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MISE AU POINT OU BROUILLAGE DES PISTES ?

Dans le document tel-00343544, version 1 - 1 Dec 2008 (Page 68-71)

PREMIÈRE PARTIE : L’ÉMERGENCE FULGURANTE DU HARCÈLEMENT MORAL

CHAPITRE 2 : LA MONTÉE EN GÉNÉRALITÉ

2.2. MISE AU POINT OU BROUILLAGE DES PISTES ?

En quelques mois, le harcèlement moral est vite devenu un terme générique. Tout le monde est harcelé. Face à l’explosion des plaintes, la définition initiale de M.-F. Hirigoyen, qui présente le harcèlement moral comme une atteinte personnalisée et humiliante, une intrusion dans la vie psychique avec la présence d’une intentionnalité malveillante, a fait l’objet d’une série de réajustements.

A la question : « Comment s’explique l’ampleur du harcèlement moral aujourd’hui dans nombre d’entreprises, puisque les pervers narcissiques au sens littéral du terme ne se sont tout de même pas multipliés ces dernières années ? », M.-F. Hirigoyen répond que « les pervers, les vrais, entraînent les groupes à gérer les gens à leur manière. Et, si ça prend, c’est que nous sommes dans des univers où la guerre économique est en permanence mise en avant et que la fin y justifie les moyens »1. Le harcèlement moral n’est plus le seul fait d’un pervers narcissique. Il y aurait deux catégories de harceleurs : les pervers narcissiques « purs et durs », et des apprentis pervers qui sont obligés, en raison de contraintes organisationnelles et socio-économiques, d’appliquer le programme dicté par des psychopathes.

« Quand j’ai écrit mon livre, il y a un an et demi, j’ai effectivement beaucoup parlé des relations de personne à personne. Maintenant, je le nuancerais, en parlant de la violence perverse qui vient de l’entreprise elle-même, et de sa structure. Dans le harcèlement, il y a toujours un leader qui est pervers, mais son action est plus ou moins diluée, selon le contexte où il intervient. Avec le recul, j’ai essayé de faire une enquête chiffrée, et j’ai constaté qu’il y avait trois sortes de harcèlement, celui qui vient d’individus pervers ; celui qui vient d’individus qui ne sont pas structurellement pervers, mais dont le comportement est lié à leur position de travail, à leur besoin de faire illusion pour se maintenir à leur poste, aux luttes de pouvoir ; et, troisièmement, celui qui vient de l’entreprise elle-même, dont la structure est perverse »2. Au terme d’une personnification de l’entreprise qui frise l’anthropomorphisme, une troisième catégorie de harceleurs vient s’ajouter à la liste établie un an plus tôt : les entreprises perverses.

1 Le Nouvel Observateur, 21/01/99.

2 Politis, n° 586, 03/2/00.

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Plus d’un an plus tard, dans un entretien au magazine Femme actuelle, M.-F.

Hirigoyen élargit à nouveau la définition du harcèlement moral. En plus de la politique de l’entreprise qui, face à l’exigence de rendement, oblige ses cadres à adopter des attitudes extrêmes vis-à-vis de leurs subordonnés, la stratégie de l’entreprise pour faire démissionner quelqu’un de gênant (une forte tête) ou de moins performant, il faut inclure l’abus de pouvoir sans malveillance de certaines personnalités difficiles – les anxieux – ou de supérieurs maladroits qui n’entendent rien aux techniques de management. M.-F. Hirigoyen décrit ensuite le processus pervers en œuvre dans le harcèlement moral. Le harceleur commence par attaquer sa victime de façon anodine – sous-entendus, soupirs excédés, regards méprisants, remarques blessantes… Les attaques ne sont jamais franches. Quand la victime demande des explications, l’agresseur nie. C’est une phase d’emprise qui a pour but de la déstabiliser.

Chose faite, le harceleur multiplie les humiliations, et l’isole des autres. Usée, la cible n’est plus en mesure de se défendre, elle devient inattentive, inefficace et irritable. Le harceleur fait alors remarquer au collectif de travail l’incompétence et la mauvaise humeur de cette dernière. Aux yeux de tous, elle est responsable de ce qui lui arrive et est mise en quarantaine (Orgé, 2002).

Le harcèlement moral, qui désigne à l’origine les agissements d’un pervers narcissique qui se valorise constamment aux dépens des autres et dont le but est de les dominer pour se grandir, devient ainsi une « auberge espagnole ». L’intention de nuire n’est plus au cœur de la définition puisque est inclus l’abus de pouvoir sans malveillance. Une deuxième difficulté tient à la description du processus du harcèlement. La psychanalyste insiste sur le caractère pervers, sournois, de l’agression. Les attaques ne sont jamais franches, et l’agresseur avance masqué. Typiquement, ce seront les attitudes paradoxales (insultes prononcées d’une voix douce, avec le sourire, dans un bureau vitré), des rumeurs distillées comme si de rien n’était, des humiliations sans témoins… Où est la perversité du manager maladroit qui, parce qu’il répercute le stress qu’il vit sur ses collaborateurs, pique de temps en temps de grosses colères ? Où est la sournoiserie du directeur qui crie devant tout le monde sur un salarié parce qu’il a fait du mauvais travail ? M.-F. Hirigoyen élargit les types de harcèlement, sans changer la définition des agissements du harceleur, qui gardent le caractère de la sournoiserie et de la perversité. La définition du harcèlement constitue bientôt un canevas assez incohérent.

Pour éviter les amalgames, M.-F. Hirigoyen établit un diagnostic différentiel de la notion. Le harcèlement moral est ainsi à différencier du stress. Ce dernier concerne tous les individus à des moments différents, disparaît avec le repos, peut être positif, tandis que le premier ne concerne que certaines personnes, est une atteinte physique et psychique durable,

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est toujours négatif. « Le stress ne devient destructeur que par excès, le harcèlement est destructeur par sa nature même » (Hirigoyen, 2001, p. 16). Alors que la gestion par le stress ne contient pas d’intention malveillante, dans le harcèlement moral, l’individu est visé dans une volonté plus ou moins consciente de lui nuire. Il est également à distinguer de la maltraitance managériale, qui est un comportement tyrannique de certains dirigeants caractériels qui font subir une pression terrible à leurs salariés en les humiliant. L’ensemble du collectif de travail est logé à la même enseigne, alors que le harcèlement moral vise quelques individus en particulier. De même, le harcèlement moral ne peut être confondu avec les contraintes professionnelles, légitimées par le travail en lui-même et inhérentes à toute vie professionnelle.

Il faut enfin le distinguer du conflit, de la mésentente et des agressions ponctuelles, qui n’impliquent pas une idée de durée. Contrairement à H. Leymann qui considère que le mobbing résulte toujours d’un conflit professionnel mal résolu, M.-F. Hirigoyen pense que

« s’il y a harcèlement moral, c’est que justement aucun conflit n’a réussi à se mettre en place » (2001, p. 19). Les valeurs positives liées au conflit et ses vertus intégratives sont connues depuis Simmel.

M.-F. Hirigoyen insiste sur le caractère sournois, difficilement visible à l’entourage, du harcèlement moral. « Quand il est possible de réagir de manière collective, nous ne sommes pas dans le cas d’un harcèlement moral. Les mauvaises conditions de travail, la perversité ambiante dans une entreprise, le comportement autoritaire de petits chefs… tous ces éléments constituent un terreau favorable au harcèlement moral, mais ne doivent pas être confondus avec lui »1. « Le harceleur touche l’intime, et fonctionne sur la durée »2. Et elle appelle les employeurs à une réelle prévention des agissements hostiles, car ils ont plus à perdre, en termes de productivité et d’ambiance de service, qu’à y gagner.

M.-F. Hirigoyen semble avoir été dépassée par les événements. Elle exprime à plusieurs reprises ses regrets et ses craintes que le terme soit galvaudé. « Je craignais depuis le début que nous n’arrivions à ces excès. J’avais peur de la banalisation du terme

“harcèlement moral”, et c’est désormais le cas »3. Un an plus tard : « J’ai commencé à m’inquiéter quand j’ai vu des gens présentés dans les médias comme des harceleurs, sans qu’il y ait eu une analyse sérieuse de la situation »4. Elle se déclare favorable à une loi sur le

1 Le Monde du 29/2/00.

2 Le Point n° 1488, 23/3/01.

3 Le Monde du 29/2/00.

4 Le Point n° 1488, 23/3/01.

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harcèlement moral, mais redoute que les choses ne se fassent à la hâte1. Son bébé a grandi trop vite et lui a quelque peu échappé. Comment refuser la dénomination « harcèlement moral » à des centaines de personnes qui lui écrivent en disant : « Je suis harcelé moralement », sans se priver de son gagne-pain et de la combinaison magique qui a fait d’elle l’une des expertes les plus célèbres et les plus sollicitées de France ?

Sous des dehors offusqués dénonçant les dérives du tout harcèlement, elle avait en réalité tout intérêt à élargir la définition de la notion. Surtout qu’à ce stade, elle n’était plus seule dans le marché. M.-F. Hirigoyen a mis en branle une machine infernale, un « business » harcèlement moral qui nourrit beaucoup de monde.

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