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Un locuteur ou des locuteurs?

Chapitre 3 : Subjectivité et acte linguistique

4- Un locuteur ou des locuteurs?

Dans sa théorie de l’énonciation, Benveniste se contentait d'évoquer le locuteur et d'y voir un sujet à la fois linguistique, psychologique et phénoménologique. Or nous venons de différencier les rôles, réels ou apparents, qui interviennent dans la production du message et de souligner qu'ils ne sont pas à attribuer toujours au même être, ou à la même entité. Nous parlerons de polyphonie pour exprimer la pluralité des énonciateurs convoqués dans un énoncé, reprenant pour cela la distinction entre locuteur et énonciateur, exprimée par Ducrot (1984)(37):

« Le locuteur, responsable de l'énoncé, donne existence, au moyen de celui-ci, à des énonciateurs dont il organise les points énonciateurs dont il organise les points de vue et les attitudes. Et sa position propre peut se manifester soit parce qu'il assimile à tel ou tel des énonciateurs, en le prenant pour représentant (l'énonciateur est lors actualisé), soit simplement parce qu'il a choisi de les faire apparaître et que leur apparition reste significative, même s'il ne s'assimile pas à eux (…)».

Accordons-nous seulement une facilité: on laissera de côté les messages émis par des machines, qu'elles soient parlantes ou qu'elles affichent des inscriptions à destination des utilisateurs. Puisque par nature elles n'ont aucune responsabilité dans la production de l'énoncé, ce type de communication pose des problèmes à part: entrent en jeu le concepteur, le programmeur, le fabricant, celui qui décide de mettre les machines en place, etc. Bornons-nous donc aux messages qu'émettent directement les êtres humains.

A coup sûr, le locuteur est proprement celui qui prononce les paroles, de même qu'est scripteur celui qui couche par écrit le message. Par locuteur, nous entendrons donc le sujet parlant effectif, celui qui matériellement parle. Dans les cas fondamentaux de communication verbale comme la conversation, il n'a nul besoin d'être désigné, puisqu'il est «montré», c'est-à-dire que, par les yeux et les oreilles, les autres se rendent bien compte de qui parle. Et si pour des raisons diverses l'identification n'est pas possible, par exemple s'il s'agit d'un inconnu ou si on entend simplement une voix sans apercevoir le locuteur, du moins les auditeurs savent-ils qu'il y a forcément quelqu'un qui parle. Cependant tel ou tel élément linguistique peut servir à désigner le locuteur. En l'absence d'indication contraire, le «je» qu'on entend dans sa bouche est interprété ainsi.

De là à attribuer au locuteur la responsabilité de ce qui est dit, il y a un pas aisé à faire, mais il faut justement ne pas le faire trop vite. Car le sujet qui parle, le locuteur au sens propre, n'est pas forcément à l'origine de l’énonciation, il ne parle pas toujours pour son propre compte. Il peut n'avoir qu'un statut de porte-parole, qui lui a été conféré par quelqu'un d'autre ou qu'il s'est donné de son propre chef, en faisant comme si un tiers, désigné explicitement, évoqué par allusion ou même non précisé, l'avait mandaté. Dans ce cas, ce n'est plus vraiment lui le sujet communiquant ou celui qui est donné comme tel. Ce rôle revient au mandant, s'il est réel, ou est censé lui revenir, s'il est supposé. Bien entendu, des problèmes d'identification peuvent alors se poser pour le destinataire.

De plus, même au sein d'un discours que dans l'ensemble le locuteur effectif prend à sa charge, il rapporte parfois les paroles, les opinions d'autrui, d'un autrui qui, comme précédemment, peut être une personne réelle ou fictive, un groupe quelconque plus ou moins défini, la sagesse des nations, l'opinion générale, le «on» si commode pour un communiquant qui ne veut pas se compromettre ou qui, incertain de la vérité de ses paroles, cherche des garants qui le soutiennent. Et l'affirmation est en principe affirmation de quelqu'un. L'état

(37)

Ducrot, C., 1984, «Esquisse d'une théorie polyphonique de l'énonciation» in «Le dire et le dit», Paris, Editions de Minuit (page 205).

de choses décrit peut être présenté comme résultant d'une nécessité, comme simplement possible, comme objet d'une obligation morale, comme permis ou interdit, etc.

«Toute causerie est chargée de transmissions et d'interprétations de paroles d'autrui. On y trouve à tout instant une "citation", ″une référence″ à ce qu'a dit telle personne, à ce qu' ″on dit", à ce que "chacun dit", aux paroles de l'interlocuteurs, à nos propres paroles antérieures, à un journal, une résolution, un document, un livre … La plupart des informations sont transmises en général sons une forme indirecte, non comme émanant de soi, mais se référant à une source générale non précisée: «j'ai entendu dire", "on considère", "on pense", (…) parmi toutes les paroles que nous prononçons dans la vie courante, une bonne moitié nous vient d'autrui».

Bakhtine (1978)(38)

.

Est ainsi sujet modal, entre autres, celui qui est donné comme l'auteur de l'affirmation: Charles dans «Charles dit que...», «D'après Charles,...». Au sein d'un même discours, il y a souvent plusieurs sujets modaux. Oswald Ducrot (1980)(39), à la suite de Baylon & Fabre (1973)(40), a parlé dans ce cas de «polyphonie», autrement dit :

«d'une pluralité de voix, (...) à propos des mots que le locuteur ne prend pas à son compte, mais met, explicitement ou non, entre guillemets».

Empruntons au même Ducrot (1989)(41), à des fins d'illustration un exemple de polyphonie. Soit le vers suivant de La Fontaine, tiré de la fable Les Animaux malades de la peste: «Sa peccadille fut jugée un cas: pendable.» L'âne avoue avoir brouté le pré d'autrui, ce qui est, de l'avis général - le sien compris -, une mauvaise action. Mais la gravité est estimée de façon variable: pour le fabuliste, il s'agit d'une faute vénielle, appréciation impliquée par «peccadille»; les animaux autres que l'âne y voient au contraire un crime, «un cas pendable». La responsabilité du jugement qu'implique chacune de ces qualifications revient ainsi à des sujets modaux différents. Peu importe que l'histoire racontée soit imaginaire, l'interprétation serait exactement la même si elle décrivait des événements réels. Notons ici des différences dans le degré d'explicitation. Le jugement des animaux est donné en toutes lettres, quasiment entre guillemets. Au contraire l'opinion que nous avons attribuée à l'auteur est à déduire du choix d'un mot, ce choix étant normalement assuré par la personne qui a composé l'énoncé. De plus, toujours sans que cela soit dit expressément, l'opinion de La Fontaine peut passer pour l'opinion générale et inclure le sentiment des lecteurs, bien que leur avis, et pour cause, n'ait pu être sollicité. Ainsi se trouve radicalement transformée la conception qu'on se faisait du sujet parlant et qui était solidement implantée chez linguistes et grammairiens:

«L'objectif (...) est de contester - et, si possible, de remplacer - un postulat linguistique qui me paraît un

préalable (généralement implicite) de tout ce qu'on appelle actuellement la "linguistique moderne" (...). Ce préalable, c'est l'unicité du sujet parlant. Il me semble en effet que les recherches sur le langage, depuis au moins deux siècles, prennent comme allant de soi - sans même songer à formuler l'idée, tant elle semble évidente - que chaque énoncé possède un et un seul auteur». (Ducrot 1984) (42).

Certes le locuteur au sens où nous l'avons entendu, celui que l’on pourrait dénommer le prononciateur, reste bien, hors des cas malgré tout marginaux comme ceux de la récitation chorale, un individu, qui a l'unité de son organisme physique. Mais dès qu'on va au-delà de cette évidence incontournable, dès qu'on analyse de près les effets de sens liés au message, les implications qu'il déclenche, on voit se multiplier les responsables à qui le locuteur fait appel, explicitement ou implicitement. On a beaucoup insisté sur cette pluralité durant la dernière décennie. Toutefois, elle n'est pas exclusive d'une hiérarchie où le sujet a sa place. C'est ce que révèle une pratique terminologique récente, qui redonne faveur à l'expression de sciences du sujet.

(38)

Bakhtine, M., 1978, «Esthétique et théorie du roman», Paris, Gallimard, Collection Tel (page 58).

(39)

Ducrot, O., et alü, 1980, « Les Mots du discours », Paris, Ed. de Minuit (page 44).

(40)

Baylon, C., et Fabre, P., 1973, « Grammaire systématique de la langue française », Paris, Nathan, 3ème Ed. 1995 (page 217).

(41)

Ducrot, O., 1989, «Logique, Structure, Enonciation», Paris, Ed, de Minuit (page 179).

(42)

3

ème

Partie

La compétence communicative chez

l’apprenant

Chapitre 1

Compétence linguistique «versus »

compétence communicative

Pour qu'un individu puisse parler et communiquer avec autrui, il fait appel à deux types de connaissances langagières bien distinctes: d'une part ses connaissances linguistiques formelles et, d'autre part, ses connaissances communicatives. Le premier type de connaissances relève de la compétence linguistique que nous définirons comme l'ensemble des règles qui régissent la bonne forme des énoncés de la langue. Le deuxième type de connaissances relève de la compétence communicative, c'est-à-dire l'ensemble des règles qui

régissent l'utilisation de la langue.

1- La compétence linguistique:

La notion de compétence linguistique, telle que les linguistes l'utilisent, est cette connaissance intériorisée des mécanismes de construction (et par conséquent de reconnaissance) des énoncés d'une langue. Ce sont ces mécanismes qui permettent à un locuteur, d'une part, de former des énoncés corrects (du point de vue de la langue, non pas de la norme) et, d'autre part, de juger si un énoncé est correct ou pas, c'est-à-dire s'il appartient ou non à sa langue. Autrement dit:

«c'est la connaissance et l'appropriation (la capacité de les utiliser) des modèles phonétiques, lexicaux; grammaticaux et textuels du système de la langue».

Moirand (1990)(43).

Ainsi, par exemple, tout locuteur français reconnaîtra que les énoncés suivants sont incorrects, qu'ils n'appartiennent pas au français et, dans chaque cas, il fait appel pour cela à une ou plusieurs règles de sa langue.

(1) * Je bien mangerai. (2) * On a mangé bien.

(3) * Il est parti en toujours faisant la gueule. (4) * Moi mange au restaurant.

(5) * Il fait un temps très splendide.

Les trois premiers exemples comportent des violations des règles d'ordre des mots du français, plus spécifiquement des règles de placement des adverbes. Pour rejeter ces phrases, il faut connaître les principes suivants :

(I) Lorsque le verbe est à un temps simple, sans auxiliaire, certains adverbes se placent obligatoirement après le verbe; par contre, lorsque le verbe est à un temps composé, avec auxiliaire, les mêmes adverbes se placent obligatoirement entre l'auxiliaire et le participe passé.

Ex : Il lit beaucoup / Il a beaucoup lu. Il dort mal / Il a mal dormi.

(II)Lorsqu'on a affaire à une subordonnée participiale introduite par la particule en, aucun adverbe ne peut se placer entre cette particule et le verbe; la place de l'adverbe est obligatoirement après le verbe.

Ex : Il est parti en faisant toujours la gueule. Il s'instruit en lisant beaucoup.

Je grossis en mangeant mal.

(III) L'exemple (4) fait appel à un autre type de connaissance, à savoir l'appartenance catégorielle de certains mots; le locuteur doit savoir que le pronom moi s'utilise uniquement en position de complément ou de manière emphatique, mais jamais en position de sujet.

Ex : Il s'est adressé à moi.

Il a travaillé pour moi. Moi, je lis !

Ceci suppose que le locuteur connaît également l'autre forme du pronom, la forme je qui, elle, est spécialisée dans la fonction de sujet.

Nous appelons ici appartenance catégorielle le fait que les deux formes du pronom, moi et je, appartiennent à deux catégories grammaticales distinctes, remplissant chacune des fonctions spécifiques. C'est ce même type de connaissance qui permet de rejeter Tu parles à on car la forme pronominale on appartient exclusivement à la catégorie sujet, tout comme le je.

(IV) L'exemple (5) fait appel à une autre classification catégorielle relevant plutôt de la sémantique, c'est-à-dire du sens. Certains adjectifs expriment un degré extrême (magnifique, merveilleux, etc.) ou un absolu (éjectable, transportable, etc.) et ne peuvent être modifiés par l'adverbe très, contrairement aux adjectifs exprimant une qualité relative (beau, agréable, grand, etc.). Ainsi, on peut parler d'un très bel enfant, d'une très

(43)

agréable promenade, d'un très grand appartement, mais pas d'un enfant très merveilleux, d'un siège très éjectable ou d'un malade très transportable.

Les exemples (1) à (5) que nous venons de commenter relèvent de deux domaines distincts de la compétence linguistique; les notions d'ordre (position d'un élément dans la phrase) et d'appartenance catégorielle font partie de la syntaxe tandis que la classification des adjectifs selon le degré, relatif ou absolu, qu'ils expriment appartient à la sémantique. Mais ces deux domaines ne constituent pas, de manière exclusive, la compétence linguistique d'un individu. Celle-ci s'étend également à des connaissances d'ordre phonétique qui nous imposent, par exemple, de faire une liaison entre le n et le y dans On y va et pas dans Fanchon y va.

L'ensemble de ces règles qui constitue la compétence linguistique de tout locuteur francophone forme ce qu'on appelle la grammaire du français.

Le locuteur qui applique ces règles en parlant et en écoutant n'est généralement pas conscient de chacune d'entre elles; elles ont été intériorisées au moment de l'acquisition de la langue et sont devenues des processus plus ou moins inconscients, tout comme, par exemple, les mécanismes de la natation ou de la conduite d'une bicyclette. C'est au linguiste que revient la tâche de dégager ces règles, c'est-à-dire d'élaborer la grammaire de la langue étudiée.

Définition :

Compétence linguistique: ensemble des règles qui régissent la bonne forme des énoncés de la langue.

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