• Aucun résultat trouvé

Mesures des classes socioéconomiques et portrait de l’évolution des classes

CHAPITRE  2.   Le crédit et la société de consommation : regards théoriques et

3.3   Mesures des classes socioéconomiques et portrait de l’évolution des classes

La littérature sociologique sur la stratification sociale et les inégalités sociales est vaste. Le champ a suscité de nombreuses approches, perspectives, écoles de pensées qui visent à comprendre et interpréter l’ensemble des différentiations sociales. Concrètement, il est possible de schématiser les différentes mesures de la stratification sociale qui ont été utilisées dans la recherche empirique. Dans un premier temps, on peut trier les approches selon les définitions objectives et subjectives (Wright 2005; Bosc 2011). Dans cette thèse, nous écartons d’emblée les approches subjectives, car la manière dont les individus conçoivent leur position sociale n’est pas pertinente pour répondre à notre question de recherche. Dans les approches dites objectives, l’on retrouve de nombreuses manières, dont les principales sont basées sur les classes sociales et le statut.63 Les classes sociales sont

mesurées notamment par les moyens de production (Marx 2008 [1867]), le degré d’autorité et d’autonomie (Wright 1979) ou le revenu (Foster et Wolfson 1992; Langlois 2010). Les stratifications basées sur le statut s’appuient généralement sur la mesure du prestige (Pineo et Porter 1967; Pineo 1981) ou les indices socioéconomiques (Blishen 1958; 1967; Blishen et McRoberts 1976).

Dans cette thèse, afin de mesurer les classes sociales, nous avons retenu l’approche du revenu, car nous souhaitons un classement des ménages selon le marché du travail – le revenu étant l’un des deux principaux facteurs des capacités financières des ménages. Il existe deux approches principales des classes sociales par le revenu : l’approche du revenu relatif et l’approche du revenu absolu. La première, développée par Lester Thurow (1987), consiste à définir les classes, ou des strates, selon des intervalles basés sur le revenu médian. Cette approche est très répandue dans la littérature (Bosc 2009). L’ensemble des intervalles forme une nomenclature des classes. À l’origine, cette approche fut développée pour contribuer au débat sur l’état des classes moyennes – celles-ci étant généralement

63 Pour une recension des études sur la stratification au Canada et au Québec de 1960 à 2000, voir Langlois

définies dans l’intervalle de 75 % à 125 % ou 75 % à 150 % du revenu médian. « Les seuils retenus sont variables, l’un des plus courants étant l’intervalle compris entre 75 % et 150 % du revenu médian. L’intérêt de cette approche est de pouvoir fournir une estimation de l’évolution de l’importance de la classe moyenne [ou des classes sociales en général] au cours du temps » (Bigot 2009 : 54). Cette approche est nommée « relative » dans la mesure où les intervalles sont basés sur le revenu médian, lequel varie d’une année et d’un pays à l’autre.

L’approche du revenu absolu définit aussi les classes sociales selon des intervalles de revenu, mais ceux-ci sont basés sur des seuils de revenu absolu et non sur le revenu médian (Milanovic et Yitzhaki 2002). Dans l’approche du revenu relatif, il importe de ne pas perdre de vue que même si les proportions des classes moyennes entre deux pays peuvent être identiques, le pouvoir d’achat peut être très différent. Milanovic et Yitzhaki (2002) ont privilégié l’approche du revenu absolu dans leur étude sur les classes moyennes à l’échelle mondiale. Selon eux, fait partie de la classe moyenne tout individu qui gagne un taux horaire entre 12 $ et 50 $ (en dollars de 2000). En l’occurrence, ils ont fixé ces seuils en utilisant le revenu moyen du Brésil comme borne inférieure (12 $) et le revenu moyen de l’Italie (50 $) comme borne supérieure.

Dans cette thèse, nous avons adopté l’approche du revenu relatif telle que développée par Thurow (1987) pour mesurer les classes sociales. Cette approche est couramment utilisée par les chercheurs qui se sont intéressés aux classes moyennes canadiennes (Beach 1988; Wolfson 1990; Heisz 2007; Wolfson 2010), québécoises (Langlois 2010), et d’ailleurs (Pressman 2007; Ravallion 2010; Atkinson et Brandolini 2013; Chauvel 2014). Il s’agit donc à la base d’une nomenclature qui a été développée pour circonscrire les classes moyennes. L’idée est de les situer au cœur de la distribution des revenus par la médiane. Bien que ces seuils soient parfois qualifiés d’« arbitraires », leur utilité en tant que catégories analytiques n’est pas remise en question (Ravallion 2010).

Nous avons adopté la nomenclature la plus répandue dans la littérature canadienne et québécoise (Wolfson 1992; Langlois 2010). Précisément, il s’agit d’une nomenclature qui regroupe cinq catégories basées sur le pourcentage de la médiane : i) < 60 % de la médiane,

ii) entre 60 % et 75 % de la médiane, iii) entre 75 % et 100 % de la médiane, iv) entre 100 % et 150 % de la médiane, et v) > 150 % de la médiane. Dès lors, nous utiliserons les termes suivants pour décrire ces intervalles : i) la classe populaire inférieure, ii) la classe populaire supérieure, iii) la classe moyenne inférieure, iv) la classe moyenne supérieure et v) la classe aisée. Ces termes sont utilisés simplement comme catégories analytiques pour constater l’effet de l’endettement sur les inégalités de patrimoine. La médiane sur laquelle les classes socioéconomiques sont basées a été calculée sur le revenu disponible des ménages. Pour l’usage que nous en faisons, les tests que nous avons effectués révèlent que les coefficients des rangs des classes changent très peu lorsque la médiane est basée sur le revenu disponible ou sur le niveau de vie.

Comme le souligne Bosc (2008), nous sommes conscient que l’approche du revenu pour définir les classes sociales est ultimement réductrice, dans la mesure où elle ne permet pas de tirer les leçons des legs sociologiques de Halbwachs, Lederer, Mills, Touraine, Bourdieu, Goldthorpe, Wright, Mendras, etc., sur les rapports de pouvoir et d’autorité, le rapport au savoir, les pratiques culturelles, les styles de vie et les dispositions éthiques. « [A]ux frontières des classes dites moyennes, la similitude des niveaux de vie n’effaçait pas les distances sociales et culturelles avec les membres des classes populaires ou de la bourgeoisie établie » (2008 : 108). Cependant, nous considérons cette nomenclature particulièrement appropriée pour étudier l’effet de l’endettement sur le patrimoine des ménages. Puisque le revenu constitue l’un des deux principaux facteurs des capacités financières des ménages, il nous importe de comprendre la manière dont l’endettement se distribue selon des intervalles de revenu. Nous avions besoin d’une nomenclature de classes afin de jauger l’impact de l’endettement sur le patrimoine. Il aurait été possible d’utiliser les déciles de revenu, mais nous avons estimé que dix catégories analytiques auraient complexifié indûment les analyses. Il aurait été également possible d’utiliser les quintiles de revenu, mais la nomenclature des classes socioéconomiques permet d’inscrire notre étude sur l’endettement des ménages dans le débat sur les classes moyennes. De plus, en dépit de ces aspects réducteurs, cette définition opératoire des classes correspond aux critères de Goldthorpe et Marshall (1992) pour une analyse non-marxiste des classes. Précisément, une analyse de classes non-marxiste nécessite : i) l’abandon des théories que la classe est le moteur de l’histoire et du changement social (l’historicisme); ii) l’adhésion à

une vision non-antagoniste des classes sociales où il existe à la fois des possibilités de conflits et de compromis; iii) le rejet de la théorie d’action collective où la position sociale mène forcément à des intérêts partagés et à une conscience de classes. En somme, les critères d’une analyse non-marxiste correspondent à une analyse wébérienne des classes. Nous avons retenu le concept de ménage pour effectuer nos analyses. L’enquête sur la sécurité financière permet techniquement de faire des analyses au niveau individuel, mais les estimations du patrimoine sont considérées plus fiables au niveau des ménages et ce, pour deux raisons notables : i) les ménages sont l’unité d’échantillonnage; ii) il s’est avéré difficile d’identifier dans la collecte à qui et en quelle proportion les dettes appartiennent dans le ménage, au sein du couple, etc. (Statistique Canada 2012, Guide de l’utilisateur de l’ESF). « Certains renseignements ont été recueillis pour chacun des membres des familles âgé de 15 ans et plus. Cependant, les données sur les avoirs et les dettes ont été recueillies pour l’ensemble de la famille, car il est souvent difficile d’attribuer des avoirs et des dettes à une personne en particulier au sein de la famille » (Statistique Canada 2001 : 39). Dans la terminologie de Statistique Canada, un ménage réfère à une personne ou à un groupe de personne qui occupent le même logement et qui n’ont pas de domicile habituel ailleurs au Canada ou à l’étranger. Un ménage peut donc se composer d’une famille de recensement (un couple avec ou sans enfants, une famille monoparentale), d’une famille économique (des personnes liées par le sang, l’alliance, l’union libre ou l’adoption), d’un groupe de personnes non apparentées (des colocataires, etc.) ou d’une personne vivant seule. Nous sommes conscient que les colocataires ne mettent pas leur patrimoine en commun, cependant, nous avions trois raisons de conserver cette catégorie. Notre but est d’étudier les effets de l’endettement sur le patrimoine de l’ensemble des ménages canadiens. Plusieurs de nos analyses reposent sur l’examen du total des actifs, des passifs et du patrimoine selon les classes socioéconomiques. De ce fait, l’exclusion des colocataires ne permettrait pas d’estimer le total de ces concepts pour la population générale. Enfin, la proportion de ménages vivant en colocation représente moins de 5 % de la population canadienne.

Stabilité des rangs des classes socioéconomiques canadiennes de 1999 à 2012

Les rangs des classes socioéconomiques canadiennes ont connu une stabilité de 1999 à 2012 (tableau 3.3.1). Au début de la période étudiée, en 1999, 26,6 % de la population des ménages canadiens se situaient dans la classe populaire inférieure, 8,8 % dans la classe populaire supérieure, 14,6 % dans la classe moyenne inférieure, 21,8 % dans la classe moyenne supérieure, et 28,2 % dans la classe aisée. Il est notable que la partie supérieure des classes populaires (8,8 %) est trois fois plus petite que la partie inférieure (26,6 %). À l’inverse, lorsqu’on examine les classes moyennes, la partie supérieure est plus grande (21,8 %) que la partie inférieure (14,6 %). La classe aisée, quant à elle, détient une proportion légèrement supérieure (28,2 %) à celle de la classe populaire inférieure (26,6 %). Il est connu que les rangs des classes socioéconomiques peuvent varier dans le temps (Chauvel 1997; Langlois 2010). Cela dépend de la manière dont la distribution des revenus évolue autour de la médiane. Cependant, aucun changement significatif des rangs n’a été observé au cours de la période. En 2012, la population canadienne des ménages se distribuait ainsi selon les cinq catégories : 26,7 % dans la classe populaire inférieure, 8,8 % dans la classe populaire supérieure, 14,5 % dans la classe moyenne inférieure, 21,4% dans la classe moyenne supérieure et 28,6 % dans la classe aisée. Il est attendu que des différences dans les rangs soient observées entre le revenu de marché, le revenu total et le niveau de vie, en raison des effets des transferts étatiques, de l’impôt et de la composition des ménages (Langlois 2010). Nous avons effectué des analyses supplémentaires (non- incluses dans cet ouvrage) qui confirme que les rangs varient selon la définition du revenu qui est privilégiée pour les trois cycles de l’ESF. La situation que nous avons dépeinte ici serait donc différente si nous avions privilégié une autre définition du revenu. Cependant, nous avons préféré le revenu disponible pour calculer les classes socioéconomiques, car il est nécessaire de tenir compte des transferts étatiques et de l’impôt pour mesurer le pouvoir d’achat réel des ménages.

Tableau 3.3.1 Les rangs des classes socioéconomiques de 1999 à 2012 (en pourcentages) Classe… 1999 2005 2012 1999-2012 … populaire inférieure 26,6 26,3 26,7 0,1 … populaire supérieure 8,8 9,9 8,8 0,0 … moyenne inférieure 14,6 13,7 14,5 -0,1 … moyenne supérieure 21,8 19,5 21,4 -0,4 … aisée 28,2 30,5 28,6 0,4 n 15 900 5 300 12 000

Source : Enquête sur la sécurité financière, cycles 1999, 2005, 2012, Statistique Canada, calculs de l'auteur.

* p < 0,05; ** p <0,01

3.4 Mesures des inégalités et méthode de décomposition du coefficient de