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1.3 Adoption des pratiques

1.3.1 Modèle d'adoption

Deux modèles s'affrontent en ce qui a trait à la diffusion des innovations. Rogers (2003) privilégie un modèle épidémiologique, c'est-à-dire un modèle linéaire. Callon et Latour (1985) parlent, quant à eux, d'un modèle sociotechnique, également décrit comme étant tourbillonnaire, qui décrit le processus d'adoption comme étant fait de va-et-vient, d'un enchaînement d'essai et d'erreurs.

1.3.1.1 Modèle linéaire ou épidémiologique

Le modèle d'adoption préconisé par Rogers (2003) se passe en cinq étapes se succédant linéairement les unes aux autres. Tout d'abord, la connaissance où l'adoptant potentiel apprend l'existence d'une innovation. Puis, se produit la persuasion où une opinion, favorable ou non, est formée sur l'innovation. L'adoptant potentiel prend ensuite la décision d'adopter ou de rejeter l'innovation. Suit la mise en place, c'est-à-dire l'utilisation concrète de l'innovation, et finalement la confirmation qui constitue le renforcement de la décision.

Le modèle mise sur les qualités intrinsèques de l'innovation pour assurer sa diffusion (Callon et Latour, 1985). Puisque l'innovation est « bonne », selon les concepteurs, elle se répandra d'elle-même dans le milieu d'utilisation, car elle est avantageuse pour les utilisateurs. Ces derniers tiennent un rôle passif puisqu'ils n'ont qu'à adopter des innovations déjà complètes et achevées. Deux caractéristiques font en sorte que ce modèle est décrit comme étant rigide. En premier lieu, les étapes se succèdent sans retour en arrière possible. Deuxièmement, pour qu'il y ait adoption, l'innovation doit être adoptée telle que proposée. Selon le modèle linéaire, la diffusion plus ou moins rapide d'une innovation dépend du degré d'ouverture du milieu d'utilisation. L'innovation en elle-même n'est jamais mise en cause (Callon et Latour, 1985). Dans ce contexte, aucune adaptation de

l'innovation ou aucun retour sur la conception initiale n'est possible.

1.3.1.2 Modèle tourbillonnaire ou sociotechnique

Le modèle linéaire est critiqué par Callon et Latour, deux spécialistes français de la socioanthropologie des sciences. Ils affirment qu'il est faux de prétendre que la diffusion

des innovations est un processus purement linéaire constitué d'une succession d'étapes formant un passage obligé (Akrich et al., 1991). Ils préconisent un contexte de décloisonnement, où l'innovation passe constamment des mains des concepteurs, utilisateurs, scientifiques, vendeurs qui en font une adaptation constante selon les besoins changeants du milieu. Le processus est donc tourbillonnaire puisque l'innovation se transforme à chaque boucle qui se produit.

Dans cette optique, le succès ou l'échec d'une innovation dépend davantage des influences extérieures que des caractéristiques intrinsèques de l'innovation (Callon et Latour, 1985). En effet, dans le modèle sociotechnique deux aspects indissociables entrent en compte : le milieu d'utilisation (socio-) et l'innovation (-technique). La diffusion est un processus continu de compromis entre ces deux aspects. L'innovation doit s'adapter au milieu et vice- versa. De plus, l'innovation est adaptée non seulement par les concepteurs initiaux, mais bien par tous les acteurs du milieu d'utilisation qui tiennent un rôle actif dans sa diffusion. C'est l'intérêt, la participation et l'engouement de tous ceux concernés par l'innovation qui font en sorte que la diffusion de celle-ci est rapide ou non (Callon et Latour, 1985). Bochatay (1997) a constaté ce processus de constante adaptation en étudiant l'adoption de pratiques de production durables par des producteurs agricoles. En étant membre d'un club de développement, ces producteurs étaient actifs dans le processus d'adoption de nouvelles pratiques sur leur entreprise.

Les caractéristiques des deux modèles d'adoption sont présentées à la figure 1.7 et au tableau 1.11.

Le modèle linéaire: Un enchaînement irréversible d'étapes successives

Industrialisation

Idée générale, conception

Etudes, Plans Prototypes Demonstration Diffusion

Realisation

Le modèle tourbillonnaire: Anticipations des contraintes, expérimentations successives, transformations sociotechniques

Phase l Phase II Phase III

Figure 1.7. Présentation schématique du modèle linéaire et tourbillonnaire de l'adoption des innovations.

(Tiré de Akrich et al., 1991)

Tableau 1.11. Comparaison du modèle linéaire et tourbillonnaire de l'adoption des innovations.

Linéaire Tourbillonnaire

Innovation non transformable Complète et Adaptable Élaboration de

l'innovation Cercle fermé Collective

Facteurs de diffusion Qualités intrinsèques de l'innovation Influences extérieures

Utilisateurs Passifs Actifs

Société et innovation Dissociable Indissociable L'innovation se ... ...propage .. .transforme

1.3.2 Facteurs liés à l'adoption

Rogers (2003) identifie deux catégories de facteurs influençant le taux d'adoption des innovations : les caractéristiques de l'innovation et les caractéristiques des individus. Sa théorie affirme que les innovations représentent de l'incertitude pour les futurs adoptants. Plus cette incertitude est réduite, plus les individus seront enclins à adopter l'innovation. Au niveau des innovations, les avantages relatifs, la compatibilité, la complexité, la possibilité de faire un essai et la clarté de l'impact de l'innovation sont les caractéristiques déterminantes (Rogers, 2003). Une explication de celles-ci suit.

Les avantages relatifs : Une innovation est considérée comme avantageuse lorsqu'elle est perçue comme étant meilleure que celles la précédant. Selon la nature de l'innovation, les avantages relatifs peuvent prendre diverses formes : économique, prestige social, commodité, satisfaction. C'est l'information circulant à propos de l'innovation qui fera en sorte que les utilisateurs potentiels seront en mesure d'identifier des avantages relatifs, et ainsi diminuer l'incertitude associée à celle-ci. Il importe de faire la distinction entre les avantages réels et les avantages perçus. Une innovation peut posséder un réel avantage, par contre, si cet avantage particulier n'est pas perçu par les utilisateurs, il n'influencera en rien le degré d'adoption de cette innovation. Ainsi, plus les avantages perçus d'une innovation seront importants, plus son adoption sera rapide.

La compatibilité : Une innovation est dite compatible lorsqu'elle est cohérente avec les valeurs, les croyances, les expériences antérieures et les besoins des futurs utilisateurs. Une innovation répondant à un besoin des utilisateurs, se succédant naturellement aux pratiques déjà en place et étant en lien avec les valeurs ou croyances représente peu d'incertitude pour ce dernier, ce qui facilitera son adoption. La compatibilité d'une innovation englobe plusieurs aspects pouvant aller jusqu'au nom qui lui est donné. Par exemple, une compagnie anglophone a tenté de commercialiser un savon nommé « eue » dans un milieu francophone... Ce mot ayant une connotation vulgaire en français, l'innovation n'a donc pas été adoptée (Rogers, 2003). Pellerin et al. (2003) ont constaté l'effet de la compatibilité d'une innovation sur son niveau d'adoption en étudiant la mise en place de l'alimentation sous système « tout-ensilage » dans les fermes laitières. Les éleveurs adoptant cette

pratique se définissaient comme étant des « producteurs » et non des « éleveurs », ce qui en faisant des gens plus enclin à adoption ce mode d'alimentation, malgré les réticences habituellement rencontrées chez les gens s'adonnant à l'élevage d'animaux laitiers.

La complexité : La complexité est le degré de difficulté d'une innovation à être comprise ou utilisée. Plus une innovation est complexe, moins elle est adoptée. Encore une fois, il faut tenir compte de la complexité perçue et non réelle d'une innovation pour juger de son degré de complexité.

La possibilité de faire un essai : Une innovation dont il est possible de faire l'essai avant une implantation définitive représente moins d'incertitudes pour les futurs utilisateurs, et est donc adoptée plus rapidement. En effet, par l'essai, l'utilisateur potentiel peut déterminer si l'innovation correspond à ses besoins, valeurs, croyances et façons de faire, tout en gardant une porte de sortie dans le cas où l'innovation serait incompatible. Une innovation dont l'implantation définitive immédiate est obligatoire sera moins vite adoptée, car les utilisateurs attendront d'avoir suffisamment de preuves de l'intérêt de l'innovation avant d'entreprendre un changement important. Encore une fois, Pellerin et al. (2003) ont observé l'effet de ce déterminant sur l'adoption du « tout-ensilage ». En effet, les producteurs adoptants utilisaient déjà une forte proportion d'ensilage dans l'alimentation avant l'implantation définitive de la technique. Ils étaient donc déjà à l'aise avec cette façon de faire et en avaient fait l'essai préalablement.

La clarté de l'impact : L'impact d'une innovation est clair lorsque les résultats en découlant sont facilement observables. Plus les résultats sont visibles, moins l'incertitude reliée à l'innovation est grande. Ainsi, une innovation dont les résultats sont clairs sera plus facilement adoptée. Cette caractéristique explique aisément l'adoption lente des innovations dites préventives, c'est-à-dire visant à protéger d'un risque éventuel. Par exemple, le chaulage des champs représente des avantages au niveau de la disponibilité des éléments nutritifs pour les plantes. Cependant, ces avantages étant indirects et invisibles, il est plus difficile d'implanter des programmes de chaulage réguliers sur les entreprises agricoles qu'un programme de fertilisation directe qui montre des résultats immédiats.

Une autre caractéristique importante des innovations proposée par Callon et Latour est l'adaptabilité. Dans le modèle d'adoption tourbillonnaire, les innovations se diffusent lorsqu'elles sont en mesure de se transformer pour répondre aux besoins du milieu d'utilisation. Ainsi, une innovation adaptable est une innovation qui sera adoptée.

En ce qui a trait aux caractéristiques des individus, Rogers propose cinq catégories d'adoptants, selon leur rapidité à l'adoption d'innovations: les innovateurs, les adoptants hâtifs, la majorité hâtive, la majorité tardive et les retardataires (Figure 1.8).

3 4 % 3 4 %

13,5 16%

2,5%

III I

Innovateurs Adoptants Majorité Majorité Retardataires hâtifs liàrive tardive

Figure 1.8. Représentation graphique des catégories d'adoptants.

(Tiré de Rogers, 2003)

Les types d'adoptant se distinguent en ce qui a trait à leurs attitudes par rapport aux innovations (Rogers, 2003). Les innovateurs sont aventureux, aiment le risquent et composent très bien avec l'incertitude liée à l'essai de nouvelles méthodes. Cependant, ils sont peu intégrés à leurs pairs qui les considèrent comme marginaux. Leurs relations interpersonnelles sont diversifiées et souvent avec des personnes d'autres domaines que leur champ d'action. Les adoptants hâtifs ont sensiblement les mêmes caractéristiques que les innovateurs, mais sont davantage intégrés dans leur milieu social. Il constitue une source d'information fiable pour leurs pairs et sont les personnes possédant le plus de leadership dans leur milieu en matière d'innovation. La majorité hâtive démontre de l'intérêt et de la motivation pour l'innovation, mais nécessite une période de réflexion plus longue que les deux catégories précédentes. Ils font moins bien face à l'incertitude. La

majorité tardive est septique face aux innovations. Leur motivation à l'adoption vient de nécessités économiques ou de la pression de leur pair plutôt que du désir d'innover. Les retardataires sont méfiants envers les innovations. Il s'agit généralement de gens isolés, qui aiment peu le changement et qui ont besoin de certitudes avant d'en entreprendre un.

Pannell et al. (2006) ont toutefois démontré que seulement une partie des gens considérés comme dure à rejoindre par les intervenants du milieu agricole appartenait à la catégorie des retardataires. En effet, plusieurs des participants à cette étude étaient bien informés sur les pratiques proposées, mais ne les adoptaient pas, car elles ne correspondaient pas à leurs besoins ou qu'ils les considéraient comme inefficaces.

Au niveau socio-économique, un niveau d'éducation élevé, un statut social élevé, de grandes entreprises plus spécialisées et plus axées vers une orientation économique, de même qu'une attitude positive face au crédit sont des caractéristiques des individus liées à une adoption rapide (Rogers, 2003). L'âge n'a pas d'impact sur le degré d'adoption des individus. Au niveau personnel, le même constat a été fait par Rogers (2003). Les personnes empathiques, ouvertes aux nouvelles idées, rationnelles, favorables aux changements et à la science et ayant de la facilité à saisir les concepts abstraits et à tolérer les risques sont généralement plus innovantes. Ces personnes sont aussi plus exposées aux médias de communication et recherchent plus activement de l'information sur les innovations.

Dans un autre ordre d'idée, les canaux de communication jouent également un rôle primordial dans la diffusion des innovations. La première étape du modèle d'adoption linéaire étant la connaissance, où le futur adoptant apprend l'existence d'une innovation; les médias de masse sont appropriés pour effectuer une telle opération. Par contre, dans les étapes subséquentes de persuasion et de décision, une communication plus personnelle est à privilégier. Une communication est plus efficace lorsque les individus sont homophiles, c'est-à-dire semblables pour des aspects de croyances, éducation, statut social et champs d'intérêt (Rogers, 2003). Dans le cas de la diffusion d'une innovation, la communication est des plus efficaces si les interlocuteurs sont homophiles pour tous les aspects à l'exception de ce qui a trait à l'innovation en elle-même. Pour favoriser l'adoption

d'innovations, il faut donc utiliser des canaux de communication dont les émetteurs sont les plus similaires possible aux récepteurs.

Le type de décision lié à l'adoption ou non d'une pratique influence aussi son niveau d'adoption. Selon Rogers (2003), il existe trois types de décisions. Les décisions individuelles sont celles où chaque personne choisit individuellement d'adopter ou de rejeter l'innovation, et que cela n'influence pas les décisions des autres. Les décisions collectives sont le résultat d'un groupe de personnes qui décident d'adopter l'innovation. Enfin, la décision d'autorité est lorsque des individus en situation de pouvoir imposent une innovation. Le degré d'influence de l'adoptant est entier dans le cas d'une décision individuelle, partiel pour une décision collective et absent pour une décision d'autorité. Généralement, l'adoption d'une innovation est plus rapide dans le cas d'une décision d'autorité.

Bien que le processus défini par Rogers (2003) soit remis en question par les études contemporaines menées par l'école sociotechnique inspirée de Callon et Latour, il n'en demeure pas moins que la conceptualisation des facteurs déterminants l'adoption des innovations telle que décrite par Rogers est très éclairante (Tableau 1.12).

Tableau 1.12. Synthèse des facteurs déterminants à l'adoption.

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*

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i

•** C w ■- « — -

Facteurs Facilitant Limitant

Avantages relatifs Perçu comme avantageux Perçu comme désavantageux

Complexité Peu complexe Complexe

Compatibilité

Compatible avec valeurs, ressources, habitudes, nonnes

Incompatible avec valeurs, ressources, habitudes, normes Possibilité d'essai Essai possible Essai impossible

Clarté de l'impact Impact clair Impact abstrait, indirect Canaux de communication Adaptés au message et au

récepteur

Inappropriés au message et au récepteur

Type de décision Contrainte Libre

Nature du système social

Adapté de Rogers (2003).