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Bloguer dans la blogosphère : le blogging

Bloguer dans la blogosphère

3.3 Bloguer dans la blogosphère : le blogging

A la frontière entre outils d’auto publication et outils de communication collective, le blog agrége dans un même dispositif les fonctions de publication (production identitaire) et de communication (organisation du système relationnel). De fait, à la fois outil de mise en récit de soi, il est aussi un outil de communication permettant des modalités variées de mises en contact. Si la première caractéristique des blogs est l’organisation sous forme calendaire des posts281 (billets), l’autre dimension essentielle émane bien de la possibilité de commenter ces posts et de lister les liens vers les blogs préférés dans le blogroll282. A noter aussi l’importance des commentaires qui représentent 30% du contenu publiés dans la blogosphère283 ainsi qu’une forte tendance à la redondance où un même évènement peut être relayé sur des milliers de blogs comme ce fut le cas récemment lors de la sortie de l’Iphone d’Apple. De même l’information émanant d’un billet est souvent reprise, citée et commentée ailleurs sur l’ensemble de la blogosphère. De plus, le système des trackbacks284, qui permet l’affichage sur un billet d’un blog donné de commentaires réalisés sur un autre, produit ainsi un commentaire infini. Cela nous rappelle la définition foucaldienne du commentaire : « nous voué à une tâche infinie que rien ne peut limiter : il y a toujours du signifié qui demeure et auquel il faut encore donné la parole285» Foucault citait alors Montaigne qui déplorait le fait

281 Message (article) posté dans un groupe de discussion (Newsgroup), dans un forum ou dans un blog.

282 Ensemble de liens vers d’autres blogs. Le Blogroll est une des richesses du blog. C’est lui qui crée l’esprit communautaire du blog. L’idée au travers du Blogroll est de faire découvrir d’autres horizons au lecteur, ou d’autres points de vue sur le même domaine.

283Etude réalisée sur un corpus de 36 000 blogs pendant 15 jours en juillet2005

284 Rétrolien : système de liens inter-blogs semi-automatisé. Il permet aux auteurs de relier des billets de blogs différents et parlant du même sujet, ou se faisant référence.

285 FOUCAULT, M., « Naissance de la clinique », PUF (1963), préface p.XII

qu’« on s’entreglose286 », de fait pas question pour ce dernier de s'en tenir à l'habitude, si bien rodée à l'époque, de s'entregloser, habitude qu'il constate et condamne d’ailleurs. D'après Jean Céard287, en rompant «toute attache avec un texte, Montaigne aurait été le premier à «instruire [l]e procès» du commentaire, genre si répandu à l'époque qu'il porte de nombreux noms: «interpretation expositioy explanatio, explicatio», et plus précisément «castigatio, glosa, scholium, annotatio, observatio, animadversio, excercitatio, nota, etc. ».

Et de préciser que « [l]a glossatio médiévale distinguait, dans Yexpositio d'un texte, trois éléments : littera, sensus, sententia; la littera était l'explication grammaticale; le sensus, la signification apparente des mots; la sententia, l'intelligence profonde du texte. C'était le fait de la glose que de considérer la lettera et le sensus; le propre du commentum, de dégager la sententia. La première s'exprimait essentiellement en notes interlinéaires, la seconde en notes marginales.

En somme, la glose était une exposition littérale; et le commentaire, l'examen de la pensée contenue dans la lettre. Le commentaire, dans le sens précis du mot en théologie, « n’est que l’une des formes, et la plus élaborée, du texte scripturaire » (COMPAGNON, 1979), ce qui ne semble pas correspondre au sens contemporain et sécularisé du terme qui le définit davantage comme une stratégie d’énonciation.

Foucault le décrit en ces termes : « il interroge le discours sur ce qu’il dit et a voulu dire ; il cherche à faire surgir ce double fond de la parole, […] il s’agit en énonçant ce qui à été dit, de redire ce qui n’a jamais été prononcé288 ».

Dépassant l’acte de réécriture d’un texte, le commentaire témoigne d’une réelle attitude intellectuelle, véritable acte d’interprétation, combinant nécessairement

« l’explication et l’interprétation, l’exégèse et l’herméneutique289 ».

C’est comme si nous assistions à un retour des formes anciennes de l’écrit et de l’occupation de l’espace d’inscription, autour de la page.

286 Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses. Et plus de livres sur les livres, que sur autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser (se commenter l’un l’autre). Tout fourmille de commentaires, d’auteurs il en est grand cherté. MONTAIGNE, M., « Les Essais » (1580-1588)

287 Professeur émérite à l’Université de Paris X-Nanterre.

288 Ibid

289 COMPAGNON, A. « La seconde main », Seuil, (1979), p.163

Valérie Jeanne-Perrier dénonce un texte qui s’efface lui-même : « les gloses, les commentaires, les repérages d’ailleurs : citation, pointage vers un site ami, ressources sur le web, deviennent primordiaux ». Ces commentaires enroulés en hauteur sur deux ou trois colonnes préfigurent d’un retour aux rotuli290 sur parchemin du Moyen-Age. Comme sur les blogs créés à partir de CMS291, l’espace de la page est parfaitement cadré avec certes un texte centré mais une prépondérance des marges importante, marges qui deviennent alors un lieu de dialogue pas avec le lecteur qui apporte ses commentaires en bas de chaque note mais avec l’auteur lui-même ou d’autres auteurs. Ainsi plus qu’un moyen d’expression, le blogging est une pratique (les blogueurs parlent d’ailleurs souvent d’eux-mêmes en train de bloguer).

Pratique qui se situe à la croisée de l’expression personnelle et de l’expression publique, entre l’espace public du site et l’espace privé des dialogues instantanés de Msn Messenger, des salons, … En tant que pratique, le blogging s’inscrit aussi dans une dimension de notoriété, ou pour le moins, de reconnaissance de soi par les autres.

Plus un blog est visité, plus le blogueur devient célèbre (et inversement). Pour accroître la notoriété de son blog, et donc la sienne, le blogueur respecte certains principes : il faut faire court et bien : répondre aux commentaires personnellement ; moins on poste sur son site, moins les gens reviennent ; moins on poste chez les autres, moins on est visité (la participation à d’autres blogs est la clé de la réussite pour attirer d’autres visiteurs).

Pour distinguer les différentes pratiques de blogging, certains observateurs se penchent sur les contenus, d’autres sur les techniques, d’autres encore sur les auteurs ou leurs intentions. A notre tour, nous étudierons ces usages pour en décrypter le fonctionnement dans une dynamique plus globale de « pratique communicationnelle ». Dans une approche systémique, nous tiendrons aussi bien compte du rôle de la technique, que de la portée des contenu, du statut de l’auteur et de ses motivations pour étudier les stratégies identitaires que développe l’individu face à lui-même et aux autres dans un espace collectif innovant.

290 Les rotuli sont des manuscrits sur lesquels le scribe trace le texte perpendiculairement au sens d’enroulement, sur une seule colonne d’une longueur égale à celle du rouleau. Cette page singulière peut retranscrire une continuité temporelle, un mode de représentation intellectuelle mais aussi une pratique sociale et est toujours liée à un acte socialisé.

291CMS : Content management System, c’est-à-dire système de management de contenu.

Dans cet échange, un des points les plus intéressants réside sans conteste dans l’asymétrie des rôles : auteur / lecteur / commentateur. Dans un blog en effet, la voix de l’auteur s’affiche au premier plan, celles des commentateurs restent en retrait : à l’écran, la dissociation est très nette entre l’espace d’édition et celui réservé à la glose. L’auteur, également administrateur du blog, a de fait plus de droits que les commentateurs. Pour Chesher, directeur du département des arts informatiques de l’université de Sydney, jamais un outil de communication n’avait jusqu’à présent accordé autant d’importance à la figure de l’auteur :

«Loin de dissoudre la figure de l’auteur, les blogs la perpétuent, l’intègrent et la transforment. La figure de l’auteur se réaffirme à mesure que le texte s’éloigne de son contexte. Les caractéristiques particulières des blogs leur permettent d’invoquer la fonction-auteur avec plus de puissance que les pages personnelles statiques : l’ordre anté-chronologique, la cohérence de la voix, les marqueurs temporels qui font référence à une temporalité avec les lecteurs… Mon hypothèse de départ est que les blogs sont plus respectueux de la figure de l’auteur que d’autres formes de publication en ligne ».

Devons-nous alors évoquer les créateurs de blogs comme des auteurs, des rédacteurs, des éditeurs ?

Force est de constater que la notion d’auteur reste assez vague, ou synonyme : elle a des sens divers et ses réalités sont nombreuses, à la bibliothèque, le fichier

« Auteurs » est l’instrument de travail principal. L’auteur est aussi une autorité :

« une valeur, un (plus ou moins) grand écrivain, un membre du canon littéraire » (COMPAGNON,1969)) qui a autorité sur ces contenus. Cependant, toute personne qui écrit ou a écrit n’est pas un auteur, la différence pour Compagnon étant celle du document et du monument. Il ajoute que : « seul le rédacteur dont les écrits sont reconnus comme des monuments par l’institution littéraire atteint l’autorité de l’auteur ». Foucault lui préfère la désignation d’une « fonction auteur », le lecteur lisant un livre en fonction de l’auteur. Mais l’auteur c’est aussi le moment fort de l’individualisation dans l’histoire des idées, des connaissances, des littératures. La notion d’auteur est selon nous inséparable de celle d’individu et pour Compagnon292,

« il se peut même que l’auteur soit non seulement l’individu par excellence mais le modèle de l’individu : Montaigne, auteur des Essais ».

Foucault reconnaît quatre caractères spécifiques des discours qui sont pourvus de la

« fonction auteur », ou encore d’authorship, terme parfois traduit par le néologisme

292 COMPAGNON, A., « Qu’est-ce qu’un l’auteur, la fonction auteur », visible en ligne : http://www.fabula.org/compagnon/auteur2.php

« auctorialité », pour le distinguer de l’autre dérivé étymologique : « autorité ».

Foucault s’attache aux traits qui font l’auctorialité d’un discours plus que son autorité. La fonction auteur fait d’abord partie du système juridique et institutionnel des discours, les discours étant objets d’appropriation et de propriété, il est d’ailleurs intéressant de constater que le débat sur la propriété et sa transgression reste très actuel, qu’il s’agisse du droit de l’image, du droit de la personne, de la liberté d’information sur Internet ; les auteurs tendent à se défendre dans un système juridique en profond remaniement. C’est aussi une figure en construction, «un certain être de raison qu’on appelle l’auteur»293 et a minima une cohérence, enfin la fonction auteur ne renvoie pas à l’individu réel mais à une figure de l’auteur dans le texte.

Ainsi, la fonction auteur limite l’appropriation du texte par le lecteur. Comme l’écrit Gérard Leclerc, « la fonction auteur n’est pas seulement un lien psychologique et juridique entre l’auteur et le texte, mais un rapport sémantique et culturel entre le lecteur et le texte » (LECLERC, 1998).