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Au-delà des Masters, un impact limité

Derrière la visibilité et l’effet quantitatif global produit par le nombre de Masters (et donc d’étudiant·e·s formé·e·s), le passage du niveau recherche/doctoral au niveau Master entraîne une frag-mentation curriculaire significative, en termes de cadre épisté-mique, de dispositifs pédagogiques et de rapport à la question de la recherche et/ou de la professionnalisation.

À la suite de ces formations de niveau Master, et dans la logique de propagation descendante dans le curriculum évoquée plus haut, des formations aux HN apparaissent aujourd’hui au ni-veau Licence, indiquant que les HN s’inscrivent petit à petit dans la totalité du curriculum universitaire, pour aborder finalement le curriculum scolaire. L’apparition du paradigme des HN dans le curriculum scolaire est initiée par un organisme qui va jouer en la matière le rôle de passeur : le CNNum. Le Conseil National du Numérique est un organisme consultatif français créé en 2011. Il comprend initialement trente membres bénévoles choisis en rai-son de leurs compétences dans le domaine du numérique. Ceux-ci sont nommés en Conseil des ministres pour un mandat de trois ans. Il est censé être un organisme « indépendant », tout en étant placé sous la tutelle du secrétaire d’État chargé du numérique. Le CNNum a ainsi pour mission de « formuler de manière indépen-dante et de rendre publics des avis et des recommandations sur toute question relative à l’impact du numérique sur la société et l’écono-mie ». Il est en cela typique des nouveaux organismes de « gouver-nance » créés depuis le début des années 2000 par les gouverne-ments français, de type « haut conseil »54.

Dans sa première version, instituée par Nicolas Sarkozy, le CNNum avait pour fonction d’établir un pont entre le gouver-nement et les industriels du numérique : Pierre Kosciusko-Mo-rizet, fondateur de PriceMinister.com, en est l’instigateur, mais le conseil compte également dans sa première mouture Xavier Niel (fondateur de Free) ou Marc Simoncini (fondateur de Meetic).

Une nouvelle équipe est instituée par François Hollande après son élection, intégrant des entrepreneurs plus « compatibles » avec le nouveau gouvernement, dont Benoit Thieulin, qui le préside de

54. Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes ; Haut Conseil de la Santé Pu-blique ; Haut Conseil des finances puPu-bliques ; Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge ; Haut Conseil de l’Éducation, etc.

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2013 à 2016 (il sera par la suite encore reconfiguré, non sans dé-bats, sous la présidence d’Emmanuel Macron). Thieulin, fonda-teur de la Netscouade, agence de communication digitale notam-ment responsable de la campagne de Ségolène Royal en 2007, est aussi, comme on l’a vu, le fondateur du Master Digital Humani-ties de Sciences Po. Or, le positionnement intermédiaire, entre Ed-Tech et Humanités numériques, que j’ai souligné à ce propos peut aussi être identifié dans les avis et rapports du Conseil et notam-ment dans ceux qui concernent l’éducation. Ce positionnenotam-ment ambivalent vis-à-vis de l’éducation au numérique s’explique no-tamment par la diversité des membres du CNNum, allant des en-trepreneurs EdTech les plus techno-enthousiastes à des univer-sitaires plus critiques. Parmi les membres de la seconde version du CNNum, on peut ainsi citer Sophie Pène, ou Bernard Stiegler, qui apportent cette dimension critique vis-à-vis des technologies éducatives55. Dans sa deuxième version, le CNNum va s’illustrer par ces prises de position critiques, par exemple en 2015, lorsqu’il alerte à propos des dérives possibles en termes de privacy (pro-tection des données privées) du projet de loi « renseignement »56.

Parmi les actions du CNNum, on observe donc ce type de prises de position et avis sur des débats publics en cours, mais aus-si la publication de pluaus-sieurs rapports suivant son propre agenda.

Le rapport « ambition numérique » publié en 2015 après la récolte de 20 000 contributions via une plateforme collaborative en ligne, ou encore le rapport dit « Jules Ferry 3.0 », qui va nous intéresser plus spécifiquement ici. Dans ce dernier rapport, publié le 3 oc-tobre 2014, le CNNum structure ses recommandations « pour bâtir une école créative et juste dans un monde numérique » selon huit axes (eux-mêmes déclinés en 40 recommandations) :

« 1. Enseigner l’informatique : une exigence ;

2. Installer à l’école la littératie de l’âge numérique ; 3. Oser le bac HN Humanités numériques ;

4. Concevoir l’école en réseau dans son territoire ;

5. Lancer un vaste plan de recherche pour comprendre les mu-tations du savoir et éclairer les politiques publiques ; 6. Mettre en place un cadre de confiance pour l’innovation ;

55. Bernard Stiegler, La société automatique. 1, L’avenir du travail, Paris, Fayard, 2015 ; ou en-core Bernard Stiegler, Jean-Luc Nancy & Alain Jugnon, Dans la disruption: comment ne pas devenir fou ? suivi d’un Entretien sur le christianisme, Paris, Éditions Les Liens qui Li-bèrent, 2016.

56. Le 24 mars 2015, lors d’une audition du CNNum à l’Assemblée Nationale puis le 28 avril 2015 au Sénat.

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ches Fri

Les Humanités Numériques, combien de divisions ?

7. Profiter du dynamisme des start-up françaises pour relan-cer notre soft power ;

8. Écouter les professeurs pour construire ensemble l’école de la société numérique. »

Parmi les propositions, deux concernent plus particulièrement et de manière massive le curriculum scolaire en prenant à bras-le-corps la question de l’éducation au numérique. Il s’agit d’une part de l’introduction de l’enseignement du « code », de la programma-tion informatique au collège (qui sera effectivement mise en place), et de l’autre de la proposition d’une nouvelle section de baccalau-réat généraliste baptisée « humanités numériques ». Il s’agissait, à côté des sections S, ES et L, de créer une section HN, qui aurait porté de manière plus spécifique au lycée les compétences numé-riques, non pas sous un angle purement technique, mais bien se-lon la perspective des HN telle que décrite précédemment : elle aurait été en cela plus proche de la filière littéraire que de filières technologiques, dont elle aurait constitué une alternative, inté-grant la « littératie » numérique (pour reprendre le vocable utili-sé par le rapport). Cette proposition est intéressante dans la me-sure où elle introduit pour la première fois de manière explicite la perspective des HN dans le curriculum scolaire, et plus seulement universitaire. On pourrait ajouter que le bac, en France, est histo-riquement lié au vocable et à l’idée des « humanités » (sous la troi-sième et la quatrième république, on « faisait ses humanités » pré-cisément en préparant le bac). Les HN pourraient en ce sens être perçues comme un « retour aux sources » plutôt que comme une agression vis-à-vis du modèle français, que ses défenseurs sont prompts à vouloir protéger des incursions extérieures.

Très marquante, cette proposition pouvait pourtant sembler difficile à comprendre. En effet, si le CNNum a, depuis sa création, milité pour une éducation au numérique de toute la population, de toutes les couches sociales, on ne comprend pas bien pourquoi la littératie numérique ferait l’objet d’une filière à part, plutôt que d’être implantée globalement dans le curriculum, toutes filières confondues. Ce type de critique a d’ailleurs immédiatement été portée, à la publication du rapport, dans le champ médiatique, par exemple lors d’une émission de France Culture consacrée à ce sujet avec Sophie Pène57 (l’une des rédactrices du rapport). Lors de cette émission, Pène explique avec franchise que l’objectif de

57. « Les Humanités Numériques à l’école », Rue des Ecoles, France Culture, 5 novembre 2014. franceculture.fr/emissions/rue-des-ecoles/les-humanites-numeriques-lecole

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cette proposition était en partie sa dimension polémique, dans un contexte français où le baccalauréat reste une véritable pas-sion nationale. Proposer de créer une nouvelle filière générale au-tour du numérique était aussi un moyen de polariser l’attention médiatique et de susciter le débat autour de la nécessaire inté-gration des compétences numériques dans le curriculum scolaire.

De plus, les filières du bac sont peut-être l’élément le plus struc-turant du curriculum français, qui semble en déterminer tout le reste, en amont et en aval. Il est logique que, si l’on veut intégrer profondément cette perspective des HN dans le système français, on en passe par l’interrogation de ces filières. Un autre membre du CNNum ayant participé à l’élaboration de cette proposition m’expliqua même, sous couvert d’anonymat, que les rédacteurs du rapport ne croyaient pas eux-mêmes au bac HN, ne pensaient même pas nécessairement que cela aurait été une bonne chose, mais que cela avait été un moyen de « faire avancer le débat ». Et de fait, c’est sans doute l’un des éléments du rapport qui a été le plus médiatisé. Les prises de position du CNNum en faveur de l’in-troduction des HN à l’école ont porté leurs fruits, et se retrouvent aujourd’hui dans différents projets pilotes ou expérimentaux, ain-si que dans la formation des enseignants du primaire et du secon-daire. Parmi de nombreux exemples, on pourrait citer cette jour-née sur les humanités numériques58 organisée à l’atelier Canopé du Val-de-Marne le 22 juin 2016, par Elie Allouche, qui en était alors le directeur (et qui est aujourd’hui l’un des hérauts de l’in-troduction des HN à l’école). L’objectif de cette journée, telle que présentée par lui, était

« d’avoir un temps d’échange sur les conséquences des bou-leversements du numérique dans la production, l’organisa-tion et la diffusion des savoirs, dans une approche interdis-ciplinaire et en s’appuyant sur les fondements humanistes du projet scolaire. Les humanités numériques : un espace d’échange interdisciplinaire fondé sur les valeurs humanistes, ayant l’éducation, la culture et la diffusion des savoirs pour finalités et le numérique comme environnement et langage communs. »

L’objectif affiché d’une telle formation est notamment de sensi-biliser les enseignants du primaire et du secondaire au fait que les Humanités Numériques en tant que paradigme éducatif im-pliquent l’enseignement de certains contenus, mais surtout la

reven-58. calenda.org/366641.

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Les Humanités Numériques, combien de divisions ?

dication d’un rapport critique aux techno-logies et à leurs ac-teurs. Du point de vue de ce para-digme, il ne suf-fit pas qu’un en-seignant adopte de manière en- thousiaste des technologies dans ses pratiques pé-dagogiques. Il faut aussi qu’il s’inter-roge sur le choix des outils qu’il utilise et surtout sur ceux qu’il propose à ses élèves.

Aillerie note à ce propos dans une enquête sur des projets lycéens que les enseignants observés ne donnent pas de consignes ni de recommandations quant aux outils à utiliser en dehors du lycée pour collaborer à un projet59. Spontanément, les élèves utilisent donc des outils commerciaux qu’ils connaissent et bien sûr en particulier Facebook ou Google Drive. Les enseignants acceptent ces usages car comme un enseignant le dit dans un extrait d’en-tretien : « On sait que ce n’est pas bien mais on le fait quand même parce que ça marche »60. Or, une fois les élèves formés à ces outils, ils continueront souvent à les utiliser dans leur vie profession-nelle. D’où l’existence de licences « éducation » chez tous les édi-teurs commerciaux de logiciels, qui n’ont bien sûr rien à voir avec une quelconque philanthropie mais qui visent à créer des habitus professionnels sur lesquels il est par la suite coûteux de revenir.

Aillerie parle à ce propos dans le titre de son article de « petits ar-rangements avec le marché ». Et en effet, faute de conceptualisa-tion du rapport aux éditeurs de logiciels, les acteurs éducatifs se retrouvent pris dans une forme de dissonance, puisque d’un côté, ils formulent souvent des discours très critiques sur les GAFAM, mais d’un autre côté, ils se retrouvent à les faire utiliser par leurs

59. Karine Aillerie, « Le “numérique éducatif” à l’épreuve des pratiques scolaires : petits arrangements avec le marché », Hermès, № 78, 2017, p. 28.

60. Ibid., p. 29.

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élèves pour des raisons pragmatiques. Au contraire, dans la pers-pective HN, le choix critique des outils est aussi important et en quelque sorte inséparable de l’activité elle-même.

On retrouve parmi les intervenants de cette journée plu-sieurs chercheur·euse·s61 appartenant au réseau HN décrit plus haut, qui jouent le rôle de passeurs des avancées des HN dans le supé-rieur, favorisant son introduction à l’école. À côté de ces apports théoriques, cette formation proposait aussi des ateliers pratiques tels que « Humanités numériques et intelligence collective : @Twic-teeOfficiel, @EMCpartageons, #TweeteTSVT » et même un temps consacré à un « projet de manifeste pour les humanités numé-riques dans l’académie ». Ces initiatives départementales, existent grâce à l’action de promoteurs locaux convaincus et insérés dans des réseaux en voie de constitution, mais aussi grâce au soutien de la Direction du Numérique pour l’Éducation62 (DNE) qui relaye ces actions et contribue à leur financement et leur valorisation.

En conclusion :

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