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CHAPITRE I — LES ARTISANS ALIMENTAIRES EN NOUVELLE-FRANCE

2. Famille et travail

2.2 Des métiers genrés?

En règle générale, les femmes sont responsables de la préparation de la nourriture de leur famille en Nouvelle-France comme ailleurs. Malgré cette prédominance des femmes dans la préparation de la nourriture dans la société, les artisans alimentaires sont presque exclusivement des hommes, reflétant plutôt l’ensemble des métiers74. Dans la

majorité des cas, l’épouse travaillait directement avec son mari et était vouée à être son assistante tant qu’il vit75. En effet, l’épouse était considérée comme mineure aux yeux de

la loi, que ce soit en matière de contrats ou de la disposition des biens76. Elle avait besoin

d’un acte de procuration de son mari pour effectuer des transactions commerciales ou signer un contrat en son absence77. Elle ne pouvait habituellement donc jamais accéder au

titre d’artisane. En effet, seulement 23 femmes sur les 2587 enregistrées dans le recensement de 1744 déclarent un métier78. Cette réalité se reflète dans mon corpus, où

l’on ne trouve que deux boulangères parmi les quarante et un artisans79. Les exceptions

proviennent du fait qu’advenant la mort de leur mari, les veuves obtenaient les mêmes droits que les hommes et les filles majeures80. Elles pouvaient alors pratiquer le métier de

leur mari, représenter leur famille légalement, obtenir une autonomie publiquement reconnue et même devenir maîtres81. En fait, les épouses d’artisans étaient habituellement

74 Marie-France Prévost, « Le recensement de Québec de 1744 : une fenêtre sur le travail des femmes au

Canada sous le régime français », Mémoire de maîtrise (histoire) Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 2019, p. 43.

75 Tilly et Scott, Les femmes, p. 67.

76 Suzanne Gousse, Couturières en Nouvelle-France, Québec, Septentrion, 2013, p. 183.

77 Benoît Grenier et Catherine Ferland, « Quelque longue que soit l’absence : procurations et pouvoir féminin

à Québec au XVIIIe siècle », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n⁰37 (2013), p. 202. 78 Prévost, « Le recensement de Québec », p. 43.

79André Lafontaine, Recensements annotés de la ville de Québec, 1716 et 1744, Sherbrooke, 1983, 426 p. 80 Gousse, Couturières, p. 199.

obligées de remplacer leur époux en cas de décès si elles ne se remariaient pas très rapidement82. C’est notamment le cas de nos deux artisanes, Marie-Louise Corbin et Marie-

Anne Aubuchon, toutes deux devenues boulangères après le décès de leur mari, lui-même boulanger83. Elles étaient donc toutes deux veuves au moment du recensement de 1744,

assumant alors le rôle de boulangère pour assurer la survie de l’entreprise familiale. Les cas de Marie-Louise Corbin et Marie-Anne Aubuchon sont assez semblables. Effectivement, suite à la mort d’un mari boulanger, elles se remarient à un autre boulanger. Cette situation n’est guère surprenante puisque les veufs et surtout les veuves sombraient plus souvent qu’à leur tour dans la misère, le mariage constituant la meilleure solution à leur situation84. Cependant, leurs cas présentent des différences assez significatives. En

effet, lors du recensement de 1744, Marie-Anne Aubuchon retombe dans le veuvage pour une seconde fois alors que Marie-Louise Corbin ne s’est pas encore remariée. Aussi, Marie- Anne Aubuchon semble gérer sa boulangerie sans l’intervention d’un homme alors que Marie-Louise Corbin emploie Nicolas Doyon comme boulanger pendant ses dix ans de veuvage. Avoir du soutien pour la continuation de l’entreprise est tout à fait normal puisque la boulangerie comporte deux composantes distinctes85. Le service à la clientèle,

généralement géré par l’épouse, comporte plusieurs éléments, soit : s’occuper du magasin, entretenir les relations avec les clients, livrer au domicile et gérer les comptes des clients. L’autre façade, la production de pain, est très exigeante physiquement puisqu’on doit porter des sacs de farines de 325 livres et pétrir d’immenses volumes de pâtes. Pour cette raison,

82 Ibid., p. 66.

83 PRDH, Acte de sépulture d’Augustin Laroche Lafontaine, 10 septembre 1739, Québec, #167008 et

PRDH, Acte de sépulture de Pierre Joly, 23 mai 1743, Québec, #167567.

84 Tilly et Scott, Les femmes, p. 71. 85 Kaplan, Le meilleur pain, p. 349.

les femmes sont habituellement exclues du fournil, ce qui impose habituellement la présence d’un homme86. C’est probablement ce rôle qu’a rempli Nicolas Doyon chez

Marie-Louise Corbin. Après avoir travaillé comme boulanger chez elle pour près d’une décennie, il l’épousera. C’est un scénario assez commun pour un boulanger de marier une veuve de boulanger puisqu’elle offre une alliance avantageuse étant donné qu’elle possède déjà le matériel nécessaire ainsi qu’une entreprise déjà fonctionnelle avec sa propre clientèle87. Le cas en question est tout de même un peu surprenant puisque Marie-Louise

Corbin a 42 ans lors du mariage, alors que les veuves de plus de 40 ans ont moins d’une chance sur deux de se remarier88.

De son côté, Marie-Anne Aubuchon ne se remariera pas à la suite du décès de son second mari en 1743, ce qui est plutôt normal puisqu’elle était alors déjà âgée de cinquante ans89. Même s’il n’y a aucun signe de boulanger venu travailler chez elle, rien n’indique

qu’elle soit dépourvue. En effet, à la mort de son second mari, quatre enfants de 12 à 27 ans habitent encore chez elle. Il est probable que le plus vieux d’entre eux ait assumé le rôle de boulanger, permettant ainsi de recréer la répartition habituelle des tâches au sein d’une famille.