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Le message de « Don’t Fear the Reaper » et ses utilisations médiatiques : incompétence

Chapitre 4 : « Don’t Fear the Reaper »

4.2 Le message de « Don’t Fear the Reaper » et ses utilisations médiatiques : incompétence

C’est le riff de guitare entraînant de « Don’t Fear the Reaper » qui attire d’abord l’attention de l’auditeur, ouvrant la pièce et la portant presque sans interruption jusqu’à la fin. Le rythme est accentué par un battement de cloche à vache, beaucoup moins saillant que ne le laisse entendre le sketch de Saturday Night Live. Donald « Buck Dharma » Roeser assure la partition vocale principale. Sa voix douce et plutôt aigüe est soutenue par une partition vocale plus grave pendant le refrain. Eric Bloom et Joe Bouchard agissent comme choristes, complètent les propos de Roeser et répètent certaines phrases clés (« don’t fear the reaper », entre autres). Les paroles, comme le titre l’indique, invitent à ne pas craindre la Grande Faucheuse, mentionnant au passage que Roméo et Juliette sont ensemble pour l’éternité. Le chanteur s’adresse d’abord à l’être aimée puis, après un solo psychédélique que le producteur sonore Sandy Pearlman qualifie de « très étrange et anguleux » (Great American Rock Anthems, BBC 2013; nous traduisons), décrit la dernière nuit de tristesse d’une « elle » indéterminée qui s’envole avec une présence masculine apparue dans un souffle de vent (voir paroles en annexe, p. ii).

Au moment de composer « Don’t Fear the Reaper », Roeser venait de découvrir qu’il souffrait d’une arythmie cardiaque et croyait sa propre mort imminente : « The idea of the song came from a worry that I wasn’t going to live long. The riff came out of the ether, it just came to my fingers » (cité dans Forlenza 2009). Cette description mystique du

82 processus compositionnel s’est vue préciser dans un autre contexte : « It’s basically a love song where the love transcends the actual physical existence of the partners » (Roeser cité dans Part Six 2009).

Le message que Roeser a cherché à transmettre n’a cependant pas systématiquement été interprété comme tel. L’allusion à La Mort et le choix des instruments ont évoqué des connotations sombres chez plusieurs auditeurs. Les guitares ont été qualifiées de fantomatiques, capables d’ajouter des frissons à certains films d’horreur (500 Greatest Songs). Stephen Thomas Erlewine du site Allmusic a décrit « Don’t Fear the Reaper » comme « [a] menacing hard rock variation on the Byrds’ jangling pop » (s.d.). Dave Marsh cible le refrain comme la partie la plus inquiétante : « There’s something more chilling about the group’s echoing Byrds-like « La la la, la la / La la la, la la » than its declaration that 40,000 die every day » (1999, p. 629)59. Pour James Mann, « The song is chilling, rabid and scary. “The curtains blew and then he appeared” is as frightful as anything Nick Cave or Iggy ever sang, and when the patented “Cult” wall of guitars kicks in after the break, all hell breaks loose » (2001). Plusieurs commentateurs l’ont même interprétée comme un éloge du suicide (voir Grossberg 1992, Diehl 1995, Chick 2011 et Uhelszki 2013).

Au chapitre deux, le modèle de la communication musicale de Philip Tagg nous a permis d’aborder deux facteurs pouvant brouiller la transmission efficace d’un message musical : l’incompétence et l’interférence codales. Nous avons surtout abordé l’interférence, mais le premier concept peut aussi expliquer cet écart entre l’intention du transmetteur et les réactions des quelques commentateurs que nous avons cités. Dans ce cas particulier, l’incompétence codale se situe du côté du compositeur60 plutôt que de celui du récepteur : l’arrangement instrumental ne correspond pas à ce à quoi on peut s’attendre d’une chanson d’amour, surtout en ce qui concerne le solo psychédélique. Nous verrons

59 D’autres ont aussi comparé la chanson au matériel de The Byrds, soit du côté des harmonies vocales (Chick

2011) ou des guitares (Part Six 2009; Houle 2013).

60 Nous regroupons sous l’appellation de « compositeur » à la fois Roeser, les autres membres du groupe, et

les producteurs de l’enregistrement. Même si Roeser a composé le riff et les paroles, chacune des autres instances contribue dans une certaine mesure au produit final avec toute son instrumentation et ses effets sonores. Il est intéressant de noter, à ce sujet, que les autres membres du groupe n’ont pas forcément accès au sens que Roeser a voulu donner à la chanson (voir Uhelszki 2013).

83 plus loin comment la reprise acoustique de Gus, enregistrée pour Scream, suscite beaucoup plus efficacement l’affect correspondant à ce type de message. L’écart interprétatif peut aussi s’expliquer par l’interférence codale de la part du récepteur. Rappelons particulièrement le concept de connotations supplémentaires proposé par Karen Collins (2002). Tout auditeur de la culture occidentale possède les compétences minimales pour saisir la référence à Roméo et Juliette. Cependant le célèbre couple de la pièce de Shakespeare peut évoquer non pas l’idée romantique d’amour éternel qu’a voulu transmettre Roeser, mais la fin tragique des amoureux qui se sont suicidés pour ne pas être séparés l’un de l’autre61. Il en est de même pour la figure de la Grande Faucheuse, dont les représentations médiatiques ne sont pas toujours clémentes. Les connotations supplémentaires ont pu être inscrites sur la chanson à force d’usages répétés dans un contexte menaçant ou mortel : plusieurs instances autoriales ont saisi l’occasion de mettre en image la faucheuse de la chanson de BÖC sous une forme humaine (Halloween [John Carpenter, 1978 / Rob Zombie, 2007]62, Otis [Tony Krantz, 2008], Ripper, et Medium ([Glen Gordon-Caron, 2005]) ou surnaturelle (Supernatural [Erik Kripke, 2005]), ou de coupler « Don’t Fear the Reaper » avec des représentations de la mort (The Stand et

Roadkill [Terminal Reality / Midway, 2003]). Ces utilisations cherchent toutes à

transmettre (voire même à provoquer chez l’audio-spectateur/joueur) un affect semblable, à différents degrés d’intensité : malaise, anxiété et / ou terreur. D’autres encore exploitent les mêmes connotations terrifiantes pour créer un effet humoristique, soit en célébrant ouvertement la mort (The Cleveland Show [Seth MacFarlane, 2009]), soit en transposant la menace dans un contexte plus inoffensif (Larry the Cable Guy : Health Inspector [Trent Cooper, 2006] et Scrubs), ou encore en faisant des jeux de mots avec le sens des paroles (Hustler White et My Name Is Earl [Greg Garcia, 2005]).

Si nos recherches n’ont pas permis de dépister des critiques ou commentaires qui témoignent d’une interprétation de « Don’t Fear the Reaper » comme chanson d’amour,

61 Il est intéressant de noter au passage que la mort des deux personnages de la pièce de Shakespeare est la

conséquence d’une communication inefficace: le messager chargé d’avertir Roméo que Juliette a orchestré sa propre mort pour échapper à un mariage forcé avec un autre homme a manqué à sa tâche.

62 Le tueur masqué de la série Halloween (1978-2009) comporte certaines caractéristiques qui le situent autant

du côté humain que du côté surnaturel : il s’agit bien d’un homme en chair et en os, mais qui échappe continuellement à la mort de façon incompréhensible.

84 elles ont tout de même révélé que tout le monde ne l’a pas interprétée de façon aussi sombre. Robert Wright en fait une lecture qui réfute explicitement la thèse du suicide :

The song's infectious melody line, its “lah-lah-lah-lah-lah” hook, its supported – rather than raspy – lead vocals, its joyous groove and especially its elaborate vocal layering communicate, not desperate social isolation or psychic despair, but rather a kind of collective euphoria. “Together in eternity”, the song’s hauntingly beautiful refrain, emerges not as an inducement to take one’s own life but as a call to celebrate the possibility of transcendence with others – an effect that is most palpable on live recordings of the song (2000, p. 382).

On peut d’ailleurs voir et entendre des extraits de performance en direct de « Don’t Fear the Reaper » dans le documentaire Great American Rock Anthems. Le narrateur y donne une définition de l’hymne rock : « Whether you’re in a stadium or home alone, a great anthem can make you feel part of something greater. The rock anthem unites band and audience into a single voice » (BBC 2013). L’affiliation de la chanson de BÖC avec ce type d’affect ne concorde aucunement avec les connotations sombres que lui ont attribuées les œuvres médiatiques mentionnées plus haut. Certaines instances autoriales utilisent « Don’t Fear the Reaper » pour communiquer la joie de vivre ou l’expérience transcendante. On pensera notamment à The Stöned Age, qui intègre des extraits de concert de BÖC à sa mise en scène, et à Nearing Grace (Rick Rosenthal, 2005), dans lequel « Don’t Fear the Reaper » transmet la spontanéité du moment présent plutôt qu’une réflexion sur l’inévitabilité de la mort.

Certaines instances autoriales choisissent quant à elles de s’éloigner du sens que transmettent les paroles de « Don’t Fear the Reaper » et misent sur des connotations en lien avec son époque de publication : les années 1970. Ces œuvres médiatiques se servent de la chanson de BÖC pour identifier et authentifier une époque narrative (The Stöned Age et

Spirit of ’76) ou pour communiquer, de façon plus ou moins explicite, la nostalgie de

personnages qui se remémorent une adolescence bercée par l’hymne rock (Veronica Mars [Rob Thomas, 2004] et Malcolm in the Middle [Linwood Boomer, 2000]). « Don’t Fear the Reaper » a aussi quelques fois été juxtaposée à une activité que la culture populaire associe fortement avec la jeunesse de son époque de parution : la consommation de cannabis (Halloween [Carpenter], The Spirit of ’76, et Zombieland [Reuben Fleischer, 2009]).

85 Ces usages de la chanson de BÖC s’enchevêtrent pour former une complexité de significations et de croisements, parfois concrets, mais souvent interférentiels. Maintenant que nous avons synthétisé la trajectoire médiatique de « Don’t Fear the Reaper », nous sommes en mesure de mettre en place son réseau afin de mieux comprendre les relations qui le construisent et de les illustrer en lien avec notre cadre théorique.