ses amis qui va se marier, il présente le mariage comme « une
société dont j’aurois grand tort de ne pas dire du bien »
108. Il
ajoute même : « Je ne puis vous donner que (l’exemple) d’une
union douce et tranquille avec la compagne, et non pas
l’ennemie de ma vraie ou fausse philosophie... »
109. Un
sentiment qui, on le voit, n’est pas dénué d’un certain humour.
Le chancelier aimait à taquiner sa femme : elle-même l’exprime
gentiment à sa fille, la comtesse de Chastellux : « Monsieur le
chancelier vous assure », écrit-elle en avril 1726, « qu’il met vos
lettres, comme le reste de ses biens, en communauté avec moi,
mais qu’elles ont un sort plus favorable pour lui, parce que je lui
en cède volontiers la moitié, au lieu que je garde en entier tout
le reste. Vous voyez par là que son humeur est toujours la
même, et qu’il me pille pour se venger. Cela veut dire que nous
sommes bien ensemble ; car suivant ses principes, c’est toute la
douceur du ménage »
110. Une autre fois, le chancelier remercie
un de ses amis de quelques vers écrits en l’honneur de sa
femme : « Je ne m’en trouverai pas mieux pour cela ; car, depuis
que la dame, ou plutôt la reine de ces lieux, a lu cette idylle, elle
croit d’aussi bonne foi être Astrée, que Don Quichotte
s’imaginoit être le réparateur de tous les torts ; je prévois que
l’opinion qu’elle aura désormais de sa justice divinisée, va la
rendre si altière, que l’âge d’or pourra bien devenir pour moi
l’âge de fer. N’importe, je veux connoître l’auteur de ma
servitude... »
111Dans le même esprit, il compatit au «
malheur » de son gendre, le comte de Chastellux : « Il est bien
vrai que qui a compagnon a maître, et qui le sait mieux que
108 H.F. d'AGUESSEAU, Œuvres, t. XVI, p. 141. 109 Ibidem, p. 315.
110 D.B. RIVES, op. cit., t. II, p. 81.
moi » !
112. D’Aguesseau, non sans une sorte de coquetterie, se
plaît à exprimer parfois les petites rivalités, jalousies diverses
entre son épouse et lui-même : aussi recommande-t-il à son fils
aîné de « retrancher le cérémonial de (ses) lettres » et de lui
écrire en billets « pour ne point exciter de jalousie entre (sa)
mère et (lui) »
113. Tout cela ne l’empêche pas d’épancher sans
honte auprès du même comte de Chastellux, sa peine à la mort
de sa femme : « J’ai été si accablé de ma douleur... », écrit-il le
29 décembre 1735, « Je ne crains point de vous avouer ma
foiblesse parce que je sais que vous avez le cœur assez bon pour
la plaindre et pour partager avec moi mon extrême
affliction »
114. Son attachement à sa femme éclate aussi, malgré
la brièveté des remarques, dans le testament qu’il rédigea, le 30
septembre 1742 : la force de son sentiment est révélé par sa
volonté « d’estre enterré dans le cimetière de la paroisse
d’Auteüil aux pieds de la sainte femme que Dieu m’avoit
donnée et dont je n’estois pas digne, heureux, si par son extrême
bonté, il veut bien me faire la grâce d’estre placé auprès d’elle
dans le séjour de l’éternelle béatitude ». Il évoque un peu plus
bas leurs « deux âmes qui ont esté si unies »
115.
Il déverse sa tendresse, par ailleurs, en flots abondants
sur ses enfants qu’il chérit « de tout son cœur »
116. Pas une de
ses lettres à ses enfants ne manque, même au milieu des
dissertations les plus graves, de leur rappeler ses sentiments
paternels, constants, presque jaloux - en tout cas, il s’en accuse
ce qui nuance ce sentiment de bonhomie et d’humour : « Je ne
me plains plus de la préférence que vous donnez à votre mère »,
écrit-il à sa plus jeune fille ; « mais je trouve que j’ai très bien
112 D.B. RIVES, op. cit., t. II, p. 218 (lettre du 11 janvier 1731). 113 Ibidem, t. I, p. 212.
114 Ibidem, t. II, p. 255.
115 Arch..Nat. Minutier Central, Etude LI, 968 (9 février 1751). 116 D.B. RIVES, op. cit., t. I, p. 106.
fait de m’en plaindre »
117. D’Aguesseau se montre attentif à
leurs efforts, à leurs mérites
118, à leurs soucis, de santé par
exemple
119, à plus forte raison à leurs malheurs
120. Il les aide
dans leurs tâches professionnelles ou les conseille dans la
conduite de leurs affaires
121. On reste frappé par la délicatesse
qu’il exprime à leur égard. Le chancelier, quels que soient son
âge et son prestige, n’écrase aucunement ses enfants de son
autorité : à son fils aîné, par exemple, il écrit, le 26 janvier
1723 : « Je fais bon marché de la qualité de père, et je fais
encore plus de cas de celle de votre ami »
122. En 1727 encore, il
lui exprime « la crainte que j’ai qu’une espèce de révérence
paternelle, et la déférence trop grande que vous avez pour mes
sentimens, ne vous tiennent lieu de ces réflexions propres et
personnelles... »
123Les réprimandes ne sont jamais que voilées ;
117 Lettre à Mlle de Fresnes, 11 octobre 1723, in D.B. RIVES, op. cit., t. I, p. 240. A la même Marie Anne d'Aguesseau, le chancelier écrit le 18 juillet 1726 : "Je suis presque jaloux de la tendresse qu'elle (Mme Le Guerchois, la propre sœur du chancelier) a pour vous. Il me semble qu'il n'appartient qu'à moi de vous aimer autant qu'elle le fait..." (ibidem, t. II, p. 126).
118 Le chancelier ne manque jamais de féliciter ses fils de leurs succès scolaires, universitaires ou professionnels (Cf. D.B. RIVES, op. cit., t. I, p. 95, 110, 138, 164,
etc...), ses filles de moindres cadeaux (ibidem, t. II, p. 1). A tous, il dit à peu près ce qu'il écrit ici à son fils aîné : "Il ne me reste plus, mon cher fils, qu'à vous assurer de toute la tendresse que j'ai pour vous ; vous l'augmentez tous les jours par la sagesse de vos sentimens, et par celle de votre conduite" (ibidem, t. II, p. 124).
119 "L'essentiel est qu'il se fortifie", recommande-t-il à l'usage de son fils de Fresnes (ibidem, t. I, p. 94). Sa préoccupation constante est la santé de sa fille Marie Anne : pas une de ses lettres ne néglige de l'encourager dans sa triste situation (cf. infra). 120 Cf. par exemple, la lettre du 25 avril 1742, à l'occasion de la mort du comte de Chastellux (ibidem, t. II, p.318).
121 Pendant son exil à Fresnes, le chancelier écrivit de nombreuses et longues lettres à ses fils, spécialement à l'aîné, avocat général, pour les conseiller dans leurs tâches professionnelles (ex. la lettre du 23 février 1726, in D.B. RIVES, op. cit., t. II, p. 28 à 46). Il participe avec délicatesse au moindre détail : "Faites mes complimens à votre frère sur le plaisir qu'il aura d'être demain au septième septembre, un des plus heureux jours de la vie d'un avocat général" (l'ouverture des vacances) (ibidem, t. I, p. 195). 122 D.B. RIVES, op. cit., t. I, p. 212.