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Dettes et pouvoir : transformation du dispositif de contrôle 84

CHAPITRE  2.   Le crédit et la société de consommation : regards théoriques et

2.5   Dettes et pouvoir : transformation du dispositif de contrôle 84

« À Paris, sans fortune, sans dettes, sans héritage, on existe à peine déjà, on a bien du mal à ne pas être déjà disparu. » -Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

Puisque la dette, dans toutes ses manifestations, est si liée aux obligations des rôles sociaux, il n’est pas étonnant que de nombreux ouvrages aient exploré son lien au pouvoir (Graeber 2009; Dyson 2014; Robbins et Di Muzio 2016). Selon Peebles (2010), d’ailleurs, le pouvoir est le thème central qui ressort de sa recension de nombreuses décennies de recherches ethnographiques sur le crédit. Ce fait se constate même dans l’étymologie des termes associés à la dette, où le pouvoir et le devoir sont des thèmes omniprésents. L’on ne dit pas seulement qu’on doit rembourser une dette, mais qu’on doit « honorer » nos engagements. Le devoir est une obligation morale ou légale et son non-respect peut impliquer de graves conséquences en fonction de la dette dont il s’agit. Dans son sens contemporain, un engagement signifie une « entente », soit orale ou écrite entre des parties, mais au sens propre, un engagement est justement l’action de mettre en gage quelque chose – souvent sa parole et sa réputation.

Certain patterns recur in lexical selections surrounding the term ‘debt’. In various European languages debt co-occurs with ‘bondage’, ‘freedom’, ‘gratitude’, and ‘honour’, as in ‘freedom from debt’, ‘debt of gratitude’, and ‘debt of honour’. The fundamentally moral nature of these linguistic associations suggests its power, its flexible usage, and the dilemmas to which it gives rise. Linguistic usage highlights the deep and widespread moral ambiguity and cultural discomfort attached to debt. (Dyson 2014: 67).

Peebles (2010) précise notamment que le crédit comme forme de pouvoir se décline selon quatre formes de régulation : le social, le temporel, le spatial et le corporel. « This definition of credit/debt as a material link between the past, the present, and the future then has consequences, as shown below, for the regulation and constitution of space and bodies as well. This review is therefore divided into sections addressing social regulation, temporal regulation, spatial regulation, and finally, bodily regulation » (Peebles 2010 : 227). Précisément : i) le social, car le crédit est une relation entre des acteurs sociaux et des entités morales; ii) le temporel, car toute relation de crédit implique une entente d’actions qui se déroule dans le temps et dont le défaut, le non-respect de ces engagements, nécessite des pénalités; iii) le spatial, car le rapport créancier-débiteur se produit à distance et a même lieu entre différentes juridictions légales en vertu des ententes internationales sur les droits de propriété; et iv) le corporel, car le comportement des individus est régulé notamment par la cote de crédit (Leyshon & Thrift 1999).

Dans la perspective wébérienne, la distribution inégale du pouvoir est à l’origine des inégalités sociales. De ce point de vue, les relations de crédit sont une composante majeure de la structure du pouvoir. Un partie importante de la structure du pouvoir est l’état actuel des créances et des dettes entre les acteurs sociaux, qu’il s’agisse des particuliers, des entreprises ou des États. Dans l’économie formelle, les créanciers, en vertu de leur position de pouvoir, peuvent tirer des avantages de leurs créances dans les sphères politique et sociale. Si l’on parle des relations de crédit au sens large, qui comprend la dette familiale et la dette morale, il est encore plus évident qu’elles structurent le pouvoir dans les trois sphères. Weber précise que le pouvoir dans la société est structuré par des rapports sociaux stables et réguliers – deux qualités qui caractérisent les relations de crédit. Le déploiement des créances entre les acteurs sociaux équivalent, en quelque sorte, à la structure de dépendance et d’interdépendance dont parle Sarthou-Lajus (1997).

La perspective du pouvoir de Foucault a été particulièrement féconde pour élucider le rapport entre le pouvoir et la dette (Marron 2009). La gouvernementalité, selon Foucault, réfère à l’ensemble des dispositifs régulant ou « gouvernant » les individus et les groupes dans les différentes sphères de la vie, dont la vie politique, la vie privée, la reproduction. (Foucault 1989). Dit de manière succincte et mnémonique, la gouvernementalité, c’est la

conduite de la conduite. La gouvernementalité est donc une manière pour Foucault de répondre à l’objectif primaire qui traverse l’ensemble de son œuvre, c’est-à-dire faire une histoire, ou une généalogie, des différents modes culturels qui expliquent la formation du sujet. Dans la perspective où le pouvoir est l’un des facteurs qui influencent la manière dont le sujet est à la fois défini et se définit, la dette représente l’un des nombreux mécanismes du pouvoir.

Marron (2009) a élaboré une interprétation foucaldienne du crédit en exploitant en profondeur le concept de la gouvernementalité. « Governmentality emphasizes the continuous inventiveness and resourcefulness of authorities, whether individuals, institutions, or diverse actors acting under the power rubric of the state, toward understanding and framing the actions of others, economic processes, or the course of perceived problems and issues » (Marron 2009 : 9). L’industrie du crédit est un champ d’action, soutient-il, dans lequel l’État participe activement, depuis notamment la grande dépression des années 1930, où le libéralisme classique laissa graduellement sa place à un libéralisme interventionniste, notamment avec l’influence de Keynes. « Crucially, with the legacy of the New Deal and the growth in the reach and scope of the federal state, such mass credit became an object of regulation » (Marron 2009 : 13). L’État peut intervenir avec ses pouvoirs législatifs afin de réguler l’industrie du crédit, c’est-à-dire établir les règles sur la faillite et trouver l’équilibre des protections entre les créanciers et les débiteurs.

La régulation de l’industrie du crédit par l’État s’est développée notamment au cours des années 1920, au fur et à mesure que le modèle d’affaires s’est avéré viable (Marron 2009). Certaines pratiques illégales de l’industrie du crédit ont graduellement été légitimées par la loi, dont la plus importante est de pouvoir garantir un prêt par les futurs revenus. Ce fut un acquis important pour l’industrie du crédit, qui pouvait avoir dès lors recours à la justice pour réclamer ses créances auprès de l’employeur des débiteurs.

By the 1920s and 1930s, the conditional sale installment credit form represented the paradigmatic form of credit. With it, lenders channelled credit to consumers through carefully calibrated bureau-legal processes that served to discipline and regulate credit use and repayments to prevent losses due to non- repayment. This corresponds to the highpoint of what Burton (2008) calls the “old economy of credit.”. (Marron 2009: 11).

La mise en marché des biens de consommation et la nécessité de les financer ont attiré le capital et les investisseurs à l’industrie du crédit. La généralisation du crédit a nécessité de nouvelles lois pour encadrer juridiquement cette industrie florissante.

As consumer goods came to play an increasing role in the mediation of social life during the first half of the twentieth century, consumer credit grew in scale and form to attract mainstream finance capital. Despite a recurrent social fear about “consumer debt,” credit generally came to be seen as something positive, if not essential, to social life and individual freedom. The state, in general, moved from a strategy of repression through usury interest rate caps to one of protection and management in the interest of promoting a wider social well- being. (Marron 2009 : 10-11).

Au cours du 20e siècle, l’accès au crédit en est venu à être considéré comme un aspect nécessaire de la vie sociale et de la liberté individuelle. Plus on octroie une limite de crédit élevée à un individu, plus l’industrie du crédit lui témoigne de la confiance en sa capacité de budgéter dans le temps. Marron (2009) suggère qu’avoir accès au crédit est devenu une facette importante de la « citoyenneté économique » de l’individu contemporain. On entend un écho de cette idée dans la citation en exergue de Céline où le personnage affirme que sans fortune, sans dettes et sans héritage, l’« on existe à peine déjà ». Le crédit revêt une telle importance dans la société contemporaine que ne pas y avoir accès est devenu une forme d’exclusion sociale.

À partir des années 1960 et 1970, Marron (2009) note un changement graduel dans le dispositif de contrôle des individus à l’égard du crédit. Il s’agit d’un changement d’un mode de régulation personnel, où le crédit est octroyé selon la réputation de l’individu auprès de sa banque locale et de sa communauté, à un mode de régulation impersonnel, où les comportements financiers des individus sont documentés dans des bases de données numériques. La cote de crédit illustre une manière dont une contrainte externe est intériorisée par les individus. À force de se faire évaluer par ce moyen de contrôle externe,

de nombreux individus ont intériorisé le système des cotes de crédit et orientent leurs décisions financières en fonction des conséquences sur leur historique de crédit.

Since the 1960s and 1970s, against the backdrop of a realignment of political endeavour, the forsaken possibilities of collective action and belief, and the fragmentation of social life, a “new economy of credit” has emerged. Its paradigmatic form, it is suggested here, is the credit card—a personalized, mobile resource to be drawn upon by individuals in the increasingly autonomous, market-derived living of their lives. For its part, the state’s regulation of credit has shifted on the basis of its perceived responsibility to promote this “enterprising” mode of life. Lenders, who now have become tasked with governing whole populations of credit consumers, have become progressively more reliant upon large-scale risk technologies, the unimpeded constitution and circulation of data about individual ability to make choices as well as the reflexive, self-governing capabilities of consumers themselves. (Marron 2009: 11).

Bureaucratically shorn of moral judgment and qualitative assessments that marked an older conception of creditworthiness intimately associated with wider notions of character, the contemporary credit reporting structure reflects, and represents an amalgamation of, those micro bureaucratic technologies of inscription existing at the level of the individual credit grantor. Through these, the creditor governs the sanctioning and repayment of lines of credit through the deployment of a bureaucratic edifice of filing, tabulation, indexing, and quantitative credit control that replaces relatively personalized, character-based assessments and judgments. From the micro-locales of the lender, the establishment of credit reporting conduits and the formation of “calculating centers” in the databases of the national credit bureaus opens up the world of credit consumers as a reality, a reality instantiated and regenerated through the ongoing practices and commercial relationships between consumers, lenders, and bureaus. Accordingly, a space is formed through the countless recorded actions of a multitude of credit consumers, the institutional prerogatives of lenders, and other organizations, the capitalist strategizing of credit bureaus, and the possibilities and costs of data technologies; a domain with its own dynamism and intensity within which it becomes possible to assess and to intervene, to appraise and to govern. (Marron 2009 : 102-103).

La cote de crédit est une forme de discipline externe, mais son efficacité augmente au fur et à mesure que sa manière d’évaluer est intériorisée par les acteurs. L’intériorisation de la cote de crédit par les individus les incite à s’autoréguler. Il s’agit non seulement de contrôle externe et punitif, par exemple la saisie de la propriété par les huissiers, la prison, la faillite, mais aussi de contraintes affective, où l’individu agit de façon à éviter les jugements négatifs d’autrui, l’humiliation ou la honte. « [T]he use of credit has become closely

monitored and regulated from outside and inside the individual through governing processes that act upon and through the individual’s means and capacity for self- constraint » (Marron 2009 : 9). Il est notable que l’historique de crédit soit de plus en plus utilisé pour contrôler les individus en dehors du champ proprement de la finance. À titre d’illustration, certains employeurs vérifient l’historique de crédit de leurs potentiels employés, de même que certains propriétaires vérifient celle des locataires.

À partir de 1980, la cote de crédit, l’un des plus importants dispositifs de contrôle dans le domaine de la finance, a été unifiée à travers trois firmes : Equifax, Transunion et Experian (Marron 2009). Ce faisant, ces entreprises définissent les indicateurs de gouvernance, c’est- à-dire les comportements qui servent à évaluer les individus et ultimement à les gouverner (Foucault 1990; 1991; Hacking 1990; Miller et Rose 1990, 1992). Gandy (1993; dans Marron 2009) soutient que le système de l’historique du crédit est une continuation de l’ancien système de régulation, mais un système qui n’est plus limité dans l’espace. Par leur capacité d’enregistrer les transactions de crédit à l’échelle mondiale, la cote de crédit devient un système panoptique qui n’est plus limité par des structures physiques. Gandy (1993) tisse un parallèle entre les différentes catégories de crédit (basées généralement sur des intervalles, selon la distribution de la cote de crédit) et les différentes catégories de cadets à l’École militaire, décrites par Foucault (1979), qui avaient accès à différents privilèges. Cela étant dit, le système de cote de crédit contemporain a été créé en grande partie pour respecter les lois qui interdisaient la discrimination dans l’octroi du crédit. Ces lois ont forcé l’industrie du crédit à se distancier graduellement de l’ancien modèle d’évaluation, basé notamment sur l’évaluation qualitative et subjective des banquiers, à un nouveau modèle quantitatif et impersonnel.

La cote de crédit est un puissant dispositif de contrôle qui exerce un pouvoir bien au-delà de la réputation locale d’un individu dans l’ancien mode de régulation. L’historique de crédit peut suivre l’individu partout dans le monde où les trois grandes firmes opèrent. C’est ainsi qu’elle devient une manière de réguler le corps, dans la mesure où l’individu est suivi partout par son « empreinte numérique » (Marron 2009).

2.6 Sociographie de l’endettement des ménages canadiens de 1970 à 2012