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La langue comme organisatrice de la pensée

Chapitre 2 : Le langage

5- La langue comme organisatrice de la pensée

En linguistique, une doctrine très généralement reçue enseigne, avec de forts arguments, qu'une langue impose à la pensée une organisation originale. Sans le langage, la pensée demeurerait une nébuleuse inorganisée (Saussure 1916 pages 155-156) ; c'est seulement lui qui permet à la pensée de s'organiser. Comme il n'y a pas de langage en soi, mais seulement des langues multiples et différentes, la pensée d'un individu demeure dans une large mesure sous la dépendance de la langue qu'il a .La langue est qualifiée d'«instrument de communication selon lequel l'expérience humaine s'analyse, différemment dans chaque communauté». Tout cela contredit l'opinion courante, mais totalement fausse, selon laquelle la diversité des langues se réduit à une diversité d'étiquettes, ou de signaux, accolées à des significations invariables qui refléteraient directement la réalité.

En fait une langue a des fonctions, elle sert à quelque chose. De ces fonctions, presque toujours les spécialistes considèrent comme prédominante soit la fonction de communication, soit la fonction dite de représentation. Cela s'explique aisément: elles sont liées, comme on s'en est rendu compte dès le Moyen Age. C'est seulement parce que la langue permet d'affecter des signaux à des éléments de pensée, donc à du sens, que la pensée devient communicable. Et les nécessités de la communication, par contrecoup, obligent à mettre de l'ordre dans la pensée. Cela ne se fait pas seulement au moment où l'on s'exprime. A l'acquisition d'une langue, soit dans les premières années de la vie, soit plus tard, est certainement liée une structuration spécifique de la pensée qui, sans la couler forcément dans des moules rigides et définitifs, lui permet de correspondre à la pensée d'autrui, multipliant du même coup des possibilités d'enrichissement.

Mais bien que dans l'ensemble les linguistes soient d'accord sur le fait que la langue influence la pensée, leur opinion varie sur la profondeur de cette influence. Pour les uns - hypothèse dite de Sapir(15)-, le découpage sémantique ainsi induit par une langue est totalement original, si bien qu'entre deux découpages relevant de deux langues différentes, il n'y a guère de point commun. Pour d'autres, l'univers sémantique de l'humanité conserve une certaine unité, les langues ne sont pas totalement irréductibles les unes aux autres. Sinon, comment les traductions seraient-elles possibles? D'autre part, on constate qu'un même individu peut parler plusieurs langues sans que pour autant coexistent en lui plusieurs univers sémantiques indépendants, ce qui le rendrait schizophrène.

(15)

Sapir, E., 1949, « Selected Writings of Edward Sapir in Language, Culture and Personality», Univ. of California Press (trad. fr. Partielle Anthropologie, 1967, Paris, Ed. de Minuit).

2

ème

partie

Chapitre 1

D'une linguistique assertive à une

linguistique active

1- Une linguistique de la langue :

Pour des raisons qui ne sont pas toutes mauvaises, les spécialistes qui visaient à construire une science du langage se sont pendant longtemps détournés de l'utilisation de la langue, comme si leur discipline risquait d'y perdre beaucoup. Ils avaient bien la conviction qu'on ne pouvait atteindre la langue qu'à travers les faits de parole, mais à ces derniers ils ne s'arrêtaient pas. Seul les intéressait ce qui se trouvait derrière: le système. Que l'on songe à la fameuse formule qui clôt le Cours de linguistique générale - elle est soulignée dans le texte :

« La linguistique a pour unique et véritable objet la langue considérée en elle-même et pour elle-même » (Saussure 1916: 317).

Ce à quoi la langue pouvait servir importait peu. Il faut comprendre les motifs de cet «immanentisme», comme l'a dénommé Hjelmslev(16) qui le prônait. Il s'agissait de constituer la linguistique en science autonome. Et comme le langage sert à tout dans l'activité humaine, l'unité de la linguistique donnait l'impression de devoir se dissoudre si ceux qui l'élaboraient se perdaient dans la multiplicité des activités langagières. C'est bien pourquoi Saussure, ce qui lui a d'ailleurs tout de suite été reproché, a conçu et décrit le signe comme l'union d'un signifiant et d'un signifié, mais abstraction faite des «choses» désignées - nous dirions aujourd'hui des référents. Quant aux utilisateurs, il en a très peu parlé. D'autre part le développement du structuralisme, dans les décennies 1940 et 1950, accentuait la recherche de modèles mathématiques de plus en plus déconnectés du fonctionnement concret du langage. Les réserves émises à l'égard de la sémantique orientaient la linguistique américaine, dont le poids n'a cessé de s'accroître au détriment de l'Europe, vers des procédures formelles compliquées. Le relais pris par le générativisme, sous l'égide de Noam Chomsky, en dépit de sa rupture avec certains aspects des doctrines post-blommfieldiennes, n'a pas de ce point de vue arrangé la situation: la théorisation abstraite a continué de plus belle.

Et pourtant les plus traditionalistes des linguistes ou des grammairiens savaient bien qu'il existait, outre le langage dit assertif ou descriptif, dont les logiciens faisaient d'ailleurs leurs délices pour en opposer les insuffisances à la cohérence des mathématiques, un langage appelé actif: celui qui se manifestait, par exemple, dans l'apostrophe ou dans l'usage de l'impératif, avec des propriétés déviantes comme l'absence de sujet exprimé (elles sont déviantes dans les langues où, comme en français, le verbe est normalement accompagné d'un mot sujet). Seulement il leur paraissait marginal. Et puis l'habitude d'étudier les textes écrits ou, quand on travaillait sur l'oral, de passer immédiatement à la transcription, donc de privilégier l'écrit au détriment de l'oral familier, plus riche en langage actif, favorisait encore l'«illusion descriptive»: le sentiment que le langage est comme la science, mais bien moins efficacement qu'elle, fait avant tout pour décrire le réel, pour informer sur lui. Les modèles communicationnels les plus avancés, tels qu'ils existaient alors, n'offraient rien pour combattre cette illusion, puisqu'ils s'occupaient de l'information et de sa transmission, et fort peu des communiquants.

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