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3. Self et maladie d’Alzheimer

3.1. Aspects théoriques sur le Self et le lien avec la mémoire autobiographique

3.1.3. Lien entre mémoire autobiographique et Self

Le lien entre systèmes de mémoire et Self est bien établi (Conway, 2005 ; Haslam et al., 2011 ; Klein, 2010 ; Martinelli, Sperduti, & Piolino, 2013). Il existe une relation réciproque entre Mab et Self. Le sens de soi est un pilier de la Mab et influence l’encodage, le stockage et la récupération des souvenirs (Conway & Pleydell-Pearce, 2000). La Mab nourrit le Self en lui donnant une continuité dans le temps et en le mettant à jour (Conway, 2005 ; Klein, 2010). Nous nous proposons d’analyser respectivement la relation entre Self et les composantes épisodiques et sémantiques de la Mab, puis d’aborder une forme de souvenirs hautement liée au Self, les Self-Defining Memories (SDMs) ou souvenirs marquants.

3.1.3.1. Self et Mab épisodique :

La place du Self dans la Mab épisodique telle qu’elle a été décrite par est centrale dans la mesure où c’est le sens subjectif de soi projeté dans le passé qui correspond à la conscience autonoétique (Tulving, 1985, 2002, 2005). Le sens subjectif de soi au moment présent est donc considéré comme un prérequis indispensable à l’émergence d’une conscience autonoétique (Prebble et al., 2013). En particulier, le sens subjectif au moment de l’encodage et de la récupération des souvenirs, est nécessaire pour identifier les souvenirs autobiographiques comme étant personnels et appartenant au passé, et les distinguer d’autres types de représentations mentales (Klein et al., 2004 ; Prebble et al., 2013). La conscience autonoétique est liée à la capacité de reviviscence des détails perceptifs, pensées, émotions de l’expérience originale, revécus à la première personne lors de la récupération des

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souvenirs autobiographiques (B. Levine et al., 2002 ; Piolino et al., 2008 ; Tulving, 2002). C’est ce qui confère au « je » (I-Self) le sentiment d’être le propriétaire du souvenir ou encore d’être le voyageur du voyage mental dans le temps (Prebble et al., 2013 ; Tulving, 2005). Ce processus s’applique à la construction mentale de scénarios futurs (Suddendorf & Corballis, 2007 ; Tulving, 2005). De la conscience autonoétique émergerait une unité et une continuité dans le temps du Self phénoménologique (Prebble et al., 2013) qui est le même dans les lieux et instants du passé et du futur, que dans l’ici et maintenant. Cependant, peu d’études ont analysé le sentiment de continuité dans le temps à proprement parler (Troll & Skaff, 1997) et le lien avec les capacités de Mab.

Par ailleurs, le sens subjectif de soi, assimilé au « working Self » du modèle de mémoire de Conway (2005), peut être envisagé comme un système de contrôle exécutif qui permet de rendre cohérents les souvenirs autobiographiques avec les objectifs personnels et le SC. Réciproquement, la mémoire des évènements personnels peut être considérée comme un moyen de réguler les comportements complexes d’un individu pour atteindre ses objectifs, planifier ses actes, ajuster sa motivation, en se remémorant les expériences passées (Conway, 2005 ; Stuss & Levine, 2002 ; Wheeler et al., 1997).

Enfin, la Mab est également supposée contribuer à la formation et au renouvellement du SC (Addis, McIntosh, et al., 2004 ; Conway et al., 2004 ; Leary & Tangney, 2012 ; Rathbone et al., 2009 ; A. E. Wilson & Ross, 2003). En effet, les souvenirs autobiographiques illustrent et contextualisent les thèmes de vie et concepts qui leurs sont associés (Conway, 2005). C’est potentiellement en s’appuyant sur ses souvenirs personnels qu’une personne sait qu’elle possède tel ou tel trait de personnalité (Klein, 2010). C’est en particulier le cas pour les souvenirs de la période adulte jeune qui correspond au pic de réminiscence, chargée en souvenirs définissant le soi (Conway, 2005 ; Rathbone et al., 2008 ; Singer & Bluck, 2001). En faveur d’une interaction entre SC et Mab, il a été montré que les connaissances du SC testées avec des « I Am statements » sont effectivement associées à des souvenirs illustratifs datant de la période d’intégration de la caractéristique au Self (Rathbone et al., 2008). Si les représentations du SC semblent pouvoir être déduites des souvenirs d’évènements ou encore être stockées avec des souvenirs d’évènements illustratifs, elles pourraient également être formées à partir de ces souvenirs puis stockées indépendamment (Klein & Lax, 2010 ; Klein et al., 1996). C’est l’idée que confortent certains cas d’amnésie, où la connaissance des traits de personnalité semble résister au déficit en mémoire épisodique, en faveur d’une indépendance fonctionnelle du SC par rapport à la Mab dans sa composante épisodique (Klein, 2010 ; Klein & Gangi, 2010 ; Klein & Lax 2010). En effet, la composante épisodique de la Mab est fragile par nature, notamment au cours du vieillissement normal, et elle est dénuée de la dimension conceptuelle caractéristique des représentations sémantiques, plus à même de conserver la leçon tirée d’une expérience ou la connaissance des traits de personnalité (Haslam et al., 2011 ; Pasupathi et al., 2007).

46 3.1.3.2. Self et Mab sémantique :

La composante sémantique de la Mab prend une place prépondérante notamment dans l’étude du lien avec le Self (Addis & Tippett, 2004 ; Martinelli, Sperduti, & Piolino, 2013 ; Prebble et al., 2013). Le modèle théorique de Conway (Conway, 2005, 2009 ; Conway & Pleydell-Pearce, 2000 ; Conway et al., 2004) a l’intérêt de souligner des aspects plus conceptuels que celui de Tulving. L’accent est mis sur les souvenirs sémantisés et d’autres formes plus abstraites de Mab qui permettent de construire et de maintenir une représentation mentale stable et cohérente du Self dans le temps. En effet, le Self à long terme y est décrit comme une représentation sémantique de l’individu reposant notamment sur les schémas de vie, les périodes de vie, et les souvenirs sémantisés, qui offrent une structure pour reconstruire les souvenirs épisodiques. Ces représentations sémantiques correspondent au Self objectif ou « Me-Self » à long terme tel qu’il est envisagé dans le modèle de Prebble et al. (2013). Ces formes de Mab conceptualisées à partir de souvenirs épisodiques, seraient une transition nécessaire pour influencer le SC en permettant de prendre du recul sur les évènements concrets et en généralisant des connaissances sur le Self à partir de représentations récurrentes dans diverses situations (Conway et al., 2004 ; Singer & Blagov, 2004).

A côté de la continuité phénoménologique, un sentiment de continuité peut émerger de la reconstruction chronologique de nos histoires de vie, formées à partir de souvenirs dans leur forme sémantisée (chronologie temporelle, périodes de vie) ou encore à partir de leur réinterprétation (« compte-rendu narratif » ou « lifestories ») et des connaissances sur soi à long terme (Addis & Tippett, 2004 ; Bluck & Habermas, 2001 ; Conway & Pleydell-Pearce, 2000 ; Pasupathi et al., 2007 ; Prebble et al., 2013 ; Singer & Blagov, 2004). Dans le modèle de Conway (Conway, 2005 ; Conway & Pleydell-Pearce, 2000), les « lifestories » représentent le plus haut degré d’intégration du système de Mab et du Self puisqu’elles impliquent un raisonnement autobiographique avec la mise en place de liens thématiques entre le passé, les changements intervenus dans le Self à long terme, et finalement le SC au moment présent (Bluck & Habermas, 2001 ; Pasupathi et al., 2007). De nature plus abstraites, ces représentations sémantiques autobiographiques sont plus à même de synthétiser une quantité importante d’informations que les souvenirs épisodiques et de constituer par la même une source de continuité et d’explications pour le SC au moment présent (Pasupathi et al., 2007 ; Prebble et al., 2013 ; Thomsen, 2009). Au cours du vieillissement normal il existe une perte des détails épisodiques et une prépondérance de la composante sémantique (B. Levine et al., 2002 ; Piolino et al., 2003) qui va de pair avec des capacités de raisonnement narratif accrues (McLean, 2008 ; Pasupathi & Mansour, 2006).

Le SC lui-même constitué de représentations personnelles (traits de personnalité, valeurs morales, croyances personnelles, statut social, motivations, caractéristiques physiques, possessions) est également envisagé comme une forme de mémoire sémantique personnelle (Conway et al., 2004 ;

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Leary & Tangney, 2012 ; Renoult et al., 2016) et pourrait constituer une forme plus abstraite et résumée de la composante sémantique de la Mab (Martinelli, Sperduti, & Piolino, 2013). Etant de nature résistant au changement, le SC à long terme est susceptible de constituer une source de continuité pour le Self (Conway et al., 2004) mais aucune étude n’a montré à ce jour qu’il est suffisant pour donner un sentiment de continuité, indépendamment des connaissances sur soi à long terme et de la continuité phénoménologique (Prebble et al., 2013).

3.1.3.3. Les souvenirs marquants pour le Self ou « Self Defining Memories » (SDMs) :

Les SDMs sont des souvenirs autobiographiques hautement reliés au Self dont le concept a été développé par Singer & Moffit (Singer & Moffitt, 1991-92). Ce sont des souvenirs marquants qui permettent d’expliquer qui nous sommes à une autre personne. Le contenu et les émotions de ces souvenirs varient au cours de la vie avec les changements de but, de désirs et d’intérêts. Il s’agit de souvenirs émotionnellement intenses, vivaces, régulièrement rappelés, reliés thématiquement à d’autres souvenirs et associés à des conflits persistants ou non résolus. Les SDMs sont évalués par leur spécificité, leur affect, leur contenu et leur « intégration » (Blagov & Singer, 2004). Au cours du vieillissement, il existe un déficit de Mab épisodique mais les sujets restent capables de fournir des souvenirs d’évènements marquants pour le soi, dans une forme sémantisée (Singer et al., 2007) ou spécifique (Martinelli et al., 2012), selon les études. De façon générale, même si les SDMs peuvent rester spécifique lorsqu’ils concernent des évènements particuliers, il s’agit de souvenirs qui ont été racontés et repensés maintes fois, par conséquent remaniés et réinterprétés comme les souvenirs « sémantisés » (Cermak, 1984 ; Linton, 1986) et ne reflètent plus de façon brute l’expérience initiale (Singer & Blagov, 2004). Blagov et Singer (2004) ont d’ailleurs montré que les participants attribuent plus facilement du sens aux souvenirs sémantisés qu’aux souvenirs spécifiques. C’est par le terme « intégration » (ou « meaning-making ») que les auteurs font références au traitement narratif des souvenirs, qui consiste à leur donner du sens et faire des liens thématiques entre différents souvenirs. Par exemple, « Face à ce patient en détresse respiratoire, j’ai été étonnée par la réaction très calme du réanimateur qui a commencé par interroger le bien-fondé de réanimer un patient avec une pneumoconiose. En effet, si c’est l’évolution naturelle de la maladie, le patient risquerait de rester dépendant du respirateur, ce qui doit idéalement être discuté en amont… En l’occurrence, il s’agissait d’une décompensation dans le cadre d’une surinfection donc il était tout à fait justifié de le réanimer. Il n’y avait malheureusement pas de place en Réanimation médicale, on a essayé de négocier avec le sénior des soins intensifs de Cardiologie pour de la ventilation non invasive, et c’est finalement le Réanimateur chirurgical qui a accepté le patient. Quand on est arrivé au pas de la porte du service de Réanimation le patient était en train de s’épuiser, il a fallu l’intuber immédiatement. Dès cette première garde, j’ai pu me rendre compte qu’il était nécessaire de prendre de la distance pour analyser

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une situation d’urgence avec calme, ce que j’ai généralement pu faire par la suite… ». Le processus d’intégration serait essentiel pour former des représentations abstraites du Self (Pasupathi et al 2007) et lui attribuer un sentiment de continuité (Rathbone et al., 2009). Ces souvenirs garantiraient l’intégration et le maintien de nouveaux aspects acquis du Self au sein du SC (Conway, 2005).

Pour résumer cette partie théorique, le concept de Self est complexe et comporte des composantes distinctes, ce en fonction du temps (Self présent ou à long-terme) et de la subjectivité (Self subjectif ou objectif). A partir de ces conceptions théoriques, différentes hypothèses peuvent être formulées sur les relations qui existent entre les différentes composantes du Self, notamment la dépendance du SC à la Mab sémantisée pour être mis à jour ou encore d’envisager le sens subjectif de soi comme un prérequis à toutes les autres composantes du Self. Dans une approche neuropsychologique, les populations cliniques offrent l’opportunité de tester ces différentes hypothèses, la MA constituant un modèle privilégié puisqu’elle associe une altération du Self et de la Mab.