• Aucun résultat trouvé

B. La référence détournée : la malédiction de Cham

III. Les enjeux de la citation dans le discours politique

1. La visée politique : légitimer un discours

La citation permet de légitimer à la fois l'homme politique et son discours. L'homme politique, parce que la citation lui permet de s'ériger en homme de lettres, en « grand écrivain contrarié et grand relecteur de classiques70 » pour reprendre les mots de C. Le Bart. S. Olivesi

définit ce phénomène comme une « logique de légitimation » du discours, où il s'agit de « manifester une culture de nature à rendre légitime à la fois le discours et celui qui le tient71 ».

Dans notre corpus, cette culture se manifeste à travers des références aux événements et aux acteurs de l'histoire de l'esclavage, mais aussi par la reprise des textes des poètes qui puisent leur matière dans cette histoire. La connaissance de ces faits et de ces auteurs permet assurément au politicien de légitimer son discours sur ce sujet. La légitimation est également renforcée par l'autorité des sujets cités. Ainsi, les auteurs de la négritude sont privilégiés dans un discours sur l'esclavage, et quasi-inévitable à l'heure actuelle.

Dans le discours de Dakar, Sarkozy emploie la citation comme un moyen de légitimation en mobilisant l'autorité de Senghor, poète et premier président sénégalais. De fait, la citation acquiert un pouvoir quasi symbolique et crée un lien privilégié avec l'auditoire, les Sénégalais étant très attachés à la figure de Senghor. Il est intéressant de remarquer que les citations du poète sont choisies soit pour mettre en valeur l'Afrique, soit pour montrer le lien qui unit l'Afrique et la France. Sarkozy cite d'abord Senghor pour reconnaître l'importance de l'art africain :

L'art moderne doit presque tout à l'Afrique. L'influence de l'Afrique a contribué à changer non seulement l'idée de la beauté, non seulement le sens du rythme, de la musique, de la danse,

mais même dit Senghor, la manière de marcher ou de rire du monde du XXe siècle.72

Mais le politicien cite surtout le poète sénégalais pour appuyer l'argument principal de son discours, qui est de créer une alliance entre la France et l'Afrique :

70 C. Le Bart, op. cit., p. 37.

71 S. Olivesi, Référence, déférence, une sociologie de la citation, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 40. Nous tenons à préciser que l'étude de S. Olivesi porte sur les logiques citationnelles dans les discours scientifiques en sciences humaines. Il nous semble néanmoins que ses réflexions peuvent être adaptées à d'autres champs d'étude, comme le discours politique.

Écoutez plutôt, jeunes d'Afrique, la grande voix du Président Senghor qui chercha toute sa vie à réconcilier les héritages et les cultures au croisement desquels les hasards et les tragédies de l'histoire avaient placé l'Afrique.

Il disait, lui l'enfant de Joal, qui avait été bercé par les rhapsodies des griots, il disait : « nous sommes des métis culturels, et si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle, que notre message s'adresse aussi aux français et aux autres hommes ».

Il disait aussi : « le français nous a fait don de ses mots abstraits – si rares dans nos langues maternelles. Chez nous les mots sont naturellement nimbés d'un halo de sève et de sang ; les mots du français eux rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit ».

Ainsi parlait Léopold Senghor qui fait honneur à tout ce que l'humanité comprend d'intelligence. Ce grand poète et ce grand africain voulait que l'Afrique se mît à parler à toute

l'humanité et lui écrivait en français des poèmes pour tous les hommes.73

On constate dans cet exemple que les formules bienveillantes et superlatives qui décrivent Senghor traduisent le désir du politicien de séduire son auditoire : « Écoutez plutôt […] la grande voix du Président Senghor », « Léopold Senghor qui fait honneur à tout ce que l'humanité comprend d'intelligence », « ce grand poète et ce grand africain ». De plus, les extraits cités permettent de créer une proximité entre Africains et Français. Sarkozy a en effet choisi des citations de Senghor qui montrent que le poète écrivait en français pour la beauté de cette langue, mais également parce qu'il la considérait comme plus accessible par rapport aux langues africaines. En cela, le discours de Sarkozy est assez paradoxal si on garde à l'esprit que le but de ce discours est de créer une alliance politique entre le Sénégal et la France. L'éloge de la langue française atténue ici pourtant l'éloge de l'art africain que Sarkozy faisait plus tôt dans son discours.

La légitimité du discours se construit donc autour d'une autorité, et dans le cas de la citation de celle du sujet cité. Mais ce n'est pas seulement la personne physique qui peut faire autorité, ce sont également ses mots. Quand le politicien utilise les mots d'autrui, il choisit de situer son discours dans la lignée ou non de cette autorité, parce que « citer, ce n'est pas simplement mentionner, c'est aussi prendre positon relationnellement par l'instauration d'un rapport à ce que l'on cite74 ». Dans notre corpus, la citation est toujours un moyen de montrer son

adhésion à l'opinion de l'autorité citée. La citation permet donc la légitimation du propos du politicien par les mots d'autrui. Pour illustrer cela, nous prendrons pour exemple une citation du

Discours sur le colonialisme de Césaire dans le discours de Pau-Langevin (10 mai), qui montre

comment la politiciennes'inscrit dans la lignée de l'autorité qu'elle cite :

73 Cf. annexe, p. 137. 74 S. Olivesi, op. cit., p. 10.

Aucune nation n'est exempte de regrets lorsqu'elle se retourne sur son Histoire. Les sociétés humaines préfèrent célébrer les événements qui sont à leur gloire. Le désir est toujours grand d'enterrer ce que nous voudrions n'avoir jamais vu le jour. Mais, comme nous en avertissait Aimé Césaire : « Une civilisation qui s'avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. » Ces paroles d'Aimé Césaire conservent toute leur actualité et toute leur force de vérité. Nous pensons, à sa suite, que la grandeur d'une nation se mesure au courage dont elle fait preuve pour se retourner sur son Histoire. Toute son

Histoire.75

Le propos de Pau-Langevin est ici de rappeler l'implication de la France dans l'entreprise esclavagiste. La dénonciation de cette implication se fait en revanche non pas par les mots de la politicienne, mais par ceux du poète convoqué, Césaire. En effet, on remarque que les trois premières phrases du passage introduisent l'argument du discours, les parts d'ombre du passé de la France qu'il s'agit de révéler. La France n'est pourtant pas nommée comme telle par Pau- Langevin, elle choisit le nom général de « nation », ou le groupe nominal « les sociétés humaines », généralisant ainsi son propos à tous les pays. Césaire non plus n'identifie pas clairement la « civilisation » dont il parle, même si dans les deux cas le lecteur/auditeur sait qu'ils font référence à la France. Si Pau-Langevin introduit son argument de façon plutôt générale et neutre, la citation de Césaire casse pourtant le rythme du discours, qui devient plus véhément, grâce aux paroles rapportées du poète martiniquais. D'abord, grâce à la conjonction de coordination « mais », placée en début de phrase, qui marque le changement de ton. Ensuite, par le rythme propre des mots de Césaire, modèle d'une parole véhémente76 et qui marque la

dénonciation. Ces mots sont les premiers du Discours sur le colonialisme, qui débute par une attaque brutale et insistante contre la civilisation européenne, qui se traduit dans le style par un rythme répétitif avec l'anaphore « une civilisation », et le parallélisme de construction « une civilisation qui […] est une civilisation » . La dénonciation de l'implication française est ainsi martelée. Cependant, il ne s'agit pas totalement de la même dénonciation dans l'oeuvre de Césaire et dans le discours de Pau-Langevin. En effet, le début du Discours s'inscrit dans le contexte post loi de départementalisation des anciennes colonies françaises, et s'attache plutôt à dénoncer l'action de la France envers ses départements d'Outre-mer77. Pour Pau-Langevin, il

75 Cf. annexe, p. 144.

76 G. Molinié définit la véhémence comme « une des qualités du style : c'est un des principaux moyens de l'ornement. Elle désigne la force qui émane du discours, créant l'impression de l'énergie, et destinée à toucher les auditeurs. » , in Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie générale française, 1992. La parole véhémente est construite dans le but d'émouvoir le destinataire et d'entraîner son adhésion au discours.

77 Césaire écrit ce pamphlet en 1950, quatre ans après le vote de la loi de départementalisation des colonies françaises, pour laquelle il est à l'origine. Cependant, cette loi n'a pas tenu ses promesses pour Césaire, et les

s'agit plutôt de dénoncer le silence autour de l'implication de la France dans la traite négrière et la colonisation. Mais tous deux abordent les mêmes problématiques et ont à cœur de dénoncer les incohérences et les erreurs de la France. C'est donc dans cette optique là que Pau-Langevin inscrit son discours « à la suite » de celui du poète martiniquais. On remarquera que la politicienne choisit un passage rapporté marqué par les émotions vives du sujet citant. Il semble que ce phénomène soit récurrent dans notre corpus, faisant de la fonction émotionnelle une des caractéristiques de la citation.