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les Humanités Numériques ou le Vatican ?

La réforme des filières du baccalauréat mise en œuvre par Jean-Mi-chel Blanquer a pris une direction finalement bien différente, sans doute décevante pour les promoteurs des HN. Cependant, cette tentative (pour l’instant) avortée d’introduction des HN au lycée est éclairante, car elle témoigne elle aussi des reconfigurations qui s’opèrent à l’intérieur d’un paradigme comme celui des HN lorsque celui-ci ambitionne d’étendre son influence toujours plus loin dans le curriculum. La présence des HN dans le système édu-catif français reste à un niveau expérimental, relativement mar-ginal. Le titre de cet article fait bien sûr référence à la célèbre for-mule de Staline : « le Vatican ? Combien de divisions ? ». Pour filer cette métaphore, on pourrait dire que, comme le Vatican pendant la guerre froide, les HN se trouvent prises dans un affrontement entre deux grands blocs, que sont les EdTech et les TICE, qui dis-posent chacun de nombreuses « divisions ». Face à la puissance de ces mastodontes (GAFAM d’un côté, Éducation Nationale de

61. Olivier Le Deuff, alors maître de conférences en Sciences de l’information et de la com-munication à l’Université de Bordeaux, Ange Ansour, chef de projet et assistant de re-cherche au CRI-Université Paris Descartes, Alexia Robert, chef de projet au Pôle numé-rique de l’Académie de Créteil ou encore Louise Merzeau, alors maître de conférences à Paris Ouest Nanterre La Défense.

62. education.gouv.fr/cid77084/direction-du-numerique-pour-l-education-dne.html.

Consulté le 1er octobre 2019.

© Éditions du Croquant | Téléchargé le 17/02/2021 sur www.cairn.info par Laurent Tessier via Institut Catholique de Paris (IP: 90.22.195.110)

ches Fri

Les Humanités Numériques, combien de divisions ?

l’autre), la position des HN pourrait sembler fragile, voire déri-soire. À la lumière des éléments ici exposés, on peut cependant, il me semble, créditer les HN de faire exister une voix originale, qui ne peut être réduite à l’un ou l’autre des grands modèles évoqués précédemment. En termes d’objectifs pédagogiques, de modalités curriculaires, de rapport aux technologies, l’analyse des curricula en HN semble bien accréditer l’idée de cette « troisième voie ». Je propose, dans le tableau ci-dessous, de synthétiser les différents éléments collectés lors de mon analyse des Masters en HN, en les mettant en parallèle avec les positionnements respectifs des TICE et des EdTech tels que j’ai pu les observer, afin de rendre visible les spécificités de ce qui s’apparente bien selon moi à trois para-digmes distincts :

TICE EDTECH HN

Contexte

d’émergence Institutions scolaires Professionnels du numérique Monde de la recherche Objectif

éducatif fondamental

Former des citoyens aux enjeux sociétaux du numérique

Préparer aux usages professionnels du numérique qui seront présents quelle que soit la voie professionnelle choisie par l’apprenant

Éduquer à des usages critiques et collaboratifs du numérique par et pour la recherche

Rapport théorie/

pratique

Approche déductive et

ambition théorique affirmée Approche inductive et accent

mis sur la pratique Approche inductive avec la recherche d’un équilibre entre dimensions pratique et théorique par tous les apprenants en fonction de leur niveau

Parcours individualisés en fonction du projet et de la réussite de l’apprenant (« adaptive learning »)

Compétences différenciées et distribuées en fonction de la discipline de l’apprenant

Modalités curriculaires typiques

Intégration dans les curricula

scolaires puis universitaires Volonté de rupture avec les formats scolaires classiques (hackathons, barcamps, etc.)

Appropriation de formats similaires aux EdTech, avec une dimension critique/

réflexive et intégration dans les cursus universitaires classiques

Équipement Définir et fournir un équipement unique pour lutter contre les inégalités entre apprenants

BYOD (« Bring Your Own Device ») : le choix des équipements matériels est laissé aux apprenants et les acteurs privés fournissent des solutions mises en concurrence

Accent mis sur le développement d’outils propres au monde de l’éducation/recherche pour échapper aux logiques marchandes

Programmation

informatique Connaissance approfondie, à la fois théorique et pratique : savoir coder comme apprentissage de la logique / lien avec les mathématiques

Avoir des notions de code et d’électronique (approche hacker/maker), se former de manière utilitaire en fonction d’un projet donné

Logique d’interdisciplinarité (tout le monde n’est pas informaticien) : au minimum, comprendre les enjeux de manière à pouvoir interagir avec des informaticiens Rapport

idéologique au monde du numérique

Insistance sur les dangers, logique de protection des mineurs préalable à la découverte de ce monde par les apprenants

Tonalité enthousiaste, mythologie de la Start-Up : se plonger dans le bain numérique le plus vite possible, sans restriction

En phase avec les valeurs

« originelles » d’internet (ouverture, libre circulation du savoir), mais méfiance vis-à-vis des GAFAM

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Au-delà des enjeux scolaires ou universitaires au sens strict, le po-sitionnement des HN par rapport aux TICE et aux EdTech s’ins-crit dans des débats politiques plus larges ayant trait au monde du numérique. Les acteurs des HN revendiquent par exemple sou-vent leur engagement en faveur du logiciel libre et de l’économie collaborative. Ces acteurs adoptent parfois une position explici-tement critique vis-à-vis des entrepreneurs des EdTech. L’engoue-ment des institutions universitaires pour les HN pourrait aussi s’expliquer par le fait que, dans une atmosphère générale de ré-sistance à l’influence des GAFAM, la perspective des Humanités Numériques constitue une manière positive de se réapproprier les technologies dans le monde des sciences humaines et sociales. La manière des HN de se rapporter aux technologies est construite par et pour les chercheur·euse·s. Contrairement aux EdTech qui se construisent sur le mode revendiqué de la rupture avec les institu-tions éducatives et leurs modes de fonctionnement, jugés sclérosés, passéistes, inadaptés à la supposée « révolution numérique », les HN tentent de renouveler les institutions universitaires de l’inté-rieur. Plus généralement, la perspective des HN constitue une al-ternative au modèle des EdTech et à sa perspective solutionniste qui peut rebuter les universitaires de par son caractère a-critique et techno-centré. Elle permet ainsi d’adresser certaines questions actuelles telles que la libre circulation des données, la construc-tion d’une « culture du libre » par opposiconstruc-tion à une « culture pro-priétaire » ou la privacy, qui étaient peu traitées jusque-là dans le monde éducatif français.

Cependant, il faut le préciser, d’après ce que j’ai pu obser-ver, ce positionnement critique est loin d’être homogène. Au sein du réseau HN, on constate différentes tendances, oscillant entre un positionnement plus critique et une forme de techno-enthou-siasme proche de celui des EdTech. Comme Pierre Mounier le for-mule dans un article consacré à « l’utopie politique » que veulent incarner les HN, celles-ci sont souvent présentées par leurs dé-tracteurs comme un cheval de Troie du management néolibéral à l’université ou comme l’une des formes du new public manage-ment63. De même, Granjon et Magis64 pointent-ils l’arrogance et les prétentions révolutionnaires des HN, et leur demandent jus-tement d’adopter un positionnement critique non ambigu

vis-à-63. Pierre Mounier « Une « utopie politique » pour les humanités numériques ? », Socio. La nouvelle revue des sciences sociales, № 4, 2015, p. 97-112.

64. Frédéric Granjon & Christophe Magis « Critique et humanités numériques », Variations.

Revue internationale de théorie critique, № 19, 2016.

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Les Humanités Numériques, combien de divisions ?

vis du digital turn. Les critiques des HN lui reprochent enfin une forme de scientisme et une volonté d’imposer la quantification au détriment des méthodes qualitatives. Plutôt qu’utopiques, Mou-nier préfère donc qualifier les HN de « trading zone »65, c’est-à-dire de lieu où peuvent circuler et s’hybrider des conceptions et des pratiques issues des champs académiques et non-académiques (ou des TICE et des EdTech pour le transposer dans ma typologie).

Mais au-delà de ces débats sur ce que devraient être les HN, il reste largement à observer comment ces positionnements spé-cifiques des HN se traduisent dans des curricula donnés. Comme je l’ai dit initialement, cette sociologie des curricula en HN reste encore largement à construire, en observant la structuration des formations, mais aussi leurs modalités réelles de mise en œuvre, ainsi que les parcours des étudiant·e·s qui les suivent.

65. Peter Galison, Image & logic: A material culture of microphysics, Chicago, The University of Chicago Press, 1997.

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