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l’instrumentalisation de la parole authentique dans les

L A MARCHANDISATION DES BLOGS Introduction

1.1 L’instrumentalisation des blogs : vers une rationalisation marchande de la parole citoyenne marchande de la parole citoyenne

1.1.1 Logique marchande et instrumentalisation

Afin de mieux cerner la notion et le processus d’instrumentalisation dans le cadre de notre étude, nous allons nous aider d’une notion voisine qui est celle de marchandisation. Le site Wikipédia la définit comme «un terme polémique qui concerne l'extension supposée des domaines de ce qu'on peut acheter et vendre sur les marchés. Le processus consisterait à transformer tous les échanges non marchands (santé, culture, etc…) en marchandise classique». Cependant, loin de se résumer en un simple passage du non-marchand au marchand, la marchandisation, plus qu’un processus qui s’analyse, serait d’abord un processus qui se dénonce.

La marchandisation : une catégorie critique

Le processus de marchandisation nous apparaît comme une catégorie critique par définition. De fait, comme nous l’explique Bouhan323, il faut faire la distinction entre : «une civilisation où s’exercent normalement des activités commerciales, utiles, si ce n’est pas nécessaire, dans n’importe qu’elle organisation sociale, avec une civilisation marchande où ces activités régissent sans frein la politique des Etats et l’ensemble des rapport sociaux». Ainsi, avant d’être analysé, le processus de marchandisation s’avère être un processus que l’on dénonce et le passage de l’état de non-marchand à celui de marchand ne peut s’inscrire hors d’une analyse critique des logiques du capitalisme, «la marchandisation c’est l’extension du capitalisme à tous les champs de la société» (BEAUD, 2000).

De leur côté Luc Boltanski et Eve Chiapello, dans leur ouvrage L’esprit du capitalisme, définissent la marchandisation comme «la transformation en «produits», affectés d’un prix et susceptibles par là d’être échangés sur un marché […] qui demeurait auparavant en dehors de la sphère marchande». Un autre aspect spécifique

323 BOUHAN, M., « Sans valeur marchande », Paris, Editions Allia (2001) p.79

inhérent au développement du néocapitalisme324 et présent notamment dans la blogosphère (on le verra plus loin dans notre analyse du terrain) concerne la tension entre l’augmentation de la demande d’authenticité (exigence de la transparence dans la blogosphère) et les soupçons d’inauthenticité (exploitation marchande de la parole citoyenne).

Analysée par Luc Boltanski et Ève Chiapello, l’individualisation néocapitaliste pousse le besoin d’authenticité, à la fois dans le domaine de la production avec la quête de relations professionnelles plus «authentiques» et dans l’univers de la consommation avec une recherche d’une tonalité plus «authentique» des produits consommés. Or, ce qu’ils appellent «la marchandisation de la différence»325 fait peser sur les prétentions marchandes à l’authenticité des soupçons d’inauthenticité, les deux sociologues parlant de «retour de l’inquiétude». Ils notent, par ailleurs, une tendance, à «l’effacement de la distinction entre les relations désintéressées, considérées jusque-là comme du domaine de la vie affective personnelle, et les relations professionnelles qui pouvaient être placées sous le signe de l’intérêt»326. Ce flottement existant entre ce qui relève de l’intéressé et du désintéressé pour soi serait particulièrement créateur de tensions, de réactions vives dans la blogosphère, pouvant ainsi perturber certains blogueurs et engendrer des phénomènes de justifications par rapport à des actes commis comme le fait de publier des billets sponsorisés par des marques sur son blog.

La marchandisation : une catégorie non-critique

Dans une perspective générale, la rationalisation marchande aurait comme définition : l’ensemble des méthodologies, des stratégies et des outils permettant à une organisation à but lucratif327 d’accumuler à terme du chiffres d’affaires via une action de communication ou l’usage d’un service monétarisé. Fait partie intégrante de ce processus toute stratégie marketing qui travaille à l’acte d’achat, à l’adhésion, au recrutement aussi connue sous le nom de vente d’espaces publicitaires, de billets

324 ECONOMIE : Capitalisme moderne fondé sur la puissance des multinationales, mais admettant l'existence d'un secteur public et d'un interventionnisme étatique (Le Petit Larousse)

325 BOLTANSKI, L., CHIAPELLO, E., « Le nouvel esprit du capitalisme », Paris, NRF Essais, Gallimard (1999), p.533

326 Ibid p.552

327 Nous excluons volontairement du processus de rationalisation marchande, les blogs qui bien qu’utilisant des techniques similaires des services marketing en terme de communication, de relations publiques, de mise en visibilité, participent d’une action rationnelle en valeur et non en finalité

sponsorisés, marketing direct, création publicitaire collaborative, utilisation du blogueur et/ou de ses contenus, le marketing relationnel et les relations publiques.

Le processus d’instrumentalisation identifié

Le travail d’Olivier Galibert328 va nous aider à mieux cerner ce processus dès lors qu’il procède à l’identification de cinq grands types d'actions visant à instrumentaliser son objet d’étude que sont les communautés virtuelles : les services

«messaging» communautaires de marques, vitrines de sociétés capitalistiques, visant à informer le client sur des produits et à transmettre une image de transparence, les communautés commerciales, les communautés «instrumentalisées», possédant au moins une bannière publicitaire ou accusant un accord d'affiliation avec un site ayant une finalité de profit. La stratégie publicitaire de ces communautés se forme à partir de leur pouvoir d'attraction sur les internautes. Les communautés

«instrumentalisables» (artefact ou spontanées), c’est-à-dire toutes les communautés virtuelles semblent ainsi être susceptibles de devenir la cible marketing des entrepreneurs du Net, puisque les communautés virtuelles non lucratives peuvent participer à la segmentation de la population internaute ou offrir des services ou des supports publicitaires, et enfin les «communautés virtuelles en marque blanche» (construction de toute pièce d’une communauté virtuelle, sur le plan technique mais également sociologique).

Dans un autre domaine, ce sont les théories appliquées à la communication engageante qui vont nous apporter des éléments éclairants par rapport à notre notion d’instrumentalisation. La première définition nous vient de Kiesler329 qui écrit :

«L'engagement est le lien qui unit l'individu à ses actes comportementaux» mais ce sont Joule et Beauvois330 qui se rapprochent le plus de notre problématique en affirmant que «l'engagement d’un individu dans un acte correspond au degré auquel il peut être assimilé à cet acte».

328 Voir la thèse d’Olivier Galibert « les communautés virtuelles » Université Grenoble3, 2003

329KIESLER, C., “The Psychology of Commitment: Experiments Liking Behavior to Beliefs”, New York Academic Press, (1971)

330 JOULE, R-V., BEAUVOIS, J-L, « La soumission librement consentie, Presses Universitaires de France », (1998).

Ainsi pour Bernard, Joule et Lagane331 : «ce n’est pas l’individu qui s’engage en fonction de ses caractéristiques «personnologiques», mais la situation qui engage (plus ou moins) l’individu en fonction de ses caractéristiques objectives. Ils évoquent alors huit situations qui poussent à l’engagement : le contexte de la liberté dans lequel l’acte est engagé (nous le verrons plus loin, cet aspect est particulièrement intéressant pour les blogs où dans tous nos exemples c’est le blogueur qui figure à l’origine de la demande), le caractère public de l’acte (un acte réalisé dans la sphère publique sans pseudonyme aura plus d’impact qu’un acte anonyme), le caractère explicite de l’acte, l’irrévocabilité, la répétition, les conséquences, le coût et les raisons (amputé à des raisons internes).

Certaines de ces situations pourraient constituer des points de départ intéressants pour notre recherche comme la liberté, l’acte public, les conséquences,... d’autres postulats nous semblent plus contestables dans notre étude comme l’irrévocabilité, nous y reviendrons lors des exemples concrètes rencontrés. Concernant cette notion d’engagement, il sera questionné en conclusion la problématique du passage d’un engagement individuel à un engagement collectif (de la parole authentique à la parole citoyenne).

Dans le domaine des SHS, nombreux sont les chercheurs (LEWIN, 1946, MILLER -BRICKMAN-BOLEN, 1975, GUEGUEN 2002, BERNARD 2004, JOULE-BEAUVOIS

1998 …), qui questionnent les techniques de persuasion, et qui concluent qu’en matière de communication, la question à se poser, lorsqu’on recherche des effets comportementaux, ne doit pas se limiter, comme le fait traditionnellement, à : qui dit quoi, à qui, dans quel canal et avec quel effet ? Elle doit plutôt être : qui dit quoi, à qui, dans quel canal, en lui faisant faire quoi, et avec quel effet ?

Si nous avons ainsi identifié des types d’actions, des techniques de persuasion allant du simple engagement à la manipulation en passant par la propagande (voir notion expliquée en introduction), nous allons voir maintenant comment se comporte l’objet ou la parole pour nous dans le processus d’instrumentalisation.

331 BERNARD, F., JOULE, R-V, LAGANE, J., « La communication engageante :au service de la promotion des valeurs et des comportements écocitoyens ». Programme de Recherches-actions conduites dans le sud de la France (2007), visible en ligne à l’adresse suivante : http://www.aqpere.qc.ca/colloque/acfas07/PresentationACFAS07_FrancoiseBernard.pdf

Halbroon332 nous aide à penser la notion d’instrumentalisation comme le résultat d’un rapport récepteur / émetteur différent de la logique communicationnelle333. Selon lui : «l’instrumentalisation met en place un rapport émetteur-récepteur mais dans lequel le récepteur est responsable au départ du lien et non pas l’émetteur».

Nous pourrions presque dire que la situation est d’abord inversée : c’est l’émetteur qui est passif et le récepteur qui est actif puis, dans un deuxième temps, l’on évolue vers une “normalisation” du rapport émetteur / récepteur. Donc le processus d’instrumentalisation débuterait par l’assignation à un objet d’une fonction et d’une signification qui ne sont pas intrinsèquement siennes. Cet objet considéré comme vide - vidé de sa substance - va s’emplir d’un matériau étranger qui va désormais servir à le définir du moins par rapport à l’émetteur.

« Il y a là une sorte de paradoxe de l’instrumentalisation : on recherche un support vide pour lui conférer une nouvelle substance, ce qui conduit ledit support à perdre les qualités que l’on appréciait chez lui334 »

Mais une fois l’objet ainsi instrumentalisé, il va se comporter comme un émetteur, en étant rempli d’une substance qui l’habite mais qui lui est cependant étrangère. La notion d’instrumentalisation est un concept outil essentiel pour penser l’épistémologie des sciences sociales.

De fait, selon lui : «la partie la mieux balisable des sciences sociales est celle qui relève de processus d’instrumentalisation, c’est-à-dire de la production d’artefacts, résultant de mises en relation entre les hommes et des objets matériels repérables dont la dynamique est canalisée et réorientée, lesquels artefacts finissant par avoir une présence incontournable, ce qui va à l’encontre de la thèse aujourd’hui dominante qui voudrait que les hommes soient soumis à des rythmes, à des structures dont ils ne seraient nullement responsables».

Phénomène à double facette, l’instrumentalisation concilie à la fois déterminisme et libre arbitre, mais aussi simple mise en relation de type synchronique et inscription dans la durée.

332 Instrumentalisation et Inconscient par Jacques Halbronn, L’Encyclopaedia Hermetica (2003), accessible à l’adresse suivante : http://ramkat.free.fr/xhalb52.html

333 A noter que le propos paraît un peu simpliste et réducteur, la communication pouvant se à un échange linéaire et dualiste entre un émetteur et un récepteur, voir notre analyse de l’objet complexe en SIC sans la première partie.

334 Ibid

Il englobe donc dans la notion d’instrumentalisation le «déterminisme» technique (dans notre cas) via les plates-formes de blogging, les acteurs du Web (régies, marques, agences spécialisées,…) et le contexte de liberté de l’acte qui selon son degré va déterminer l’intensité de l’engagement.

Quelle logique sous-tend ce processus ?

Nous pouvons alors nous demander quelles sont les conditions favorables au développement de ce processus. Car si le dictionnaire en ligne du site l’Internaute335 nous donne pour le verbe instrumentaliser la définition suivante : «se servir de quelqu'un ou de quelque chose dans le seul but de parvenir à ses fins», c’est peut-être parce que le capitalisme considéré comme système économique généralisé impose une rationalité économique à l’ensemble des individus en toute occasion. Perret336 de son côté, révèle les ravages de la société marchande et dénonce de fait une monétarisation des rapports sociaux avec comme corollaire un déclin de la notion de

«gratuit» et la colonisation de la sphère non marchande par le marché. Ainsi la rationalisation marchande s’étendrait à tous les domaines d’activités et se traduirait à un niveau individuel par l’intégration du principe de maximisation de son intérêt personnel, ainsi «…l’emprise croissante de l’économie sur nos sociétés tend à se doubler d’une emprise croissante du raisonnement économique sur nos mentalités…»

(BEAUD,2000).

C’est dans une approche classique de la théorie économique que s’inscrit la notion d’Homo œconomicus (homme économique en latin, par imitation des dénominations employées en biologie). Représentation théorique du comportement de l'être humain, à la base du modèle néo-classique337 en économie, cette approche consiste à postuler la rationalité des acteurs. Controversée depuis les années 1960 par un courant d’études : l’économie comportementale qui montre la pluralité des normes qui guident nos choix. C’est en 2002 que l’Académie de Stockholm attribua le prix Nobel d’économie à Daniel Kahneman et Vernon Smith, récompensant ainsi un psychologue et un ingénieur en électricité.

335 http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/definition/instrumentaliser/

336 PERRET, B., « Les nouvelles frontières de l’argent », Seuil, (1999)

337 Les agents sont rationnels et cherchent à maximiser leur utilité

L’un comme l’autre furent félicités pour avoir réintroduit la lumière de la psychologie dans la science économique. Et de fait, qu’on la nomme

«expérimentale», ou «comportementale», la discipline fondée entre autres par ces deux chercheurs jeta un jour tout à fait nouveau sur nos comportements économiques, et notamment sur leur faible conformité avec les normes de la décision rationnelle.

Ainsi, le processus de marchandisation semble ramener dans la sphère de l’intérêt toute forme d’échanges communicationnels. Le billet en ligne qu’il revête la forme d’un éditorial journalistique, d’une critique littéraire, d’un commentaire produit, d’un récit de soi, d’une prose de jeune, d’un discours politique, ou d’un énoncé marketing verrait alors son statut d’objet (parole authentique) altéré en raison d’un détournement de ses objectifs.

La valeur de cette altération se percevrait nettement quand on la contraste (polarisation) avec une représentation idéale ou idéalisée de son objet, représentation dans laquelle le respect de sa finalité338 adéquate serait garanti.