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TABLEAU DE CONCORDANCE LIVRES 57 ET 58

1.4. ARCHITECTURE GENERALE DES LIVRES 57 ET 58

1.4.2 Deux livres pour un règne : parallélismes et effets de miroir

Le principat de Tibère offre le seul exemple répertorié de « diptyque » parmi les livres impériaux non-fragmentaires de l’Histoire romaine : à titre de comparaison,

106 H.R. 57, 24, 2-3 : οὕτω γὰρ οὐδὲν ἔγκλημα ἐπαίτιον λαβεῖν ἠδυνήθη […] ὥστε ἐπὶ τῇ ἱστορίᾳ, ἣν πάλαι ποτὲ περὶ τῶν τῷ Αὐγούστῳ πραχθέντων συνετεθείκει καὶ ἣν αὐτὸς ἐκεῖνος ἀνεγνώκει, κριθῆναι

107 Cf. par exemple 57, 7, 3 : καὶ ἔς γε τὸ μέσον τὴν ἑαυτοῦ γνώμην τιθεὶς οὐχ ὅπως ἀντειπεῖν αὐτῇ παντί τῳ παρρησίαν ἔνεμεν, ἀλλὰ καὶ τἀναντία οἱ ἔστιν ὅτε ψηφιζομένων τινῶν ἔφερε (« Et quand il avait exprimé ouvertement son opinion personnelle, non seulement il donnait à tous licence de le contredire, mais même il lui arrivait parfois, quand certains avaient voté une décision contraire à la sienne, de se ranger à leur avis »). 108 Cf. H.R. 57, 24, 4 : ὕστερον δὲ ἐξεδόθη τε αὖθις […] καὶ πολὺ ἀξιοσπουδαστότερα ὑπ´ αὐτῆς τῆς τοῦ

les règnes de Trajan et d’Hadrien, dont la durée est à peu près similaire à celui de Tibère (autour d’une vingtaine d’années) n’occupent qu’un seul livre chacun (respectivement livres 68 et 69), de même que ceux d’Antonin le pieux (livre 70) et de Marc Aurèle (71). Au contraire, le principat néronien, quoique plus bref (douze années seulement), se déploie sur trois livres (61-63). Dion tire des effets particuliers de cette composition en deux livres, qui permet la mise en place d’un jeu subtil d’échos et de symétries.

Ainsi, les livres 57 et 58 s’ouvrent sur deux mouvements géographiques opposés, d’abord centripète puis centrifuge : en effet, au début du livre 57, Tibère se trouve à Nola en Campanie109 et se rend ensuite à Rome, centre du pouvoir politique et administratif, pour revendiquer l’héritage d’Auguste. A l’inverse, au début du livre suivant, Tibère quitte définitivement Rome110 pour la Campanie, puis pour l’île de Capri. La division en livres permet donc de mettre en évidence ici deux déplacements en sens contraire, symbolisant deux attitudes contradictoires à l’égard des responsabilités politiques : après avoir obtenu le pouvoir qu’il briguait au point de faire éliminer traîtreusement Agrippa Postumus, Tibère semble tourner finalement le dos à ses obligations de prince.

Le début des deux livres correspond également à deux moments critiques pour Tibère, qui voit son pouvoir et sa légitimité sérieusement contestés et doit faire face à des rivaux plus populaires et charismatiques : les chapitres 57, 3-6 évoquent en effet la mutinerie des légions de Pannonie et de Germanie qui préfèrent au vieux César son fils adoptif Germanicus, jugé plus digne de la fonction : « cependant les légions de Germanie, qui étaient massivement concentrées à cause de la guerre et voyaient que Germanicus était lui-même un César, et de loin supérieur à Tibère, ne se contenaient plus, mais, fortes des mêmes revendications, elles accablèrent d'injures Tibère et acclamèrent Germanicus empereur111 ». La contestation finit par

109 H.R. 57, 2, 1 : ἀπὸ τῆς Νώλης ἐπέστειλε.

110 H.R. 58, 1, 1 : Ἀπεδήμησε δὲ κατὰ τὸν καιρὸν τοῦτον ἐκ τῆς Ῥώμης, καὶ οὐκέτι τὸ παράπαν ἐς τὴν πόλιν ἀνεκομίσθη.

111 H.R. 57, 5, 1 : οἱ δὲ ἐν τῇ Γερμανίᾳ, καὶ πολλοὶ διὰ τὸν πόλεμον ἠθροισμένοι καὶ τὸν Γερμανικὸν καὶ Καίσαρα καὶ πολὺ τοῦ Τιβερίου κρείττω ὁρῶντες ὄντα, οὐδὲν ἐμετρίαζον.

s’apaiser, mais l’agitation reprendra en Gaule avec l’usurpateur Clemens, esclave d’Agrippa Postumus qui se fait passer pour son maître (H.R. 57, 16), sans compter les manœuvres séditieuses de Libo (H.R. 57, 15). En 58, 1-9, c’est désormais Séjan, devenu plus puissant que son protecteur, qui menace de l’évincer. Une stratégie de riposte prudente se met en place dans les deux cas, jouant sur la temporisation et l’équivoque. En 57, 3, Tibère reste chez lui, feint la maladie et paraît le moins possible en public afin de ne pas avoir à se déclarer, se ménageant ainsi une issue honorable en cas de succès des mutineries112. De même, en 58, 6, Tibère reste cloîtré dans le secret de sa résidence capréenne, et ne communique plus que par lettres avec son préfet du prétoire et le Sénat, laissant planer le doute sur son état de santé afin d’entretenir chez Séjan l’espoir qu’il pourra lui succéder sans avoir besoin de rien tenter113. La stratégie dilatoire de Tibère produit les mêmes effets dans les deux cas : immobilisant l’adversaire ou ses partisans par de faux espoirs, elle laisse au princeps le temps suffisant pour reprendre la main sur la situation et rétablir son autorité. La construction en diptyque permet donc ici de mettre l’accent sur la forte cohérence de l’attitude de Tibère face aux menaces qui pèsent sur son gouvernement.

L’ombre castratrice de Livie plane aussi sur le début des deux livres. A peine parvenu aux affaires, Tibère a du mal à se défaire de cette encombrante génitrice, qui prétend, pour l’avoir placé à la tête de l’empire114, exercer le pouvoir conjointement avec lui115. Il prend ombrage des honneurs inédits et excessifs qui sont octroyés à la matriarche par le Sénat, comme les titres de « mère de la Patrie », ou la proposition pour le moins singulière et contraire aux usages de l’appeler du nom de sa mère116. Ces distinctions sans précédents trouvent leur pendant au début du livre 58 à

112 H.R. 57, 3, 2-4 : ἐς δὲ ἐκείνους ὑποπτεύων ἐπ´ ἀμφότερα ἀνεῖχεν, ὅπως, ἄν τι νεωτερίσαντες ἐπικρατήσωσιν, ὡς καὶ ἰδιωτεύων σωθῇ. καὶ πολλάκις γε διὰ τοῦτο καὶ ἀρρωστεῖν προσεποιεῖτο καὶ οἴκοι κατέμενεν, ἵνα μὴ ἀναγκασθῇ ἀποκεκριμένον τι εἰπεῖν ἢ πρᾶξαι.[…] καὶ προσέτι καὶ ἐκεῖνο, ὅτι τοὺς ἀνθρώπους ὁρῶν ἀλλοτρίως ἑαυτῷ ἔχοντας διέμελλε καὶ διῆγεν, ὅπως μὴ φθάσαντές τι νεοχμώσωσιν ἐλπίδι τοῦ καὶ ἐθελούσιον αὐτὸν τὴν ἀρχὴν ἀφήσειν, μέχρις οὗ ἐγκρατὴς αὐτῆς διὰ πάντων ἐγένετο. 113 H.R. 58, 6 : περί τε γὰρ ἑαυτοῦ πολλὰ καὶ ποικίλα καὶ τῷ Σεϊανῷ καὶ τῇ βουλῇ συνεχῶς ἐπέστελλε, νῦν μὲν λέγων <ὅτι> φλαύρως ἔχειν καὶ ὅσον οὐκ ἤδη τελευτήσειν, νῦν δὲ καὶ σφόδρα ὑγιαίνειν καὶ αὐτίκα δὴ μάλα ἐς τὴν Ῥώμην ἀφίξεσθαι 114 Cf. H.R. 57, 3 : ἡ Λιουία ἄκοντος τοῦ Αὐγούστου τὴν ἀρχὴν αὐτῷ περιπεποιηκέναι ἐλέγετο 115 H.R. 57, 12, 3 : ἐπί τε γὰρ τοῦ Αὐγούστου μέγιστον ἠδυνήθη καὶ τὸν Τιβέριον αὐτὴ αὐτοκράτορα πεποιηκέναι ἔλεγε, καὶ διὰ τοῦτο οὐχ ὅσον ἐξ ἴσου οἱ ἄρχειν, ἀλλὰ καὶ πρεσβεύειν αὐτοῦ ἤθελεν. 116 H.R. 57, 12, 5 : ἀγανακτῶν οὖν ἐπὶ τούτοις οὔτε τὰ ψηφιζόμενα αὐτῇ πλὴν ἐλαχίστων ἐπεκύρου, οὔτ´ἄλλο τι ὑπέρογκον ποιεῖν ἐπέτρεπεν.

l’occasion des obsèques de Livie, auquel le Sénat rend hommage en décrétant, contre la volonté du prince, un deuil public d’un an pour les matrones ainsi que l’érection d’un arc de triomphe117. Dion insiste dans les deux cas sur le caractère inédit des honneurs décernés : ὅθεν ἄλλα τε ἔξω τοῦ νενομισμένου ἐσεφέρετο (57, 12), ὃ μηδεμιᾷ ἄλλῃ γυναικί (58, 2) et sur les réticences agacées (ἀγανακτῶν, 57, 12) du fils devant cette surenchère de privilèges et de faveurs. En 58, 2, il interdira en effet la divinisation de Livie et sabotera le décret concernant l’arc de triomphe en prétendant l’élever sur ses fonds propres et non aux frais de l’État. Du reste, la mésentente entre Tibère et Livie, patente dès 57, 12 où Dion insinue qu’elle fut l’une des principales raisons du départ de l’empereur pour Capri, se trouve confirmée en 58, 2 par son refus de visiter sa mère durant sa maladie et d’exposer sa dépouille ensuite. Au fond, Livie ne cesse d’embarrasser son fils, de son vivant et jusque dans sa mort… Là encore, le dispositif narratif, dans sa binarité, permet d’illustrer la persistance des tensions intrafamiliales, même si le point de vue de l’historien sur l’épouse d’Auguste s’est sensiblement modifié d’un livre à l’autre : en 57, 12, il semblait pointer du doigt l’ambition effrénée de Livie118, déplacée pour une femme et responsable de sa rupture avec Tibère qui peine à contenir les prétentions maternelles dans les limites de la simple raison, tandis qu’à l’occasion de sa mort en 58, 2, Dion met surtout en avant sa pudor et son dévouement à Auguste119, son sens de la repartie et sa générosité120, accusant implicitement le manque de piété filiale de l’empereur et son insensibilité teintée de ressentiment.

On peut aussi remarquer que certains personnages se font écho d’un livre à l’autre. Ainsi le rôle joué par Macro auprès de Tibère à partir de 58, 9 ne peut manquer de rappeler celui de son prédécesseur à la préfecture du prétoire, L. Aelius Séjan, à la fin du livre 57, symbolisant par là même la permanence d’un système

117 H.R. 58, 2 : πένθος ἐπ´ αὐτῇ παρ´ ὅλον τὸν ἐνιαυτὸν ταῖς γυναιξὶν ἐπήγγειλαν, […]· καὶ προσέτι καὶ ἁψῖδα αὐτῇ […] ἐψηφίσαντο. 118 H.R. 57, 12 : πάνυ γὰρ μέγα καὶ ὑπὲρ πάσας τὰς πρόσθεν γυναῖκας ὤγκωτο. 119 H.R. 58, 2 : αὐτή τε ἀκριβῶς σωφρονοῦσα, καὶ πάντα τὰ δοκοῦντα αὐτῷ ἡδέως ποιοῦσα, καὶ μήτε ἄλλο τι τῶν ἐκείνου πολυπραγμονοῦσα, καὶ τὰ ἀφροδίσια αὐτοῦ ἀθύρματα μήτε ἀκούειν μήτε αἰσθάνεσθαι προσποιουμένη. 120 H.R. 58, 2 : οὐκ ὀλίγους σφῶν ἐσεσώκει, καὶ ὅτι παῖδας πολλῶν ἐτετρόφει κόρας τε πολλοῖς συνεξεδεδώκει.

politique fondé sur l’arbitraire et la terreur. Âme damnée de Tibère avant de passer à Caius, Macro est en effet associé de manière insistante à l’usage de la torture, destinée à recueillir des témoignages permettant de compromettre les adversaires de l’empereur121. De même, Séjan était présenté en 57, 19 comme un complice zélé et diligent de Tibère, auquel il prête un concours actif sur la nature duquel l’historien demeure toutefois moins prolixe : συνήρατο δὲ καὶ συγκατειργάσατο αὐτῷ πάντα προθυμότατα Λούκιος Αἴλιος Σεϊανός, 57, 19. Bien que plus prudent que Séjan notamment dans son refus des honneurs décernés par le Sénat (58, 12), Macro semble tout aussi cruel et ambitieux que son prédécesseur, quoique moins influent. La répétition du même schéma permet ici de montrer que, quels que soient les hommes qui l’incarnent, le système politique mis en place par Tibère donnant la primauté au préfet du prétoire sur le Sénat est par essence corrupteur et finit nécessairement par menacer l’équilibre des institutions : parce qu’un pouvoir aussi étendu ne peut manquer d’éveiller chez son détenteur des ambitions également immodérées, Macro finira par se retourner contre Tibère (58, 28), comme Séjan avant lui, mais avec plus de succès.

A la figure idéalisée de Germanicus, alliant perfection physique et morale122, répond celle de Caius, son double inversé, quoique proche par le sang. La construction en diptyque met ici en évidence la dégradation qui s’opère d’un livre et d’une décennie de principat à l’autre : on est ainsi passé en quelques années du successeur idéal, adulé puis regretté par tous les Romains, au pire candidat possible et choisi comme tel par Tibère123. Au point d’ailleurs que Lucius Arruntius, sentant la fin de Tibère proche, se suicidera pour « ne pas devenir l’esclave d’un pareil maître »

121 Cf. 58, 21 : ἐσέπεμπε δὲ ἐς αὐτὴν (= le Sénat) οὐ μόνον τὰ βιβλία τὰ διδόμενά οἱ παρὰ τῶν μηνυόντων τι, ἀλλὰ καὶ τὰς βασάνους ἃς ὁ Μάκρων ἐποιεῖτο ; 58, 24 : οἱ μὲν πλείους ἔκ τε τῶν τοῦ Τιβερίου γραμμάτων καὶ ἐκ τῶν τοῦ Μάκρωνος βασάνων ; et 58, 27 : ἐτύγχανε δὲ ὁ Μάκρων ἄλλοις τε συχνοῖς καὶ τῷ Δομιτίῳ ἐπιβεβουλευκώς, καὶ ἐγκλήματα καὶ βασάνους κατ´ αὐτῶν ἐσκευωρημένος. 122 H.R. 57, 18 : κάλλιστος μὲν γὰρ τὸ σῶμα ἄριστος δὲ καὶ τὴν ψυχὴν ἔφυ, παιδείᾳ τε ἅμα καὶ ῥώμῃ διέπρεπε, καὶ ἔς τε τὸ πολέμιον ἀνδρειότατος ὂν ἡμερώτατα τῷ οἰκείῳ προσεφέρετο, καὶ πλεῖστον ἰσχύων ἅτε Καῖσαρ ὢν ἐξ ἴσου τοῖς ἀσθενεστέροις ἐσωφρόνει, καὶ οὐδὲν οὔτε πρὸς τοὺς ἀρχομένους ἐπαχθὲς οὔτε πρὸς τὸν Δροῦσον ἐπίφθονον οὔτε πρὸς τὸν Τιβέριον ἐπαίτιον ἔπραττεν, ἀλλὰ συνελόντι εἰπεῖν ἐν ὀλίγοις τῶν πώποτε οὔτ´ ἐξήμαρτέ τι ἐς τὴν ὑπάρξασαν αὐτῷ τύχην οὔτ´ αὐτὸς ὑπ´ ἐκείνης διεφθάρη. 123 H.R. 58, 23 : οὔτε δὲ ἕτερόν τινα ὁμοίως πάνυ προσήκοντα ἑαυτῷ ἔχων, καὶ ἐκεῖνον κάκιστον εἰδὼς ἐσόμενον, ἀσμένως, ὥς φασι, τὴν ἀρχὴν αὐτῷ ἔδωκεν, ὅπως τά τε ἑαυτοῦ τῇ τοῦ Γαΐου ὑπερβολῇ συγκρυφθῇ, καὶ τὸ πλεῖον τό τε εὐγενέστατον τῆς λοιπῆς βουλῆς καὶ μετ´ αὐτὸν φθαρῇ.

(58, 27). La méchanceté superlative du fils (κάκιστον) semble une réplique en négatif de l’excellence du père, décrit à la fois comme κάλλιστος, ἄριστος et ἀνδρειότατος. A mi-chemin entre l’ἀριστεία de son frère adoptif et la κακία de son neveu Caligula, se trouve l’infortuné Drusus, au caractère certes intempérant et impulsif mais malgré tout conscient de ses devoirs (57, 14), qui n’a pas de correspondant dans le livre 58, sinon peut-être, à un degré moindre, son fils, le falot Tiberius Gemellus, négligé par Tibère et sacrifié aux ambitions de son cousin Caius (58, 23).

Enfin, le « faux Drusus » qui sème le trouble dans les cités de Grèce et d’Ionie124 (58, 25) constitue une réplique du « faux Agrippa » qui menaçait de soulever la Gaule et l’Italie et de marcher sur Rome en 57, 16. Comme l’a fait fort justement remarquer Janick Auberger125, l’arrestation de Drusus avait été suffisamment secrète et son sort assez mystérieux pour qu’un usurpateur ait pu profiter de la situation dans les provinces les plus éloignées de Rome. De même, l’assassinat d’Agrippa Postumus sur l’île de Planasie dans des circonstances volontairement mal élucidées par le pouvoir (57, 3), prêtait bien le flanc à toutes sortes de rumeurs, jusqu’aux plus invraisemblables. Mais qu’elle vienne de l’Ouest de l’empire ou bien d’Orient, la menace demeure la même pour l’empereur : le retour d’un imposteur souligne la permanence de la contestation de l’autorité de Tibère, dont la légitimité, même après plus de vingt ans de règne, reste apparemment problématique aux yeux de certains Romains qui lui préfèrent les représentants de la branche julienne de la famille impériale.

Pour finir, la mort de Tibère, à la fin du livre 58, apparaît également comme une synthèse de son règne et une illustration de son caractère, renvoyant ainsi aux premières lignes du livre 57. Premièrement, il s’agit une mort doublement dissimulée, dérobée aux regards, d’une part parce qu’elle a lieu loin de Rome et en privé (ne sont présents en dehors de l’intéressé que Caius et Macro). D’autre part

124 H.R. 58, 25 : τούτων δ´οὕτως ἐν τῇ Ῥώμῃ γιγνομένων οὐδὲ τὸ ὑπήκοον ἡσύχαζεν, ἀλλ´ ἐπειδὴ τάχιστα νεανίσκος τις Δροῦσος λέγων εἶναι περί τε τὴν Ἑλλάδα καὶ περὶ τὴν Ἰωνίαν ὤφθη, καὶ ἐδέξαντο αὐτὸν ἀσμένως αἱ πόλεις καὶ συνῄροντο. κἂν ἐς τὴν Συρίαν προχωρήσας τὰ στρατόπεδα κατέσχεν, εἰ μὴ γνωρίσας τις αὐτὸν συνέλαβέ τε καὶ πρὸς τὸν Τιβέριον ἀνήγαγεν.

parce que, d’après Dion, le vieil empereur périt étouffé sous un empilement de manteaux apportés par Caius au prétexte de le réchauffer. Or Tibère était présenté en 57, 1 comme ayant érigé la dissimulation au rang de principe de gouvernement : « en somme, il estimait que l'empereur ne devait pas dévoiler clairement le contenu de ses pensées. Car, disait-il, il en résultait nombre d'échecs cuisants, tandis que l'attitude opposée permettait d'obtenir des succès bien plus nombreux et plus considérables126 ». Ce meurtre dissimulé apparaît donc comme un dénouement logique pour notre empereur dissimulateur, qui, d’abord par ses mensonges et ensuite par sa retraite à Capri, n’a eu de cesse que de se rendre impénétrable. Deuxièmement, c’est une mort qui est lente à venir, ce qui explique que Caius finisse par perdre patience et mette un terme définitif à l’agonie du vieil empereur. Cela nous renvoie donc aux atermoiements et aux manœuvres dilatoires déployées par Tibère au début du livre 57, lorsqu’il hésite à revendiquer ouvertement la succession d’Auguste, craignant une révolte des légions ainsi que la concurrence de Germanicus127. Troisièmement, c’est une agonie qui fait alterner des phases contradictoires, périodes de crise aiguë et périodes de rémission128. Cette fin reflète l’attitude paradoxale et souvent imprévisible de Tibère, capable aussi bien de modération que d’abus dans l’exercice du pouvoir, de libéralité que de cupidité, de clémence que de cruauté. Fidèle à la vie qu’il a menée, Tibère reste donc insaisissable jusque dans ses derniers instants, plongeant tout le monde dans l’embarras et l’incertitude : « et la perspective de sa mort remplissait Caius et les autres de joie, tandis qu'ils étaient terrifiés à l'idée de le voir vivre129 ». Sans le vouloir cette fois, Tibère rejoue le même scénario qu’en 57, 3 ou encore en 58, 6 où il feignait tantôt la maladie, tantôt la santé afin de décontenancer ses rivaux potentiels, Germanicus puis Séjan. Quatrième et dernier point, la fin de vie de Tibère se caractérise par un

126 H.R. 57, 1 : « τό τε σύμπαν οὐκ ἠξίου τὸν αὐταρχοῦντα κατάδηλον ὧν φρονεῖ εἶναι· ἔκ τε γὰρ τούτου πολλὰ καὶ μεγάλα πταίεσθαι καὶ ἐκ τοῦ ἐναντίου πολλῷ πλείω καὶ μείζω κατορθοῦσθαι ἔλεγε. »

127 H.R. 57, 3 : καὶ προσέτι καὶ ἐκεῖνο, ὅτι τοὺς ἀνθρώπους ὁρῶν ἀλλοτρίως ἑαυτῷ ἔχοντας διέμελλε καὶ διῆγεν, (« voyant que les gens lui était hostile, il attendait et temporisait »).

128 H.R. 58, 28, 2 : πολλάκις […] κατὰ βραχὺ μαραινόμενος τοτὲ μὲν ὅσον οὐκ ἀπέψυχε τοτὲ δὲ ἀνερρώννυτο (« mais souvent, comme un homme âgé atteint d'un mal diffus, dans un lent dépérissement, il était parfois près de rendre l'âme, et parfois, au contraire, reprenait des forces »).

129 H.R. 58, 28, 2 : κἀκ τούτων πολλὴν μὲν ἡδονὴν τοῖς τε ἄλλοις καὶ τῷ Γαΐῳ ὡς καὶ τελευτήσων, πολὺν δὲ καὶ φόβον ὡς καὶ ζήσων, ἐνεποίει.

mélange de lucidité (comme le montrent ses réflexions à Macro qui se détourne de lui pour servir le futur César, et à Caius, dont il ne méconnaît pas la nature criminelle et ambitieuse) et d’aveuglement (sur la foi des paroles mensongères de Thrasylle, il pense devoir vivre encore dix ans). On retrouve là tout le pessimisme de Tibère qui ne se fait aucune illusion sur la nature des hommes et les motifs de leurs actions (intérêt, ambition), mais conserve une foi inébranlable dans l’astrologie - qui avait déjà été évoquée en 57, 19.

Par ailleurs, on peut se demander si la mort de Tibère n’est pas d’une certaine manière déjà annoncée dès la fin du livre 57 par la réflexion ambiguë de l’empereur qui se juge indigne de vivre s’il doit encourir la haine du débonnaire Lentulus : "οὐδὲ ζῆν ἔτ´" ἔφη "ἄξιός εἰμι, εἴγε καὶ Λέντουλός με μισεῖ" (57, 24). Sans doute ces paroles, relevant de l’amplification rhétorique, ne doivent-elles pas être prises au pied de la lettre, mais le livre 58, qui met en lumière l’animosité grandissante suscitée par les divers abus du prince, leur donnent une résonance particulière, comme si, bien avant sa mort physique, on avait déjà assisté à sa faillite morale et à la disparition consciente du dirigeant modéré et populaire qu’il avait souhaité être à ses débuts. Mais, si séduisant que soit ce rapprochement, il convient toutefois de rester prudent concernant les intentions de Dion, la fin du livre 57 ne nous étant connue qu’à travers le filtre de Xiphilin.

Ainsi, si les deux livres composant le diptyque tibérien ne se superposent pas complètement, force est cependant de constater que d’habiles jeux d’échos et de variations s’organisent autour de figures (le préfet du prétoire, le successeur du

princeps, l’usurpateur) et de thèmes (l’attitude de Tibère à l’égard du pouvoir, sa

stratégie en cas de menaces) récurrents. La structure narrative, par sa dualité même, permet alors de mettre au jour des tendances de fond, comme l’évolution négative qui accompagne la deuxième moitié du principat, marquée par la désaffection de l’empereur pour les affaires de l’Vrbs et sa misanthropie de plus en plus prononcée, ainsi que de mettre en série des comportements, tels ceux des chevaliers Séjan et Macro, qui, parvenus aux plus hautes fonctions de l’Etat, se trouvent soumis aux

mêmes tentations et voient leur loyauté envers l’empereur sérieusement mise à l’épreuve.

Mais cette organisation macro-structurale binaire s’appuie elle-même sur une narration « hybride », combinant annalistique et procédés empruntés à l’écriture biographique, au point que Pelling la qualifie de « croisement entre un Suétone et un Tacite »130.