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UN MOYEN ARGUMENTATIF DU DISCOURS

B. Donner corps à la citation : la mise en scène de l'orateur

III. Une citation et des discours

2. La citation du Cahier de Césaire dans les discours du corpus

La citation de Césaire n'est pas introduite de la même manière dans les trois discours du corpus, et elle n'est parfois pas retranscrite dans sa totalité. Dès lors, ces choix traduisent l'inflexion argumentative que chaque politicien veut donner à cette citation. Dans le discours de Sarkozy de 2011, les deux parties de la citation de Césaire sont retranscrites fidèlement :

Et pendant tous ces siècles, un long cri de douleur traversa l'Atlantique.

Les maîtres disaient : « la côte d'Afrique est une bonne mère ». Mais c'était une mère meurtrie. Et au cri des mères africaines auxquelles on arrachait leurs enfants répondait en écho celui des esclaves enchaînés auxquels on avait arraché même le souvenir de l'amour maternel.

Ce cri était celui dont parlait Césaire : « Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes. […] J'entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit d'un qu'on jette à la mer... les abois d'une femme en gésine... des raclements

82 Cette description de la traversée à fond de cale a considérablement marqué les auteurs antillais, et notamment Patrick Chamoiseau qui écrit dans Écrire en pays dominé : « Il m'était facile de rêver-la-cale. Cette horreur m'avait été hurlée par les chantres de la Négritude », p. 134.

d'ongles cherchant des gorges... des ricanements de fouets... des farfouillis de vermine parmi les lassitudes... »

Ce cri qui hantera pour les siècles des siècles tous les descendants d'esclave, ce cri qui continuera de résonner pour les siècles des siècles dans toute l'Afrique noire, ce cri s'adresse à toute

l'Humanité parce que la traite et l'esclavage furent les premiers crimes contre l'Humanité.84

L'introduction de cette citation est intéressante parce qu'elle procède de la reprise anaphorique d'un des mots de la citation. Le cri du pays devient dans le discours de Sarkozy celui « des mères africaines auxquelles on arrachait leurs enfants », et celui « des esclaves enchaînés auxquels on avait arraché même le souvenir de l'amour maternel ». Sarkozy cite donc ces vers de Césaire afin de décrire la souffrance des esclaves. Il exploite ainsi le sous-entendu du premier vers, qui, comme nous l'avons vu, laisse entendre la voix du poète et sa dénonciation. De plus, la souffrance des esclaves sera explicitement décrite dans la suite de la citation. Sarkozy ne dénature donc pas le sens des mots de Césaire, et sa visée argumentative n'en est que plus forte, puisque la dénonciation plus ou moins implicite du poète martiniquais se trouve explicitement formulée dans les mots de Sarkozy, qui dénonce la traite et l'esclavage comme « premiers crimes contre l'Humanité »85.

De même, dans le discours de Pau-Langevin du 23 mai 2014, la citation des vers de Césaire vise à mettre en avant la souffrance des esclaves, devenus sujet de cette citation :

Oui, la République avait enfin répondu au « cri de l'innocence et du désespoir » poussé par Louis Delgrès en 1802. [...]

Les victimes de l'esclavage ont souffert durant des siècles. Durant des siècles des hommes, des femmes et des enfants ont été achetés et vendus comme des marchandises. Durant des siècles des hommes ont tiré profit de la souffrance, de l'asservissement et de la mort d'autres hommes. Durant des siècles, comme l'écrivait Aimé Césaire, des hommes et des femmes noirs ont entendu « de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit d'un qu'on jette

à la mer ».86

On constate que Pau-Langevin ne reprend qu'une partie de la seconde moitié de la citation, qu'elle coupe à l'image particulièrement violente d'un esclave jeté à la mer. Si la politicienne ne reprend pas le premier vers du passage, son discours fait quand même référence au cri, mais cette fois-ci il s'agit de celui de Louis Delgrès dans sa proclamation pour l'abolition de l'esclavage du 10 mai 1802. Le cri semble alors être la composante caractérisant le mieux la souffrance. De même, dans le paragraphe qui suit la citation, Pau-Langevin dénonce, comme le fait Sarkozy, l'esclavage comme un crime contre l'humanité. Il semblerait donc que ces vers de

84 Cf. annexe p. 141-142.

85 Cf. notre analyse visuelle de ce passage p. 75-76. On notera que si pendant tout ce passage Sarkozy garde la tête baissée pour lire son discours, notamment lors de la citation, il la relève au moment de la dénonciation du crime contre l'humanité.

Césaire soient le moyen privilégié par les politiciens pour dénoncer la traite et l'esclavage.

Cette intuition se confirme dans le dernier discours du corpus citant ces vers, celui de Sarkozy à Dakar :

Je ne suis pas venu nier les fautes ni les crimes car il y a eu des fautes et il y a eu des crimes. Il y a eu la traite négrière, il y a eu l'esclavage, les hommes, les femmes, les enfants achetés et vendus comme des marchandises. Et ce crime ne fut pas seulement un crime contre les Africains, ce fut un crime contre l'homme, ce fut un crime contre l'humanité toute entière.

Et l'homme noir qui éternellement « entend de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit de l'un d'entre eux qu'on jette à la mer. » Cet homme noir qui ne peut s'empêcher de se répéter sans fin « Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes. » Cet homme noir, je veux le dire ici à Dakar, a le visage de tous les hommes du monde.

Une fois encore la citation de Césaire sert à dénoncer le crime de l'esclavage, qui se fait ici avant la citation elle-même. Sarkozy se met en scène grâce à un je qui se veut percutant et péremptoire. Ce passage est au début du discours de Dakar, et il s'agit donc pour Sarkozy de montrer son engagement envers les Africains. Cet engagement doit passer par la dénonciation de l'esclavage et non par sa négation. La dénonciation se fait graduellement : le crime de la traite et de l'esclavage est un « crime contre les Africains », « un crime contre l'homme », et enfin « un crime contre l'humanité toute entière ». Par cette généralisation, Sarkozy crée une proximité entre tous les hommes, que la citation doit illustrer. Celle-ci est insérée au discours du citant en deux étapes et dans un ordre différent de celui du Cahier. L'inversion de l'ordre de la citation, qui, si on schématise, n'est plus le cri puis la cale, mais la cale puis le cri, révèle la stratégie argumentative du politicien. Sarkozy décrit avant de dénoncer, alors que Césaire dénonce puis décrit – même si en réalité tout le Cahier est un cri de dénonciation. La citation de Césaire se présente donc comme l'argument de la thèse du politicien. D'ailleurs, la fusion des voix du citant et du cité est quasi-complète, notamment à cause de l'absence du nom du cité, mais également de l'absence des deux points qui entraînent l'intégration du discours cité au discours citant. À l'écrit, les guillemets permettent la reconnaissance de la citation, mais à l'oral, celle-ci est « fondue » aux mots du politicien. La prononciation très rythmée de la citation, ainsi que la gestuelle de l'orateur, marquent cependant la reprise des paroles rapportées. Mais en réalité, les personnes composant l'auditoire de ce discours sont tout à fait à même de reconnaître les vers du Cahier de Césaire, même en l'absence de son nom.

Les syntagmes introducteurs de la citation participent également à l'argumentation du politicien. Le premier passage sur la cale du bateau négrier est introduit par un sujet généralisant, comme chez Pau-Langevin, mais cette fois-ci au singulier : « l'homme noir », repris ensuite par

« cet homme noir ». Il s'agit ici pour Sarkozy de créer un groupe identifiable et uni, capable de fédérer la population africaine. Ensuite, l'adverbe éternellement ancre la situation dans un temps long et sans fin. L'« homme noir » serait donc voué à vivre et revivre la souffrance de ses ancêtres tout au long de sa vie. De même, le verbe introducteur de la deuxième partie de la citation est accompagné du syntagme prépositionnel sans fin, qui produit le même effet, et donne plus encore l'impression que les descendants d'esclaves sont condamnés à entendre ce cri toute leur vie. On remarquera que Sarkozy ne cite pas tout le vers de Césaire, et fait la même coupe que Pau-Langevin. De plus, il change sensiblement les mots du poète : ce n'est plus « le bruit d'un qu'on jette à la mer », mais « le bruit de l'un d'entre eux qu'on jette à la mer », le pronom démonstratif eux faisant référence à l'antécédent mourants, rendant ainsi encore plus explicite l'image césairienne. Finalement, dans la dernière phrase du passage, Sarkozy affirme le lien entre « l'homme noir » et « tous les hommes du monde », mettant fin à une discrimination raciale en affirmant l'égalité entre tous les hommes. On remarquera que l'ethos du politicien s'affirme dans l'incise de cette dernière phrase, grâce à la première personne du singulier et au verbe modal

vouloir. La citation de Césaire permet à Sarkozy de dénoncer les crimes de la traite et de

l'esclavage, tout en affirmant la lucidité de l'ancienne France colonialiste face à la souffrance des descendants d'esclaves. La stratégie argumentative de Sarkozy, qui consiste à généraliser cette souffrance à tous les hommes, doit permettre de gagner l'adhésion du public sénégalais, et donc de favoriser l'accomplissement du projet d'alliance entre la France et l'Afrique qu'il propose dans ce discours. Si le public applaudit à la dénonciation du crime par Sarkozy, la polémique autour du discours de Dakar empêchera inévitablement le succès de cette alliance.

Finalement, la citation de Césaire permet aux trois politiciens de peindre la réalité tragique de la traite et de l'esclavage grâce à des images poétiques saisissantes par leur atrocité, et de témoigner de la souffrance des esclaves. Le sens de la citation de Césaire n'est donc pas dénaturé. En revanche, la visée n'est pas la même chez le poète et chez les politiciens. Chez le poète, il s'agit d'un moment de définition du peuple martiniquais, alors que chez les politiciens, citer ces vers est un moyen politique, particulièrement explicite dans le discours de Dakar. Dans les discours de commémoration, la citation de Césaire sert plutôt d'argument en faveur de la condamnation officielle du crime de l'esclavage dans la loi de Taubira du 21 mai 2001. Cette citation permet aux politiciens de dénoncer la traite et l'esclavage comme un crime contre l'humanité, et ainsi d'affirmer une ligne politique claire concernant les populations ultramarines et africaines. De fait, on constate que les mots du poète réutilisés subissent une modification, qui joue sur le sens et vise une intention argumentative. Dans le dernier temps de ce mémoire, nous

nous intéresserons à ces glissements de sens que nous avons déjà mentionnés sporadiquement dans notre étude. Il s'agira de s'interroger sur les degrés d'appropriations des mots d'autrui lors de leur réutilisation dans un nouveau contexte.