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Les fonctions narratives et ludiques de la musique de jeu vidéo

Chapitre 1: La musique dans les médias narratifs et interactifs

1.3 Musique et jeu vidéo

1.3.1 Les fonctions narratives et ludiques de la musique de jeu vidéo

Comme pour la construction diégétique cinématographique et télévisuelle, la musique de jeu vidéo communique des émotions (Zehnder et Lipscomb 2006; Collins 2008), contribue à créer une atmosphère (mood) (Bessell 2002; Whalen 2004b; Zehnder et Lipscomb 2006; Nitsche 2008) et à caractériser l’environnement à l’aide de connotations culturelles, historiques et sociales (Collins 2005 et 2008; Zehnder et Lipscomb 2006; Nitsche 2008). La trame sonore du jeu Bioshock (2K Games, 2007), dont l’action se déroule en 1960 dans une ville sous-marine du nom de Rapture, consiste en une compilation de chansons populaires des années 1930 à 1950 comme « God Bless The Child » (Billie Holiday, 1941) et « Beyond the Sea (La Mer) » (Django Reinhardt, 1949). La musique d’époque qui émane de haut-parleurs disposés dans le monde du jeu aide à l’identification de la période et, comme le démontre William Gibbons à partir d’analyses du rôle narratif de quelques chansons, participe à la création de l’atmosphère sinistre du jeu :

[…] this borrowed music signifies the time period evoked by the game, grounding the action in the mid-century despite the presence of futuristic technology, acting as a constant reminder of the aesthetic and cultural values of the predystopian American culture, creating a dichotomy between its optimism and the dystopian environment of Bioshock. This juxtaposition renders the songs deeply ironic, and highlights the tragedy of the grim “reality” that the protagonist experiences (2011, s.p.).

La musique contribue d’autant plus à la construction d’un monde crédible qu’elle est diégétique16 et que son volume est affecté par les déplacements de l’avatar. Le réalisme auditif, selon Kristine Jørgensen, est un facteur important pour le sentiment de présence du joueur dans le monde du jeu (2008, p. 171), et plusieurs jeux dispersent des postes de radio dans l’univers navigable afin d’intégrer plus facilement la musique populaire aux séquences interactives. La série de jeux à mondes ouverts, Grand Theft Auto (Rockstar Games, 1997- 2014), en est un exemple saillant : la musique émane toujours d’endroits crédibles

16 Tel que mentionné plus tôt, les catégories diégétique / non-diégétique ont fait leur chemin jusque dans les

études de la musique et du son de jeu vidéo (voir Zehnder et Lipscomb 2006, Collins 2008, Nitsche 2008 et Gibbons 2011). Genvo et Pignier (2011) s’opposent à cette terminologie puisque tous les jeux video ne construisent pas une diégèse. Cependant, puisque nous allons travailler sur des jeux d’action et d’aventure qui laissent une grande place au récit, la notion de diégèse demeure pertinente à notre propos. Nous pouvons donc conserver les termes de musique diégétique et non-diégétique pour désigner respectivement la musique qui provient de l’univers du jeu et la musique d’ambiance ou d’accompagnement.

24 (voitures, magasins, etc.), et le joueur peut choisir le style de musique qu’il désire entendre parmi les chaînes de radio disponibles17. La musique assure aussi la continuité en marquant

le début et la fin de sections du jeu et en faisant le lien entre les différents niveaux (Bessell 2002; Collins 2005; Zehnder et Lipscomb 2006; Collins 2008). Dominic Arsenault (2008) et Karen Collins (2008) évoquent également la présence de leitmotivs dans certains jeux, quoique « la plupart des jeux vidéo renversent cette figure et assignent une musique à un espace plutôt qu'à un personnage, puisque l'activité vidéoludique par excellence est la navigation dans un espace virtuel » (Arsenault 2008, p. 11). Au même titre que le récit télévisuel, le jeu vidéo est souvent consommé en plusieurs séances étendues sur plusieurs semaines, et le leitmotiv devient alors un aide-mémoire important. Karen Collins l’exemplifie avec le thème de « Saria’s Song » dans le jeu The Legend of Zelda : Ocarina

of Time (Nintendo, 1998; musique de Koji Kondo) : « The recurrence of the theme in

several places helps otherwise seemingly disparate scenes hold together and provides a degree of continuity across a game that takes weeks to finish, while reminding the player of previous scenes » (2008, p. 130).

Une fonction majeure de la musique de jeu vidéo est d’informer le joueur de l’état du monde du jeu et de l’avertir de la présence d’ennemis (Whalen 2004a; Collins 2005 et 2008; Zehnder et Lipscomb 2006; Nitsche 2008; Egenfeldt-Nielsen et al. 2008). Les jeux d’horreur qui confrontent le joueur à un ennemi invincible le forçant à prendre la fuite et se cacher plutôt que d’affronter le monstre font beaucoup usage de cette fonction de la musique. Dans Clock Tower (Human Entertainment, 1996), un thème particulier est associé à Scissorman, un meurtrier qui, comme son nom l’indique, tue ses victimes avec une grosse paire de ciseaux. Bien que le tintement menaçant des ciseaux soit parfois entendu hors champ en premier, c’est souvent le thème musical qui annonce l’arrivée du tueur et qui indique au joueur que son avatar doit se cacher. Il doit ensuite demeurer dans sa cachette jusqu’à ce que la musique se termine. On retrouve aussi ce type d’indicateur dans les cas où une portion du jeu doit être complétée rapidement. Lorsque la musique s’accélère, dans

Super Mario Bros. (Nintendo, 1985; musique de Koji Kondo) : « This cue acts as a

17 Voir Kiri Miller (2011) pour une étude du rôle de la musique dans Grand Theft Auto : Vice City (2002) et

25 motivational device, and it breaks the lull of immersion encouraged by the repeating. The music is, therefore, shifting into a mode of engaging a player's response by calling her to a faster or more skillful interaction with the game » (Whalen 2004a, s.p.). Whalen donne aussi l’exemple de la musique inquiétante de jeux d’horreur comme Silent Hill (Konami, 1999-2012), qui garde constamment le joueur sur le qui-vive et le pousse à avancer dans l’espace sans trop s’attarder.

La fonction motivationnelle de la musique de jeu vidéo tient aussi à sa stimulation physiologique : dans les séquences de combat, elle doit activer les sens du joueur pour guider ses réactions (Bessell 2002; Collins 2008). Nombreux sont les jeux qui exigent que le joueur se batte contre un « boss » de fin de niveau, ce qui nécessite souvent beaucoup de temps et une exécution sensori-motrice efficace. La musique joue aussi un rôle dans le retour au calme après une séquence de jeu éprouvante, ce que William Gibbons (2011) démontre dans son analyse de la musique de Bioshock. Une version instrumentale de la chanson « It Had To be You » (Django Reinhardt, 1938) est entendue une fois que le joueur a vaincu le premier « boss » de niveau, Dr. Steinman, indiquant que la menace qu’il représentait est disparue et que le joueur peut reprendre son exploration des lieux.