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3. Self et maladie d’Alzheimer

3.2. Evaluation du Self dans les populations cliniques

3.2.3. Maladies neurodégénératives

Parmi les maladies neurodégénératives, la MA est un modèle d’étude privilégié puisqu’elle se caractérise par une perte des souvenirs autobiographiques et évolue vers ce qui est classiquement considéré comme une « perte de soi » (e.g. "the 'unbecoming' of self" Fontana & Smith, 1989). Ce point de vue est en réalité controversé, semblant à la fois dépendre du stade de la maladie, de l’aspect du soi qui est étudié, et du paradigme expérimental (revue dans Caddell & Clare, 2010). En effet, certaines composantes du Self peuvent apparaitre relativement préservées dans les études qualitatives où l’on s’attache à recueillir les stigmates de la persistance d’un « Self » dans une vision unitaire (Caddell & Clare, 2011 ; Cohen-Mansfield et al., 2006 ; Fazio & Mitchell, 2009 ; Sabat & Collins, 1999), alors qu’elles apparaissent plus facilement détériorées dans les études quantitatives où l’on mesure une perte de certains aspects du Self par rapport à des sujets sains (Addis & Tippett, 2004 ; Naylor & Clare, 2008).

3.2.3.1. Etudes qualitatives du Self dans la MA :

Les études qualitatives sont les plus à même de mettre en évidence la persistance d‘un Self dans une conception unitaire. Si l’on considère le sens subjectif de soi dans son expression moins élaborée, telle que l’appartenance du corps, la reconnaissance de soi dans un miroir ou sur des supports tels que films et photos ou l’utilisation du pronom personnel « je » (Biringer & Anderson, 1992 ; Fazio & Mitchell, 2009 ; Sabat & Collins, 1999), une détérioration n’apparait qu’aux stades les plus évolués de la maladie. Le défaut de reconnaissance de l’image de soi au moment présent peut d’ailleurs également refléter une perte du SC et, en particulier, un défaut de mise à jour du SC, comme en témoigne le cas d’une patiente qui ne se reconnaissait que sur des photographies anciennes (Hehman et al., 2005). L’étude qualitative du Self narratif fait ressortir l’existence d’une relative préservation malgré le déficit en mémoire épisodique, avec cependant une histoire de vie fragmentée (e.g. Surr, 2006). L’analyse thématique (e.g. Beard, 2004) fait également ressortir une relative préservation du Self qui apparait en particulier dans la prise de conscience des pertes liées à la maladie. L’analyse phénoménologique de la continuité telle qu’elle est perçue par les patients aux stades débutants de la maladie (Caddell & Clare, 2011) fait ressortir une préservation du sentiment de continuité en termes de personnalité, croyances, convictions politiques, goûts, motivations… avec un conflit entre le maintien du sens de soi prémorbide et l’intégration des changements liés à la maladie. L’étude des rôles identitaires fait également ressortir une relative préservation même aux stades évolués de la maladie avec cependant

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un déclin des aspects occupationnels directement corrélé au score du MMSE (Cohen & Mansfield, 2006).

3.2.3.2. Etudes quantitatives du Self dans la MA :

Les approches quantitatives du Self reposent sur l’utilisation de questionnaires et de paradigmes expérimentaux qui n’évaluent qu’un aspect particulier du Self (exception faite du « Self-Consciousness Questionnaire » Gil et al., 2001). Les connaissances personnelles (noms de proche, métier…) et traits de personnalité (taches de jugement d’adjectifs) semblent relativement préservés (Harrison et al., 2005 ; Klein et al., 2003 ; Rankin et al., 2005 ; Ruby et al., 2009) ; c’est du moins le cas pour les connaissances sur soi du passé qui apparaissent intacts, contrairement aux connaissances de soi au moment présent (Hehman et al., 2005 ; Klein et al., 2003). Ces observations reflètent un défaut d’actualisation du SC qui serait directement lié la perte des souvenirs récents (Klein et al., 2003), la Mab constituant une source d’information pour le SC (Klein & Gangi, 2010). Evalué par le Twenty Statement Test (TST, Kuhn & McPartland, 1954 ; Rhee et al., 1995) et le Tennessee Self Concept Scale (TSCS, Fitts & Warren, 1996), le SC semble fragilisé, plus abstrait et vague chez les patients que chez les sujets sains (Addis & Tippett, 2004 ; Naylor & Clare, 2008). La perte du sens subjectif de soi se manifeste classiquement au cours de la maladie par le manque de conscience des déficits ou l’anosognosie (Rosen, 2011 ; Souchay, 2007 ; Zamboni et al., 2013). Elle concerne à la fois les changements intervenus sur la personnalité, le comportement et la cognition. Cette dernière composante est désignée par les termes métacognition et méta-mémoire. Les termes « awareness » et « insight », souvent utilisés en Anglais, ne connaissent pas d’équivalent exact en Français et pourraient être traduit par « discernement ». L’évaluation de l’anosognosie repose sur la comparaison du ressenti du patient avec celui d’un proche (e.g. Starkstein et al., 1996) ou sur l’évaluation objective des performances (e.g. Dalla Barba et al., 1995 ; Kelemen et al., 2000). L’étude des corrélats neuropsychologiques de l’anosognosie montre des résultats controversés. Certaines études montrent un lien entre l’anosognosie et la sévérité de la maladie et l’efficience cognitive globale (Starkstein et al, 1996 ; Gil et al., 2001 ; Lindau & Bjork, 2014), d’autres non (Clare et al., 2012 ; Hannesdottir & Morris, 2007). Le dysfonctionnement exécutif a également été incriminé (Michon et al., 1994 ; Dalla Barba et al., 1995), plus particulièrement les capacités d’inhibition (Kashiwa et al., 2005) ou encore les troubles du comportement frontaux indépendamment des troubles exécutifs cognitifs (Vogel et al., 2005). Parfois ce sont le déficit en mémoire épisodique (Hannesdottir & Moris, 2007), ou un défaut de mise à jour (Rankin et al., 2005), ou encore la perte des capacités métacognitives en général (revue dans Souchay, 2007) qui sont mis en cause. Enfin, certains auteurs ont montré un lien entre l’anosognosie et l’altération de la Mab (e.g. Naylor & Clare, 2008 ; cf. infra). Certains font également le lien entre l’absence de conscience qu’ont les patients de leurs traits de personnalité au moment

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présent et des difficultés à se placer du point de vue d’un tiers (Jedidi et al., 2014 ; Ruby et al., 2009 ; Salmon et al., 2005).

3.2.3.3. Lien entre Self et mémoire autobiographique dans la MA :

Peu d’études jusque-là ont étudié le lien entre ces composantes du Self et l’altération de la Mab. Addis et Tippett (2004) ont montré que la perte des souvenirs autobiographiques des périodes d’enfance et adulte jeune de l’AMI (Kopelman et al., 1989) était corrélée à une moindre production aux taches de fluence autobiographique (noms ou évènements, Dritschel et al., 1992) mais à plus d’affirmations sur soi abstraites au TST. De plus, l’altération de la composante sémantique de la Mab à l’AMI ou aux tâches de fluence était associée à une réduction des affirmations sur soi au TST et à la production de réponses plus tranchées au TSCS-II (Addis et Tippett, 2004). Bien que ces résultats soient très intéressants, il faut cependant souligner leur fragilité puisque seules quelques corrélations parmi les multiples corrélations testées dans cette étude étaient significatives (Addis et Tippett, 2004). Ces résultats n’ont par ailleurs pas été reproduits dans l’étude de Naylor et Clare (2008 ; voir aussi Martinelli et al., 2012). Les résultats d’Addis & Tippett (2004) pourraient suggérer l’existence d’un ensemble de connaissances abstraites sur le Self indépendant du système de mémoire épisodique et de ce fait plus résistant aux lésions associées aux syndromes amnésiques. Dans ce cas, l’accès aux souvenirs autobiographiques pourrait apporter les détails concrets nécessaires à une représentation riche et nuancée de soi (Prebble et al., 2013 ; Rathbone et al., 2008). Les souvenirs marquants (SDMs) n’ont été étudiés que dans une seule étude portant sur 10 patients (Martinelli et al., 2012). Les auteurs ont montré que les patients rapportaient moins de SDMs spécifiques que les sujets sains alors que leur capacité à produire des SDMs sémantisés n’était pas significativement altérée, suggérant que le processus de sémantisation présent chez les patient pour la Mab en général concerne également cette catégorie de souvenir (Martinelli et al. 2012). Aucun lien n’a été mis en évidence entre la Mab le SC évalué par le TSCS-II. Dans une autre étude, El Haj et collaborateurs (2015) ont mesuré le nombre d’affirmations définissant-le-soi produites par les patients au cours d’une tâche de Mab générale. Ces capacités d’intégration des souvenirs (ou « meaning making ») apparaissent réduites par rapport aux sujets sains âgés. L’anosognosie a également été reliée par certains auteurs aux capacités de Mab ancienne et aux caractéristiques identitaires (Morris & Hannesdottir, 2004 ; Naylor & Clare, 2008) ou encore au défaut de rafraichissement des connaissances sur soi (Mograbi et al., 2009 ; Rankin et al., 2005 ; Souchay, 2007). Naylor & Clare (2008) ont montré que les patients avaient un sens de soi d’autant plus affirmé qu’ils n’avaient pas conscience de leurs troubles, suggérant ici le rôle de mécanismes de défense psychologiques pour protéger le Self menacé par la maladie et maintenir une continuité avec le Self prémorbide (Clare, 2003).

54 3.2.3.4. Le Self dans les autres maladies neurodégénératives

Les autres maladies neurodégénératives ont été moins étudiées que la MA. Comme nous l’avons vu précédemment (cf. § 2.1.2.2. & § 2.2.2.2.), le profil de Mab observé dans la démence sémantique illustre l’interdépendance entre composante sémantique et épisodique (Greenberg & Verfaellie, 2010 ; Irish & Piguet, 2013). Une étude s’est intéressée à l’évolution du SC dans cette affection (Duval et al., 2012), indiquant que les patients ont des connaissances personnelles altérées pour le passé et le futur, alors qu’elles sont préservées au moment présent. Ces résultats confortent l’existence d’une dissociation entre SC présent et la mémoire sémantique générale, et suggèrent que les connaissances sémantiques sont renforcées par la Mab épisodique avec un bénéfice plus important pour les connaissances ayant une signification personnelle (Westmacott & Moscovitch, 2003). Bien que leur mémoire épisodique soit relativement préservée (e.g. Hodges & Patterson, 2007 ; cf. § 2.1.2.2.), ces patients n’arrivent pas à imaginer de scénarios futurs les impliquant, comme si le déficit en mémoire sémantique les empêchait de mettre en place le cadre nécessaire à la continuité phénoménologique (Irish et al., 2012 ; Duval et al., 2012). Dans la dégénérescence lobaire fronto-temporale de forme comportementale, les patients émettent des jugements sur soi inadaptés dès les stades débutants de la maladie, en rapport avec la perte de discernement caractéristique de la maladie, alors que leur jugement concernant leurs traits de personnalité prémorbides sont corrects (Rankin et al., 2005).

Globalement, les études réalisées jusque-là montrent des résultats hétérogènes, du fait d’un manque de définition commune. La proposition d’un modèle cohérent (Prebble et al., 2013) pourrait faciliter la comparabilité des études à l’avenir. Une limite fréquente de ces études est que les différentes composantes du Self ne sont pas étudiées conjointement, ce qui ne permet pas d’établir un lien entre elles. De plus, la plupart des études repose sur de faibles échantillons voir sur des études de cas. Dans leur ensemble, ces études montrent toutefois qu’il persiste un sens de soi dans son expression la plus simple jusqu’aux stades évolués de la maladie lorsqu’on adopte une approche qualitative et unitaire du Self, alors que les composantes plus élaborées semblent menacées par la maladie dès les stades plus précoces lorsqu’elles sont étudiées indépendamment. C’est en particulier le cas de la conscience autonoétique et des mécanismes de mise à jour du SC. En revanche, le Self reste en partie préservé, s’appuyant sur un Self prémorbide et à l’histoire de vie fragmentée, avec parfois une tentative d’intégrer les changements liés à la maladie (Caddell & Clare, 2009). L’étude du lien entre l’altération de la Mab et le Self est restée centrée sur le lien entre les souvenirs épisodiques et le SC, d’une part, et entre souvenirs épisodiques et la composante à long terme du sens subjectif de soi, i.e., la conscience autonoétique. Prebble et collaborateurs (2013) soulignent le manque d’études sur le sentiment de continuité dans le temps à proprement parler, le lien entre souvenirs épisodiques et le sens subjectif de soi au moment présent, et enfin, entre le SC et la composante sémantique de la Mab

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dans les différentes formes proposées dans le modèle de Conway (2009). Sur la base du déficit de mémoire épisodique des patients atteints de MA, on peut supposer que le Self repose sur des sous-systèmes de mémoire sémantique – notamment de souvenirs « sémantisés » si l’on se place du point de vue d’une éventuelle compensation –, pouvant être supportés par les régions temporales latérales notamment. De plus, Prebble et al. (2013) font l’hypothèse que les différentes composantes du Self s’appuient sur le sens subjectif de soi qui pourrait être dépendant de l’intégrité de certaines régions préfrontales. En particulier, on pourrait avancer que l’altération du sens subjectif de soi au moment présent, liée à une atteinte préfrontale - fonctionnelle ou lésionnelle - pourrait entrainer une incapacité à générer des souvenirs autobiographiques par défaut de conscience autonoétique, comme c’est le cas en mémoire antérograde (Rauchs et al., 2007 ; Souchay & Moulin, 2009), indépendamment d’une amnésie liée à une atteinte temporale interne pure. Pour étayer ces hypothèses, il est utile de s’intéresser aux substrats anatomiques du Self tels qu’ils ont été mis en évidence dans les études de neuro-imagerie chez les sujets sains.