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L’interférence codale : l’affectif et le cognitif

Chapitre 2 : De l’interférence sémantique à l’interférence musicale

2.3 La communication musicale

2.3.1 L’interférence codale : l’affectif et le cognitif

L’interférence codale peut se déployer de plusieurs façons. Elle peut survenir lorsque le récepteur possède les compétences pour décoder le message transmis, mais que certaines normes socio-culturelles ou ses goûts personnels l’empêchent d’apprécier la musique ou d’y réagir adéquatement. Karen Collins en donne un exemple dans son étude sur la transmission de sens dans la musique industrielle. Bien que les fans et les non-fans de ce genre de musique perçoivent les mêmes connotations (machinerie, science-fiction, récit dystopique, etc.), le second groupe attache à ces connotations une valeur négative qui fait en sorte que son interprétation de la musique est complètement différente de celle du premier groupe. Elle appelle ce type d’interférence, des connotations supplémentaires (supplementary connotations) : « the meaning is enriched by the connotation of those connotations » (2002, p. 356).

L’interférence codale peut aussi avoir lieu à l’intérieur d’une même pièce de musique, lorsque des symboles utilisés évoquent des connotations contradictoires. Au

46 premier chapitre, nous avons brièvement abordé la question des conventions instrumentales et mélodiques familières servant à identifier une période ou une aire géographique. Nous avons mentionné la musique de Naked Lunch et souligné que l’addition d’instruments d’origine orientale à la trame sonore indique le déplacement du lieu de l’action vers Interzone. La structure du free jazz, un style fortement associé aux États-Unis des années 1950, demeure cependant très présente. En cohabitant au sein de la même pièce musicale, des styles et instruments évoquant deux aires géographiques différentes interfèrent les uns avec les autres pour représenter musicalement le chevauchement entre la réalité et le fantasme hallucinatoire caractérisant la perception du protagoniste.

Les connotations produites par un usage médiatique non conventionnel d’une chanson peuvent également interférer avec ses connotations déjà existantes. Tagg donne des exemples issus de messages publicitaires, notamment une publicité de jeans Levi’s mettant en scène des jeunes hommes blancs dans le désert au son de « Hoochie Coochie Man » (1954) du bluesman afro-américain Muddy Waters :

Given your prior knowledge of the music, it is quite possible that the commercial message may not have the intended effect of interesting you in the product advertised because it interferes with your existing “sociocultural norms”. In cases like this, advertisers let their zeal to sell get in the way of their ability to interest you in the product, while your prior knowledge of the music interferes with an “adequate response” to their intended sales pitch. Second, if, on the other hand, you didn’t know the music before seeing the advert and then heard the music at a concert or on the radio, you would probably think of the advert you saw earlier (2013, p. 130).

Tagg qualifie les usages publicitaires interférents de « détournement connotatif » (connotative highjacking; ibid., p. 131) et souligne que l’interférence codale peut être volontaire de la part du transmetteur. Dans ce sens, on pourrait qualifier les usages anempathiques ou subversifs de certaines chansons dans les médias narratifs et interactifs d’interférence codale volontaire, puisqu’ils visent généralement à augmenter l’impact d’un événement en faisant émerger un contraste affectif ou cognitif.

L’interférence de Tagg doit bien sûr être confrontée à l’interférence de Babeux. L’angle théorique dans lequel ils s’inscrivent est différent : le premier adopte une perspective musicologique dérivée de la linguistique alors que le second s’inscrit dans les

47 études cinématographiques et s’inspire d’un philosophe des sciences dont le point de départ est un phénomène physique. Il s’agit pourtant du même terme et, de surcroît, du même principe : dans tous les cas, il y a une superposition, sur ou dans un même objet, d’éléments étrangers l’un à l’autre. Cette superposition a simplement lieu à différents niveaux, ou à différentes étapes, de la réception.

Le parasitage sonore, que nous avons introduit comme la superposition d’un bruit (dans son sens propre) sur la musique, représente un blocage de la perception spontanée, et menace l’audibilité de la musique. Lorsqu’il y a interférence codale, le sens que donne une utilisation médiatique à une chanson interfère avec l’idée qu’un audio-spectateur s’en faisait au préalable, ou vice versa. Nous pouvons préciser le concept de Tagg en revenant aux différents niveaux auxquels la musique communique. L’interférence peut avoir lieu au niveau affectif, comme dans les cas de musique anempathique, ou au niveau cognitif, en faisant émerger des connotations qui vont à l’encontre de celles qui lui sont attribuées par les normes reliées à son style ou à ses usages culturels « adéquats ». Au premier chapitre, nous avons cité les propos d’Hilary Lapedis au sujet de la présence de « Blowin’ in the Wind » dans Forrest Gump (p. 15). Cet emploi particulier de la chanson est un exemple d’interférence codale au niveau cognitif : la performance de Jenny, qui offre sa nudité en spectacle à des hommes irrespectueux, interfère avec les connotations reliées à l’innocence et à la protestation qui sont attribuées à la chanson de Dylan à cause de ses paroles et du climat social de son époque de production. Le concept de Tagg s’applique particulièrement bien aux recontextualisations multiples de chansons populaires si on considère que les connotations reliées à une chanson peuvent aussi être le résultat d’une accumulation d’utilisations médiatiques dans un contexte donné, comme c’est le cas pour « Eye of the Tiger » que nous avons mentionnée plus tôt. Il y a interférence codale lorsqu’une version à l’ukulélé est utilisée dans le cadre d’une cérémonie de mariage dans l’épisode « Hawaii » de la télésérie Modern Family (Christopher Lloyd et Steven Levitan, saison 1, épisode 23, 2010), parce que l’audio-spectateur est habitué d’entendre cette chanson en conjonction avec un montage d’entraînement ou un affront entre deux adversaires. Passons outre pour l’instant la conséquence de la transformation de la chanson : nous examinerons plus en détails quelques exemples de reprises de « Don’t Fear the Reaper » au quatrième chapitre,

48 et nous interrogerons de quelle façon elles s’inscrivent dans les divers niveaux d’interférence. Ce que nous voulons brièvement illustrer avec le cas de Modern Family, c’est que l’idée de l’entraînement ou de l’affront peut interférer avec l’idée d’un couple qui renouvelle ses vœux de mariage. Finalement, c’est lorsque l’audio-spectateur établit un croisement spécifique avec une ou l’autre des 41 utilisations non-hiérarchiques d’« Eye of the Tiger » – en excluant Rocky III qui conserve la « paternité » de son ancrage connotatif, puisqu’elle a été composée spécifiquement pour sa trame sonore – que l’interférence telle que l’applique Babeux peut se manifester. Dans la mesure où un croisement avec une autre œuvre influence l’interprétation que fait l’audio-spectateur/joueur d’un ou plusieurs éléments du récit, et puisqu’il nous faut distinguer adéquatement les trois déclinaisons du terme, nous appellerons désormais ce niveau, l’interférence narrative.