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UN MOYEN ARGUMENTATIF DU DISCOURS

B. La mise à distance de l'auditoire : le triomphe du je

La dominance du je dans le discours politique s'explique par le type même de discours. Le politicien doit incarner des valeurs et des idées, qu'il présente en utilisant la première personne du singulier. Cependant, il s'adresse à des citoyens, qu'il essaie de convaincre, et ceux- ci doivent être représentés dans le discours. Mais le politicien n'est pas obligé de vouloir réunir son auditoire, il peut également créer une distance avec le public, selon ses motivations, en utilisant notamment la deuxième personne du pluriel.

Dans notre corpus, Sarkozy (2007) s'adresse à son auditoire en disant vous, et semble donc vouloir créer une distance avec lui. Pourtant, ce choix semble paradoxal, puisque le politicien témoigne dans le même discours de son intérêt et de son affection pour le peuple africain :

Oui, je veux m'adresser à tous les habitants de ce continent meurtri, et, en particulier, aux jeunes, à vous qui vous êtes tant battus les uns contre les autres et souvent tant haïs, qui parfois vous combattez et vous haïssez encore mais qui pourtant vous reconnaissez comme frères, frères dans la souffrance, frères dans l'humiliation, frères dans la révolte, frères dans l'espérance, frères dans

le sentiment que vous éprouvez d'une destinée commune […]46.

Dans ce passage, Sarkozy multiplie les adresses au public, sollicitant son attention, et d'une certaine façon avec le désir de l'inclure dans son discours. Mais on remarque également que le locuteur est mis au premier plan par l'utilisation du je et du me élidé, en début de paragraphe. De plus, le pronom choisi pour désigner l'auditoire est le vous, qui à l'inverse du nous exclut le je. La mise à distance de l'auditoire continue par la reprise anaphorique du pronom par le nom « frères ». Cette appellation fait référence au lien national de l'auditoire, considéré comme un lien familial, qui ne peut pas être partagé par Sarkozy. Celui-ci instaure une distance entre les Français et les Africains, alors même que le but du discours est de former une alliance politique

et économique avec l'Afrique47. En réalité, le choix du vous cache le désir de mettre en avant le

je. Sarkozy emploie un ton paternaliste dans son discours de Dakar, s'efforçant de montrer qu'il

sait ce qui est le mieux pour le peuple africain. À la fin de ce discours, il prend même à parti l'auditoire à l'aide de questions oratoires, sous la forme « Vous voulez [ceci] ? Alors [faites cela] » :

Jeunes d'Afrique, vous voulez le développement, vous voulez la croissance, vous voulez la hausse du niveau de vie. Mais le voulez-vous vraiment ? Voulez-vous que cessent l'arbitraire, la corruption, la violence ? […] Si vous le voulez, alors la France sera à vos côtés pour l'exiger,

mais personne ne le voudra à votre place48.

Cette dominance du j e sur le vous n'engage pas vraiment la réussite d'une argumentation efficace, du moins dans ce contexte, où il devrait y avoir une union, et non désunion.

Cette ambiguïté se retrouve également dans le discours de Royal, qui ne cesse de valoriser son auditoire tout au long de son discours, mais qui pourtant choisit d'introduire une de ses citations en utilisant la deuxième personne du pluriel :

Chers amis, vous le voyez il existe des raisons profondes d'espérer. J'aime cette phrase de Martin

Luther King : "Il n'y a que quand il fait suffisamment sombre que l'on peut voir les étoiles49".

Une de ces lueurs est apparue récemment, aux États-Unis d'Amérique avec l'élection de Barack

Obama50.

Ce vous est surprenant, parce qu'il apparaît après un long résumé des actions menées au Sénégal par la région Poitou-Charentes, présidée par Royal, résumé ponctué par un nous très présent. Comme elle a commencé son discours, la politicienne débute ce nouveau paragraphe argumentatif par une adresse amicale au public, « chers amis ». Mais celle-ci est suivie directement par le pronom vous, qui peut se comprendre comme un vous « résultatif », ayant pour but de souligner un peu plus les actions menées par la politicienne. Cependant, on peut aussi comprendre ce choix énonciatif comme un moyen pour Royal de s'exclure du nous, d'autant plus qu'elle commence sa phrase suivante par la première personne du singulier. L'oratrice est ainsi au premier plan de l'acte citationnel, ce qui empêche la bonne réception de la citation par le public, qui reste silencieux. C'est seulement au nom de Barack Obama que l'auditoire applaudira. On comprend donc que la réception de la citation est influencée par de

47 De manière générale, le discours de Dakar de Sarkozy est ambigu dans le sens où il montre une incompatibilité à rassembler l'Europe et l'Afrique, alors même que c'est l'objectif du discours. L'argumentation ne peut donc pas aboutir.

48 Cf. annexe p. 135. Nous soulignons.

49 Cette citation de Martin Luther King Jr. est tirée de son dernier sermon, la veille de son assassinat à Memphis, le 3 avril 1968 : « But I know, somehow, that only when it is dark enough can you see the stars ».

nombreux facteurs discursifs, comme la désignation de l'auditoire. La façon dont l'orateur énonce la citation joue également un rôle important dans cette réception.

2. La mise en voix de la citation : un travail de mise en scène

Le travail de mise en voix et de mise en scène du discours impacte inévitablement sur la portée des paroles rapportées. L'orateur livre son discours dans un contexte d'énonciation bien précis, dont les caractéristiques conditionnent sa réception. D. Maingueneau parle de scène

d'énonciation pour décrire la spécificité de l'énonciation dans un discours51 :

Le terme de « scène » en français présente en outre l'intérêt de pouvoir référer à la fois à un cadre et à un processus : c'est à la fois l'espace bien délimité sur lequel sont représentées les pièces […]

et les séquences d'actions verbales et non verbales, qui investissent cet espace52.

Le terme de « scène d'énonciation » s'appuie sur une métaphore théâtrale, et permet d'appréhender l'énonciation comme une mise en scène. L'orateur est donc acteur de son propre discours, à la fois producteur et comédien53. Pour que son discours soit efficace, l'orateur doit

connaître son texte parfaitement, tout comme le comédien, et doit mettre assez de conviction pour convaincre son auditoire. Ce sont ici les notions de memoria et d'actio de la rhétorique antique que l'orateur doit maîtriser : il doit mémoriser puis jouer son discours. Le jeu de l'orateur s'exprimera dans sa façon de dire le texte (prononciation, intonation, rythme, etc.), mais aussi par la manière dont il dispose de son corps, par son attitude et sa gestuelle. A.-M. Paillet parle d'ailleurs à ce titre de la « polyphonie corporelle54 » comme de l'accompagnement co-verbal du

discours cité.

L'orateur, en mettant en scène son discours, se retrouve donc aussi à se mettre en scène lui-même. L'ethos de l'orateur se construit par cette mise en scène de soi :

Ce que l'orateur prétend être, il le donne à entendre et à voir : il ne dit pas qu'il est simple et honnête, il le montre à travers sa manière de s'exprimer. L'ethos est ainsi attaché à l'exercice de la parole, au rôle qui correspond à son discours, et non à l'individu « réel », appréhendé

51 D. Maingueneau s'intéresse principalement au discours littéraire (notamment dans l'ouvrage Manuel, op. cit), mais il s'appuie plus généralement sur le genre du discours, dont le discours politique est un sous-genre (cf.

Discours et analyse du discours, Paris, Armand Colin, 2014).

52 D. Maingueneau, Discours, ibid, p. 124-125.

53 On retrouve notamment le portrait de l'orateur comme un acteur qui feint la vérité chez G. Mathieu-Castellani,

op. cit.

indépendamment de sa prestation oratoire55.

Mais, la mise en scène de soi n'est pas figée et passe également par l'interaction avec l'autre. Il ne s'agit pas de dire un discours pour dire un discours, mais bien de partager des opinions et de convaincre un auditoire. C. Kerbrat-Orecchioni distingue ainsi la rhétorique de l'ethos de la présentation de soi56. Si la première est une construction individuelle, la deuxième est une

construction en interaction avec l'interlocuteur. L'orateur devra savoir manier les deux pour gagner en efficacité. La citation évolue donc dans un discours ancré dans une scène

d'énonciation spécifique à chaque discours, où l'orateur met en scène sa parole selon l'orientation

argumentative qu'il souhaite donner.

Nous analyserons le travail de mise en scène de la citation à travers l'étude visuelle de trois discours du corpus57. Il s'agit des deux discours de Sarkozy et de celui de Royal58. Notre

analyse s'efforcera de décrire les caractéristiques citationnelles à l'oral et les enjeux qui s'en dégagent, tout en proposant des liens argumentatifs avec les caractéristiques formelles de la citation à l'écrit.