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MATTHIEU CLÉMENT, DOCTORANT EN SECTION

Dans le document CERVEAU ? ALLEZ (Page 55-58)

D’HISTOIRE

56 Allez savoir ! N° 74 Janvier 2020 UNIL | Université de Lausanne 1801 LE PUPILLE DEVIENT TSAR

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À la suite d’un complot, Paul Ier est assassiné. Son fils Alexandre, qui aurait participé à la machination, lui suc-cède. La Harpe, alors à l’écart de toute vie publique, rend visite à son ancien élève à Saint-Pétersbourg. Dans une lettre à sa mère, datée du 2 août 1801, le Vaudois raconte que les deux hommes se sont tombés dans les bras, en ar-rosant cette rencontre de larmes de joie.

Toutefois, il convient de se garder de faire de l’histoire sentimentale. « L’influence de La Harpe doit être remise en perspective, car Alexandre Ier était entouré d’un conseil de jeunes réformateurs libéraux, qui ne voulaient pas que le Suisse devienne une éminence grise », soutient Matthieu Clément. « Ce n’est pas avec le savoir laharpien que l’on dirige un immense État », ajoute Danièle Tosato-Rigo. La Russie compte alors probablement près de 40 millions d’habitants.

La Harpe retourne dans sa retraite de Plessis-Piquet, près de Paris. Il continue à écrire à son ancien étudiant, lui en-voie des mémoires, le tient au courant de l’actualité lit-téraire et des publications importantes, mais il ne reçoit que peu de réponses. « Le précepteur voit son élève au pou-voir. Or, les choix de ce dernier ne lui plaisent pas. Après une période réformatrice, Alexandre Ier devient un roi de guerre, soit la négation de ce que voulait La Harpe », re-marque Danièle Tosato-Rigo. Le tsar rejoint les coalitions des ennemis de Napoléon, avec la Prusse, l’Empire d’Au-triche, la Suède et l’Angleterre. « Il s’agit donc presque d’un divorce », image l’historienne.

1813 VAUD TREMBLE... UN PEU 7

D’abord, un petit rappel. En 1803, Napoléon signe l’Acte de médiation, qui crée un nouveau régime en Suisse. Le 14 avril, Vaud fait son entrée dans la Confédération (qui compte dix-neuf cantons) et son Grand Conseil siège pour la première fois.

Une décennie plus tard, la situation de l’Empire fran-çais est catastrophique. Après la déroute de la Bérézina (fin novembre 1812), la Grande Armée se replie. La Si-xième Coalition, formée autour de la Russie, la poursuit à travers l’Europe. Cette guerre interminable, qui sème des millions de morts, touche la Suisse. Ainsi, le 21 dé-cembre 1813, des troupes autrichiennes très supérieures en nombre traversent le territoire helvétique pour achever leur lutte contre Napoléon.

Pour les Bernois, qui ont perdu le territoire vaudois dix ans plus tôt, s’agit-il d’une occasion de revenir à l’Ancien Régime ? Le 24 décembre, une proclamation demande en effet aux cantons de Vaud et d’Argovie de revenir dans le giron bernois. Danièle Tosato-Rigo relativise cette affaire.

« D’abord, ce document est unique. Ensuite, les Bernois ont très rapidement considéré que c’était une erreur de vou-loir revenir à la situation d’avant 1798. » Par contre, le Gou-vernement vaudois, qui doit son existence à la révolution, a « largement diffusé cette nouvelle, en construisant une rhétorique de la peur ».

Fin décembre, La Harpe écrit à Alexandre Ier, alors à Fri-bourg-en-Brisgau avec son état-major. Sa lettre prend des airs d’appel au secours. Le monarque rassure son ancien précepteur dans une missive du 3 janvier 1814. L’une de ses phrases, « on ne souffrira pas que l’existence des can-tons de Vaud et d’Argovie soit compromise ou inquiétée par celui de Berne », a été souvent citée par la suite.

Cela ne fait toutefois pas d’Alexandre le « sauveur » des Vaudois, une image que le Gouvernement de Lausanne a largement véhiculée à des fins politiques. La popularité de l’empereur sous nos latitudes est immense, comme en té-moigne l’épisode peu connu de sa visite manquée au bord du Léman en 1815 (lire en p. 58). Ainsi que l’écrit Danièle Tosato-Rigo dans son article sur la « Grande Peur » de

1814-HISTOIRE

Educating Russia’s Princes : Swiss Enlightened Tutors at the Court of Catherine the Great

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ANNE-LAURE SABATIER, DANIÈLE TOSATO-RIGO ET MATTHIEU CLÉMENT Étudiante en Faculté des lettres. Professeure et doctorant en Section d’histoire.

Nicole Chuard © UNIL

1815 (réf. en p. 57), « en exigeant le maintien politique des anciens cantons, [le tsar] suit un plan clair : détacher la Suisse de l’influence française sans qu’elle ne devienne un glacis protecteur pour l’Autriche par le triomphe des conservateurs bernois et grisons. Pour cela, il lui faut l’ap-pui des nouveaux cantons, et surtout celui du Canton de Vaud. » Ce n’est donc pas uniquement par affection pour son ancien précepteur qu’agit Alexandre Ier, mais bien pour intervenir au cœur des affaires européennes.

Le Congrès de Vienne, qui réunit les vainqueurs de Napoléon, se tient du 18 septembre 1814 au 9 juin 1815.

La Harpe y représente plusieurs cantons. Après de nom-breuses réunions, le « Comité pour les affaires suisses » acte le maintien des cantons mais impose de lourds dédom-magements aux nouvelles entités. Scandalisé, le landa-mann vaudois Henri Monod, soit le président du Conseil d’État en termes actuels, écrit au Rollois pour s’en plaindre.

La distance entre le tsar et ses anciens protégés s’ac-croît encore. En été 1815, Henri Monod adresse une lettre à Alexandre Ier, dans laquelle il exprime ses craintes pour l’avenir de son canton et celui de la Suisse. Retrouvé dans des archives moscovites par Danièle Tosato-Rigo, le brouillon de la réponse impériale – une version édulco-rée est parvenue au landamann – trahit son agacement.

En effet, une fois la Suisse pacifiée par l’intervention des puissances européennes, « Alexandre Ier a bien d’autres choses à l’esprit, souligne Danièle Tosato-Rigo. Il s’est par exemple intéressé de près aux États allemands, dont cer-tains comme le Duché de Bade sont fortement liés à sa

fa-mille. » Enfin, le 26 septembre 1815, le monarque fonde la Sainte-Alliance, composée de l’Empire russe, de l’Empire autrichien et du Royaume de Prusse. Une coalition conser-vatrice et teintée de mysticisme, destinée à empêcher les révolutions populaires.

« Alexandre Ier rencontre La Harpe très peu de temps avant. Ce dernier rapporte que les deux hommes ont eu une longue discussion à cœur ouvert », explique la pro-fesseure. Mais le tsar s’est bien gardé d’avertir son an-cien précepteur de ses intentions. Ce dernier en sera cho-qué mais, dans ses mémoires, trouvera des excuses à son étudiant. Jusqu’à sa mort en 1825, l’empereur se tourne de plus en plus vers la religion, s’éloignant ainsi encore de son maître.

1815 UNE VIE DANS LES SOUVENIRS 8

Alexandre Ier et La Harpe ne se reverront plus. Le précep-teur, qui écrit encore à son ancien élève, classe et annote le matériel pédagogique qu’il a accumulé, constituant ainsi un fonds d’archives très précieux pour les histo-riens. De son côté, la gouvernante Jeanne Huc-Mazelet maintient un lien fort avec « sa » princesse, Marie, qui ré-side à la Cour de Weimar. Cette dernière demande encore des conseils à son ancienne gouvernante, par exemple au sujet de l’éducation de ses enfants. Là également, les ar-chives laissées par la Morgienne, déposées à la Biblio-thèque cantonale et universitaire, montrent à quel point les deux femmes restent attachées l’une à l’autre. « Marie écrit même dans une lettre qu’à chaque décision qu’elle prend, elle entend la voix de Jeanne Huc-Mazelet », in-dique Danièle Tosato-Rigo.

Sur le plan matériel, les gains accumulés en Russie permettent à Esther Monod et à Jeanne Huc-Mazelet de disposer de suffisamment de fortune pour vivre à l’abri du besoin, et en toute indépendance, à une époque où ce statut n’est de loin pas à la portée de toutes les femmes.

ET APRÈS ? 9

Au risque de perpétrer un anachronisme, peut-on parler de « diplomatie pédagogique » ? C’est permis, sourit Da-nièle Tosato-Rigo. Les petits-enfants de Catherine II pos-sèdent une bonne connaissance de la Suisse grâce à leurs précepteurs et à leurs gouvernantes. Par le jeu des recom-mandations, ces derniers permettent à certains membres de leurs familles ou à d’autres compatriotes de faire car-rière au pays des tsars.

En 1816, la Russie inaugure une mission permanente à Berne. Un document officiel mentionne que les institu-tions pédagogiques suisses figurent parmi les meilleures qui soient. L’histoire ne s’arrête pas là, car le réseau mis en place par les pédagogues suisses joue un rôle tout au long du XIXe siècle. 

Le général von Bülow embauche : un recrutement de gouver-nantes et de domestiques suisses pour le Corps des Cadets de St-Pétersbourg au XVIIIe siècle. Par Anne-Laure Sabatier (2019). Sur demande auprès de anne-laure.sabatier@unil.ch L’appel de l’Est. Par Danièle Tosato-Rigo et Sylvie Moret Pe-trini. UNIL (2017), 64 p.

Jeanne Huc-Mazelet. Je suis moi, ils sont eux. Éd. Par Danièle Tosato-Rigo, Geneviève Heller, Denise Francillon. Éditions d’en bas (2018), 256 p.

Précepteurs et gouvernantes suisses à la Cour de Russie à l’ère des révolutions : autour de l’affaire Du Puget-Sybourg.

Par Danièle Tosato-Rigo. In : XVIII.ch. Annales de la Société suisse pour l’étude du XVIIIe siècle, no 10 (2019), p. 9-25.

Anciens sujets, nouveaux cantons. Autour de la « Grande Peur » de 1814-1815. Par Danièle Tosato-Rigo. In : De la crosse à la croix. Éditions Alphil (2018), p. 53-75.

Autour du tsar Alexandre Ier de Russie. Bulletin no 18 (2015) de l’Association culturelle pour le voyage en Suisse. levoyageen-suisse.ch (version électronique gratuite, sur papier pour 5 francs auprès de beatrice.lovis@unil.ch).

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58 Allez savoir ! N° 74 Janvier 2020 UNIL | Université de Lausanne

LE JOUR OÙ LES VAUDOIS

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