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VII. SYNTHÈSE TECHNO-ÉCONOMIQUE ET DYNAMIQUES CULTURELLES

VII.1. Matières premières et interaction culturelle

L’obsidienne verte en tant que matière première utilisée par les chasseurs-cueilleurs préhistoriques de Patagonie australe et Terre de Feu a été toujours présente dans le cadre de la recherche macro-régionale depuis sa découverte archéologique, dans les années 1950, par J. Emperaire à Englefield. Le développement d’une synthèse critique et la mise à jour des études concernant cette roche volcanique a permis de renforcer les postulats antérieurs sur ses caractéristiques géologiques et géochimiques, et son rapport avec certains aspects culturels, tels l’approvisionnement, la distribution et la technologie.

Les études de distribution spatiale et chronologique des vestiges d’obsidienne verte sont les plus notables, en raison des variations observées pour cette matière tout au long de l’Holocène. Son rapport avec les variations d’échelle des systèmes d’interaction culturelle est évident.

Son importance quantitative est visible pour les groupes chasseurs marins spécialisés de l’Holocène moyen de la mer d’Otway et de l’île Riesco. De plus, on observe l’existence d’une discontinuité dans son utilisation entre 4500 et 2500 ans BP. Au cours de cette période, on observe une diminution nette dans la circulation de l’obsidienne verte, fait particulièrement remarquable sur l’île d’Englefield (Pizzulic) et à Punta Santa Ana, où sa prédominance est claire avant et après cette période de discontinuité (cfr. Morello, Torres, et al. 2012 ; Morello, Stern et San Román 2015; San Román 2013). Cette absence serait associée à des changements dans l’interaction des groupes chasseurs-cueilleurs aussi bien patagoniques que fuégiens.

Avant d’entamer la discussion de la distribution spatiale et temporelle des artefacts d’obsidienne verte en Fuego-Patagonia, il convient de mettre au point les aspects cognitifs des données archéologiques. Suivant les concepts de Whallon (2011), les connaissances sur ces matières premières doivent être acquises, circuler, être stockées et finalement l’objet d’une mise en œuvre (mobilization) pour leur utilisation. Les deux premiers aspects (acquisition et circulation) se présentent dans les deux dimensions, espace et temps, de même que la mise en œuvre des connaissances. Celle-ci est comprise comme un processus dépendant de la transmission culturelle et de ses mécanismes,

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mer de Skyring et partie centrale du détroit de Magellan). Dans ce dernier cas, il s’agirait d’une stratégie opportuniste anticipant la présence de matériaux et le temps nécessaire pour développer les activités de taille souhaitées, selon une planification fondée sur des conditions prévisibles (Nelson 1991). Par exemple, les activités et la réoccupation d’un endroit sont planifiées en fonction de la proximité supposée de ces matières premières et/ou de leur présence dans les sites archéologiques. Ceux-ci fonctionnent alors comme des lieux de stockage où l’on a la certitude de sa disponibilité, grâce à une connaissance acquise, circulant socialement et transmise culturellement.

Considérant ces concepts théoriques et méthodologiques, la discontinuité de l’usage de l’obsidienne verte en Patagonie et Terre de Feu peut être considérée comme un élément de grand intérêt pour interpréter le peuplement humain de cette macro-région en termes de processus culturels. Comme le souligne Borrero (et al. 2011:263), les groupes de chasseurs-cueilleurs gèrent constamment les changements de ressources et de personnes, partageant l’information aussi bien avec ceux qui ont accès à d’autres ressources et connaissances, qu’avec les membres du même groupe. Ainsi, les indigènes préhistoriques ont dû développer des processus d’interaction sociale dynamique afin d’assurer l’acquisition, la circulation, le stockage et les processus de mise en oeuvre propres à ces connaissances qui sont la clé de leur adaptation et de leur évolution (Borrero, Martin et Barberena, 2011; Whallon 2011).

Cette nouvelle approche des données archéologiques permet de discuter des interprétations qui supposent le développement de processus de peuplement homogènes, stables et continus (Orquera, Legoupil et Piana 2011).

Nous considérons que les données indiquant une rupture temporelle dans l’utilisation et la distribution de l’obsidienne verte sont significatives et concordent avec d’autres changements observés dans la circulation et l’usage des matières premières et certains aspects techniques et culturels.

Dans l’ensemble, la discussion se situe dans la perspective des connaissances et des réseaux d’informations préhistoriques. Les changements technologiques et culturels les plus frappants sont liés à l’industrie lithique, notamment l’apparition des grandes pointes bifaciales foliacées et d’autres éléments culturels associés21 (Legoupil et Pigeot, 2009; Morello et al. 2002; San Román 2013; San Román et al. 2016).

La discontinuité de circulation de l’obsidienne verte, aussi bien chez les chasseurs marins que terrestres, peut être liée à d’autres interactions

21 D’autres objets communs avec les pointes lancéolées sont les éléments de mouture et l’augmentation de la variété des méthodes Levallois. Parmi les instruments en os, on remarque un faible nombre des pointes de sagaie, un type de harpon à tête non détachable (monodentée ou multidentée de grande taille, à base fusiforme), des petites pointes en os d’oiseau (abondantes dans quelques sites), des objets spatuliformes sur radius de pinnipèdes qui témoignent d’un changement dans le choix des supports par rapport à la période antérieure (versus ulna, dans la tradition Englefield), et en général la diminution des objets manufacturés en os (cfr. San Román et al., 2016).

en Patagonie et Terre de Feu. Au niveau macro-régional, elle correspond à la présence consubstantielle d’obsidienne noire en Terre de Feu (site Marazzi 13) et dans l’île Dawson (Offing 2 Locus 1), dont les datations sont proches de 4000 et 2500 ans BP, respectivement (Legoupil, Christiansen et Morello 2011 ; Morello, Borrero, et al. 2012). Ces sites se trouvent à plus de 600 km de distance de la source de Pampa del Asador.

Ces interactions à grande distance, ajoutées aux similitudes typologiques avec les pointes projectiles lancéolées des archipels de Chiloé et des Chonos – de chronologie similaire (Reyes, San Román, et Morello 2016), ont permis d’émettre l’hypothèse d’une interaction avec les groupes de Patagonie septentrionale.

Par hypothèse, on suppose donc l’influence d’un processus de migration des nomades marins venus de la zone septentrionale, qui aurait colonisé les mers intérieures, via la côte Pacifique, à un moment antérieur à 4000 BP. Cette possibilité est renforcée par l’identification de coquilles de « locos » (Concholepas concholepas) dans les sites d’Ultima Esperanza (sur l’île Humberto) et de l’île Dawson, datés de c. 4000 ans BP, ainsi que par la découverte isolée et non datée d’un fragment de pointe lancéolée sur l’île Noir, île fuégienne située sur la cote pacifique (San Román et al., 2016).

Les mécanismes d’interaction et la dynamique socio-culturelle qui ont pu se développer sont inconnus, la recherche à partir des vestiges d'obsidienne verte en étant encore au stade où seule leur présence a pu être identifiée dans les sites archéologiques, mais il est difficile de discuter de leur nature et de leur évolution. Les données bioanthropologiques sont pratiquement inexistantes, et il est donc impossible de démontrer un quelconque métissage ou changement de population. Par ailleurs, la discontinuité de l’utilisation de l’obsidienne verte peut être interprétée comme une rupture dans les processus d’acquisition et de circulation des connaissances partagées sur l’emplacement de sa source.

Finalement, il convient d’insister sur le fait que la distribution et les aspects techno-économiques liés au choix de l’obsidienne verte sont importants pour discuter des changements survenus d’un point de vue spatio-temporel dans les dynamiques d’interaction culturelle. C’est aussi un élément significatif pour l’étude de l’archéologie de Patagonie et Terre de Feu. En ce sens, les données archéologiques de l’archipel fuégien s’intègrent de manière cohérente à la discussion sur cette discontinuité temporelle en l’élargissant jusqu’à l’extrémité méridionale de la région (Morello, Borrero et al. 2012; Morello, Prieto et San Román 2002; San Román, 2013, 2014).

L’obsidienne noire, en Patagonie septentrionale et centre-sud montre une distribution large et continue, à partir des occupations les plus anciennes, associées à la transition Pléistocène/Holocène, ainsi qu’à

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sa présence au sud du détroit de Magellan, à des époques proches du moment de discontinuité de la distribution de l’obsidienne verte (c. 4000 BP). Ce verre volcanique de Pampa del Asador est très caractéristique par son caractère culturel et sa distribution spatio-temporelle. Il est fortement associé aux chasseurs terrestres des pampas de Patagonie et inconnu dans les archipels occidentaux.

Contrairement à l’obsidienne verte et noire, de distribution macro- régionale, la roche Miraflores et l’obsidienne grise-verte veinée se trouvent seulement à une échelle régionale et sont concentrées à l’Holocène tardif. La roche Miraflores se trouve en Terre de Feu et l’obsidienne grise-verte veinée en Patagonie australe.

L’obsidienne grise-verte veinée se trouve dans des sites de chasseurs marins, comme à Punta Santa Ana, site daté de c. 6500 ans BP ; toutefois, sa distribution est surtout dans la pampa et présente des chronologies postérieures à 3000 BP, à l’exception de la grotte Fell.

Enfin, la roche Miraflores se trouve à l’échelle régionale de la Terre de Feu, aussi bien pour ce qui concerne son gîte que pour les vestiges archéologiques découverts; sa distribution est très limitée au nord du détroit de Magellan et sur l’île Dawson. Le gîte comprend deux sous-types bien caractérisés pour la manufacture des outils polis et taillés, tuff et tuff silicifiée, respectivement. Dans une perspective technologique, les artefacts archéologiques réalisés sur ces deux variétés de roche tendent à suggérer l’emploi de stratégies d’exploitation et d’usage similaires entre canoeros ou chasseurs terrestres, de Patagonie ou de Terre de Feu ; cependant l’échantillon étudié est faible.

Les études ethnologiques montrent que plusieurs facteurs peuvent expliquer les différentes distributions de matières lithiques à partir de leurs gîtes d’approvisionnement. Les plus pertinentes pour une analogie avec la préhistoire de Fuego-Patagonia incluent, d’abord, la distribution de matières et d’objets archéologiques dans le cadre du nomadisme annuel, quelquefois cyclique et concernant généralement la fréquentation de localités bien connues et fréquemment visitées. Ce rang d’action pourrait être une très bonne explication pour la distribution de l’obsidienne verte dans la mer d’Otway, par exemple. Par ailleurs, on peut considérer que certains groupes transportaient des roches vers de nouvelles zones d’exploitation des ressources (Rensink et al. 1991, entre autres) ; ce qui amène à envisager des cas de mobilité et d’exploration de nouveaux territoires (Borrero et Franco 1997). Ces stratégies ont été prises en compte concernant les plus anciennes distributions d’obsidienne noire, proches du gîte de Pampa del Asador pendant la transition Pléistocène/Holocène.

Un dernier processus de distribution pourrait inclure les mécanismes d’échange, qui contrairement aux précédents, n’impliquent pas l’exploitation directe de la source ou du gîte (Rensink, Kolen, et Spleksma 1991). Ce type d’interaction mérite d’être discuté, particulièrement pour l’approvisionnement en obsidienne verte, noire, et en roche Miraflores, de part et d’autre du détroit de Magellan.

Cependant, il est très possible que bien de ces processus sociaux d’interaction et de mobilité aient été combinés, le rang d’action variant à la fois dans le temps et dans l’espace. L’obsidienne verte est un bon exemple de ce cas.

Pour l’époque tardive, des études récentes citent deux cas de circulation de matières premières à grande distance. Ils concernent des artefacts en obsidienne grise porphyrique attribuée, selon les analyses géochimiques, au volcan Chaitén, dans la zone continentale proche de Chiloé, à l’extrémité septentrionale des archipels de Patagonie (43º de latitude Sud). Les sites archéologiques concernés se trouvent dans la zone steppique : le premier à Cabeza de Léon sur la côte atlantique dans la province de Santa Cruz, en Argentine (50° de latitude sud) ; le second dans le site Alero Frailes 2, dans la zone volcanique frontalière de Pali Aike (52º de latitude Sud), à une distance équidistante entre le détroit de Magellan et la côte atlantique (Stern et al. 2012). Cette information ouvre le débat pour l’Holocène tardif sur les interactions possibles entre chasseurs marins et terrestres, des versants pacifique et atlantique, selon un axe nord/sud de circulation des matières premières par la côte ou via les pampa de la zone transandine ? Ce cas d’interaction à grande échelle n’est comparable qu’avec la présence d’obsidienne noire en Terre de Feu et sur l’île Dawson.