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Métonymie de la révolte

UN UNIVERS MASCULIN

Chapitre 3 : Analyse des personnages secondaires

3. Métonymie de la révolte

L’auteur introduit ici un réseau de personnages constitué par un groupe d’amis restreint avec lesquels il passe le plus clair de son temps. Les fonctions qu’ils assurent sont identiques à celles du héros-narrateur, dont ils ont le même tempérament. Ce sont Berrada, Raymond et Tchitcho. Le personnage principal devient violent et agressif, même avec ses plus proches amis, dès qu’il essuie un refus de leur part. Driss vient d’être chassé de la maison familiale par son père despote. Ainsi, logiquement, se dirige-t-il vers ses amis intimes pour leur demander de l’héberger, mais les protagonistes refusent de lui offrir le gîte de peur de compromettre les relations d’affaires qu’entretiennent leurs pères respectifs avec le « Seigneur ». Ainsi, quand son ami Berrada se montre inhospitalier, Driss se déchaîne et lui lance un coup de poing à la figure qui le fit s’écrouler par terre puis s’assied sur son thorax et lui fait un sermon:

« J’ai dit : puis-je entrer ? Ce qui signifie : puis-je passer la nuit chez

toi ? – Hum ? – Berrada, tu es mon plus grand copain et je suis très ennuyé. Faim, froid, soif, besoin de dormir. Tu es mon plus grand ami et je viens te demander un bout de pain, une couverture, un broc d’eau, une nuit d’hospitalité. Ensuite tu pourras m’interroger, je t’expliquerai. – Ecoute, Driss. Je suis… - Non ?

Je lançai un coup de poing, un coup de pied. Ils aboutirent respectivement sur sa bouche hilare, sur la porte qu’il m’interdisait. Et qui s’ouvrit toute grande sur un corridor carrelé de blanc et noir qu’une serpillère venait d’humecter. J’aperçus même ladite serpillère aux mains d’une femme qui disparut en criant : au fou ! Berrada s’était écroulé. Pesamment, méchamment, je m’assis sur son thorax. Il se mit à labourer mes flancs de coups et d’ongles, avec application et méthode, sans mot dire hormis quelques interjections barbares lorsque le souffle lui manquait. »223

Driss raconte sans remord, à Tchitcho, le fils d’un avocat chargé de s’occuper des affaires de thé du « Seigneur », le père de Driss, sa rixe avec Berrada. Il lui raconte le refus de ce dernier de l’héberger chez lui après avoir été chassé de la maison familiale, ce qui déclencha sa colère, sa révolte. Il se vante même d’avoir cassé une côte et deux dents à Berrada ainsi qu’une montre qu’il avait au poignet. Il confesse son acte barbare : « Je viens de lui casser une côte, deux dents et une montre qu’il avait au poignet. Je suis méchant, je suis

brutal, je suis fou »224. La colère du personnage redouble de férocité à l’endroit du Père Blot,

prêtre dans un presbytère qui a refusé la conversion de ce dernier au catholicisme. Il a voulu abjuré l’Islam et embrasser la religion du colonisateur. Tel a été son aveu :

223 Ibid., pp. 179-180. 224

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« Alors qu’il me soit permis, à moi aussi, de traduire selon l’angle de ma férocité. […] Que je me sois révolté, que j’aie rejeté le monde oriental, j’en connais qui se sont frottés les mains. […] ‘Comment ?’ Comment ? Vous avez cru que j’allais considérer ma révolte comme un satisfecit ? Remiser cette énergie sans chercher à lui donner corps, l’utiliser ? Etre statique ? […] Moi qui m’étais révolté et candidement considérais ma révolte comme une délivrance – ‘à me délivrer de cette révolte’. » 225

Toutes les personnes que Driss côtoie, à savoir Raymond Roche (le Français), Berrada (son compatriote), Tchitcho, Le Kilo, Jules César (le chauffeur de l’autocar avec une double nationalité maroco-américaine) se révèlent être des ingrats et indignes de confiance. Ils se rendent fréquemment dans les milieux malfamés : les bars, les maisons de prostitution, etc. Ils sont accros à l’alcool et à la cigarette et sont des habitués des lieux de perdition où ils rencontrent des prostituées. Driss fréquente également les marginaux dont il apprécie et adopte facilement le mode de vie à l’instar du philosophe qu’il trouve assis en travers d’une rue grouillante et à qui il tient compagnie sans avoir été invité : « Un philosophe avait sorti son matelas et s’était installé au milieu de la rue. Les foules l’enjambaient et mules et mulets faisaient un détour »226.

Driss évoque à ses amis les complicités qui existaient entre eux, les serments qu’ils se sont faits, les histoires marantes qu’ils se sont partagées. Il ne comprend pas pourquoi ses alliés ont vite oublié toutes les promesses d’antan. Il leur rappelle qu’il avait abjuré sa propre religion musulmane pour être libre de toute obligation ou prescription :

« Un faux-monnayeur ! Tous des faux-monnayeurs ! Lucien, Tchitcho, Roche et ce prêtre nasillant. Chacun d’eux m’a traduit à son optique propre. Moi ? Un beefsteack ! Passé de main en main, soupesé, examiné, flairé, marchandé… Bof ! un beefsteak ! Alors qu’il me soit permis, à moi aussi, de traduire selon l’angle de ma férocité. Des honoraires fabuleux ? Le principal actionnaire ? Le cosmopolitisme ? L’enfance marocaine ? Mais à qui donc parlez-vous ? Je ne suis pas un tuyau de poêle. Epluchons : vous ne m’acceptez pas. Je ne puis être votre égal. Car c’est cela votre peur secrète : que je le sois. Et que je vienne revendiquer ma place au soleil. Eh oui ! Que je me sois révolté, que j’aie rejeté le monde oriental, j’en connais qui se sont frottés les mains. »227

225 Ibid., p. 202. 226 Ibid., p. 100. 227

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