois actifs s’observent dans des situations où les demandes psychologiques de même que la latitude décisionnelle sont élevées. Le modèle initial suggère l’hypothèse de l’apprentissage actif et l’hypothèse de la tension. Dans le cas de la première hypothèse, des conséquences bénéfiques pour la santé mentale sont attendues à mesure que l’environnement de travail expose les employés à de fortes demandes psychologiques tout en leur laissant une grande latitude décisionnelle. L’hypothèse de la tension au travail suggère au contraire qu’un niveau élevé de demandes psychologiques combiné à un faible niveau de latitude décisionnelle serait délétère pour la santé mentale des employés. Face à une forte demande de l’environnement de travail, si le travailleur ne peut pas prendre une décision ou doit renoncer à certains désirs dus à l’absence de latitude décisionnelle, l’énergie non évacuée se traduit en tension mentale (Karasek, 1979).

Figure 2. Modèle demandes-contrôle (Karasek et Theorell, 1990)

Johnson et Hall (1988) ont proposé de raffiner le modèle de Karasek en suggérant que l’effet croisé de la demande psychologique et de la latitude décisionnelle pourrait être modéré par le soutien social au travail. Considérant l’importance des relations sociales sur la santé et les comportements, Karasek et Theorell (1990) intègrent subséquemment le soutien social au travail à leur modèle initial. Le soutien social au travail est défini comme le niveau général d’interactions utiles provenant des collègues ou des supérieurs. Ce soutien peut prendre deux formes : affectif ou instrumental. Le soutien affectif réfère au degré d’intégration et de confiance émotionnelle et sociale entre les collègues, les supérieurs et les autres membres de l’organisation. Quant au soutien instrumental, il s’agit des ressources supplémentaires ou de l’assistance dans l’accomplissement des tâches obtenues des collègues ou des supérieurs. Karasek et Theorell (1990) proposent par conséquent l’hypothèse de l’isotension qui stipule qu’un niveau élevé de

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demandes psychologiques combiné avec peu de latitude et peu de soutien social au travail aurait les effets les plus délétères pour la santé.

Le modèle demandes-contrôle-soutien (Karasek et Theorell, 1990) connaît encore une grande notoriété relativement à sa capacité d’expliquer comment l’environnement de travail intervient sur la santé (Loriol, 2014). Les demandes psychologiques, la latitude décisionnelle et le soutien social au travail ont été associés à diverses manifestations de santé mentale telles que la détresse psychologique, la dépression, les symptômes dépressifs ou la consommation élevée d’alcool (Bonde, 2008; S. B. Harvey et al., 2017; Häusser, Mojzisch, Niesel, & Schulz-Hardt, 2010; Nieuwenhuijsen, Bruinvels, & Frings-Dresen, 2010; Siegrist & Rödel, 2006). L’effet modérateur de la latitude décisionnelle et du soutien social au travail n’est toutefois pas solidement établi, suggérant plutôt un effet direct de ces derniers sur la santé mentale des travailleurs (Häusser et al., 2010; Van der Doef & Maes, 1999). La popularité persistante du modèle s’avère alors surprenante considérant que son originalité et sa contribution reposent avant tout sur un effet d’interaction.

Une des limites du modèle et de la plupart des études qui s’en sont inspirées est d’amalgamer l’utilisation des compétences et l’autorité décisionnelle sous le concept de latitude décisionnelle, occultant ainsi leur contribution propre. À cet égard, certaines études suggèrent qu’il serait plus juste de parler du modèle demandes-compétences-soutien, car l’autorité décisionnelle n’apporterait pas une contribution supplémentaire significative pour la santé (Van Veldhoven, 2005). D’un autre côté, des études menées sur une population de travailleurs québécois et canadiens montrent que les travailleurs ayant une faible autorité décisionnelle ont un niveau significativement plus élevé de détresse psychologique, mais cette relation est non significative pour l’utilisation des compétences (Marchand et al., 2005a; Vézina et al., 2010). Cette observation s’applique également pour le soutien social au travail, alors que des études

suggèrent que le soutien du supérieur et le soutien des collègues n’ont pas la même influence sur la santé mentale des travailleurs (Bildt & Michélsen, 2002; Michélsen & Bildt, 2003; Shields, 2002).

Cela conduit à une autre limite du modèle demande-contrôle-soutien. Karasek et Theorell (1990) étaient bien conscients que ce ne sont pas toutes les interactions sociales qui sont bénéfiques. Ainsi, en mettant uniquement l’accent sur le soutien social, ce modèle et beaucoup des recherches qui s’en inspirent évacuent des relations potentiellement toxiques pour la santé mentale des travailleurs telles que les conflits interpersonnels, le harcèlement ou la supervision abusive. Les conflits interpersonnels au travail constituent un processus dynamique se produisant entre des parties interdépendantes qui éprouvent des réactions émotionnelles suite à des désaccords perçus et des interférences avec la réalisation des objectifs (Barki & Hartwick, 2004). Le caractère répétitif et prolongé du conflit en ferait l’un des stresseurs chroniques les plus dommageables pour la santé des travailleurs (Spector & Bruk-Lee, 2008). La relation entre le fait de vivre des conflits interpersonnels au travail et le niveau de détresse psychologique est d’ailleurs observée pour différentes populations de travailleurs (Bültmann, Kant, Schröer, & Kasl, 2002; Evans et al., 2013; Tsuno et al., 2009). La supervision abusive est également une notion ayant reçu une attention grandissante au cours des deux dernières décennies (Mackey, Frieder, Brees, & Martinko, 2015; Martinko, Harvey, Brees, & Mackey, 2013). Une supervision abusive fait référence aux perceptions des subordonnés selon lesquelles les superviseurs se livrent à des comportements verbaux et non verbaux de façon hostile et répétée, à l'exclusion du contact physique (Tepper, 2000, 2007). La supervision abusive figure parmi les stresseurs chroniques de plus en plus reconnus pour leur effet délétère sur la santé des travailleurs, dont la détresse psychologique (Mackey et al., 2015; Martinko et al., 2013; Tepper, 2007). Quant au harcèlement, il peut être vu comme toutes les actions et pratiques hostiles et

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agressives effectuées de façon répétée qui s'adressent à un ou plusieurs travailleurs et qui ne sont pas désirées par la victime (ou les victimes) (Einarsen, 1999; Einarsen, Hoel, Zapf, & Cooper, 2010; Tepper, 2007). Bref, ces formes de relations sociales sont très certainement des stresseurs initiateurs de l’action au sens de Karasek et leur absence constitue une lacune importante à cet égard.