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2 -La Mère du Printemps, une vision contemporaine du monde :

2 -La Mère du Printemps, une vision contemporaine du monde :

Le structuralisme génétique de l‟œuvre se base sur une méthode qui s‟articule sur un double mécanisme : la compréhension et lřexplication.

Selon Goldmann, pour connaître la vision du monde d'un groupe, il faut la comprendre et l'expliquer. C‟est-à-dire la description ou l'analyse d'une

partie et l'inscription de cette partie dans un tout ou la synthèse.

La Mère du Printemps comporte une longue dédicace : douze dédicataires

se partagent l'hommage rendu par l'auteur : un fleuve, une ville, deux époques d'une même religion, et des groupes humains énumérés puis synthétisés dans un concept commun, l'humanité, le tout culminant par un retour au

« Je » de l'auteur déjà présent dans les deux syntagmes verbaux: « je suis né »

et « je le dédie ». Ouverture aux autres, accueil de la géographie et de l'Histoire, affirmation de son appartenance au genre humain sur un mode affectif et éthique à la fois : toute la dédicace renvoie aux engagements propres de l'auteur, et à la résolution heureuse de la quête identitaire. Etre soi, c'est être lié à tous les autres cultures à la fois, ou plus exactement à tous ceux qui sont menacés par « La civilisation ». La tribu est un échantillon représentatif de toute la Berbérie. En réalité, les Aït Yafelman peuvent être identifiés à toutes les minorités ayant subi le même sort face aux conquérants. Cela est aussi confirmé par sa dédicace, insérée comme signe paratextuel :

« Ce livre est dédié à l'Oum-er-Bia, (la Mère du printemps), le fleuve marocain à l'embouchure duquel je suis né. Je le dédie également aux Fils de la Terre, les Berbères, qui en sont les héros; à l'Islam des premiers temps: l'exil qui l'a vu naître du désert et de la nudité, tout comme à l'Islam de l'apogée: Cordoue; aux Indiens d'Amérique latine parqués dans des réserves et que l'on interroge à présent comme autant de doutes salutaires dans les certitudes de la civilisation; aux Palestiniens, aux Celtes, aux Occitans, aux peuplades dites primitives, à toutes les minorités qui, somme toute,

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sont la plus grande majorité de notre monde et dont je suis le frère. »1. Signée D.C.

Une interrogation s‟impose : comment peut-on lire la dédicace de La Mère du

printemps ? Et pourquoi Chraïbi y a consacré un mot à toutes les minorités

dans le monde ? En réalité, sa vraie quête est bien celle des sources de l‟Islam. Les Berbères ne sont qu‟un procédé. Cette longue dédicace est faite au nom de la fraternité. Mais quelle fraternité ? S‟agirait-il de celle de l‟Islam ou de l‟humanité ? Elle y est imprimée en regard d'une carte muette du Maroc, où le seul détail mentionné est le cours du fleuve Oum-er-Bia avec son nom.

Le roman s'ouvre sur la méditation de Raho, soutenue par un narrateur externe, sur ce que signifie pour lui le fait d'être musulman pour un Berbère :

« Comme les Arabes Raho était musulman.de cœur sinon de pensée. Il avait apprit leur langue, ou tout au moins leurs vocabulaire usuel (...) (..). Et maintenant, des siècles et des siècles plus tard, les Fils de la terre, les Imazighen devaient tant bien que mal continuer de survivre dans leur propre pays .Il fallait ce quřil fallait : accepter le sort. Mais il ne fallait pas ce quřil ne fallait pas : mourir »2

Il se pose des questions sur l‟Islam et les Musulmans de l‟actualité, la gestion

du monde par l‟Amérique et l‟exploitation de l‟homme par l‟homme.

La Oumma rêvée par Oqba a fait faillite, elle appartient au Passé simple 3

et l'Islam moderne n'a plus rien à voir avec l'époque des origines. Une allusion implicite est faite par l'auteur avec la situation politique actuelle de nombreux musulmans, victimes de la double dictature de leurs gouvernants et de l'Occident :

1 Chraïbi Driss, La Mère du Printemps, Seuil 1982 .p 9 2 Chraïbi Driss, La Mère du Printemps, Seuil 1982. p15 3 Chraïbi Driss, Le Passé simple, Seuil.1954

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« LřIslam nřétait-il donc que la religion des résignés ; des opprimés et dřautres laissé-pour-compte ?(…) et sřil y avait deux Islam, celui de des privilégiés et lřautre…lřautre pour le plus grand nombre des fils dřEve et dřAdam qui nřont jamais rien eu le long des siècles et nřauront jamais rien dans les siècles à venir, sinon la foi et lřespoir ? »1.

Dans sa recherche documentaliste des sources de l‟Islam, Chraïbi ouvre avec audace le sujet de la question berbère, les droits élémentaires et notamment culturels des Imazighen réduits à néant, et les droits des minorités et des

autochtones dans le monde vu la violence des envahisseurs face à la résistance des Berbères à la nouvelle religion, et le combat pour la liberté

et la survie. Dans ce sens Salem Chaker, souligne :

«Au fond, ce qui est en jeu à travers lřaffirmation berbère est la conception même de la société, le rapport du citoyen à lřEtat. Le mouvement berbère est porteur dřune revendication de

pluralisme, de tolérance de la diversité, de liberté (individuelle et collective). Il est refus du mythe de lřunité et de la tentation totalitaire.»2

En effet, le personnage Azwaw véhicule l‟idée selon laquelle les Imazighen, les premiers Maghrébins, ont accepté l'Islam, à défaut de force, par stratégie de survie et non pas par conviction.

Par ailleurs, deux dates, en l‟occurrence 1982 «lřan de grâce chrétienne mil

neuf cent-quatre-vingt-deux»3 et le septième siècle «lřan 679»4, «lřan 681 de

lřère des Nazaréens» 5. Ces deux dates renvoient à l‟origine de l‟affrontement des deux mondes, berbère et musulman, ainsi qu‟à ses prolongements

1 Chraïbi Driss, La Mère du Printemps, Seuil 1982. p17

2 Salem Chaker , Berbères aujourdřhui, Paris, L‟Harmattan, 1999.p 63 3 Chraïbi Driss, La Mère du Printemps, Seuil.1982 .p 15

4 Item . p142 5 Item. p 47

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séculaires qui se matérialisent par un drame identitaire. C‟est ce affirme le narrateur Filani en interpellant le défunt Oqba :

«Je třai connu toi Oqba. Je třai aimé. Mais, comment peut-on aimer quelquřun ou quelque chose à la folie des aïeux tout en le détestant parce quřon ne veut pas de maître ? Jamais de maître qui nous rende esclave, même au nom de lřamour ? Qui gagnera ? Le Berbère ou le musulman ? Moi ou moi ? »1 .

Une enquête au pays est le premier roman à parler des Berbères. Certes, le

Berbère, dans le projet littéraire de Chraïbi, obéit à une logique d‟exclusion et d‟effacement progressif : il va de la figure centrale dans Une Enquête au

pays2 jusqu‟à l‟effacement total LřHomme du Livre3 en passant par la

soumission à l‟Islam dans La MP et l‟existence dans l‟habit de l‟Islam avec

Naissance à lřaube4. Déjà dans La MP, l‟exclusion a commencé à se dessiner. La datation commence en 681. Avant cette date, il n‟y a aucune indication historique : l‟univers est mythique et atemporel. C‟est avec l‟arrivée des Arabes que les Berbères rentrent dans l‟Histoire. Les Imazighen sont mis sur un pied d‟égalité avec les cavaliers d‟Allah aux cris triomphants

Le roman implique deux visions du monde contradictoires, deux projets de société, celle de la « Oumma » une vision musulmane, globaliste qui avait

depuis les premières lumières de l‟islam,pour objectif le règne et la lieutenance de l‟islam sur la terre. Quant à l‟autre, elle est représentée par le

projet occidental qui s‟oppose radicalement au discours musulman et appelle à l‟ouverture. Elle est apparue déjà dans le précédant roman de la trilogie

Une Enquête au pays5.

1 Chraïbi Driss, La Mère du Printemps, Seuil 1982. p 212 2 Chraïbi, Driss, Une Enquête au Pays, Seuil.1981

3 Chraïbi, Driss, LřHomme du Livre, Eddif – Balland. 1995 4 Chraïbi, Driss, Naissance à lřaube, Seuil.1986

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