• Aucun résultat trouvé

La littérature marbrière des Pyrénées : de Versailles aux Pyrénées

C HAPITRE III

3. La littérature marbrière des Pyrénées : de Versailles aux Pyrénées

À partir de la fin du XVIIIe siècle et au XIXe siècle, si la production scientifique concernant les marbres s’étoffait, la littérature pyrénéenne continuait à ignorer avec superbe les sites d’extraction de la matière. Ainsi, les écrivains et poètes du XIXe siècle qui parcoururent les Pyrénées n’évoquèrent que rarement les marbres, dont la splendeur ne se

388 HÉRICART DE THURY, 1823, ibid., pp. 3–96.

389 Cf. infra chapitre V, p. 60.

390 La marbrerie Géruzet reçut des diplômes d’honneur et médailles de prix et hors concours à Paris en 1855, Tarbes en 1860 et 1885, Londres en 1862, Bordeaux en 1865 et 1882, Bagnères en 1863, Nice en 1884 ; médailles d’or : Paris en 1839, 1844 et 1849, Bordeaux en 1841, 1844, 1845 et 1859, Nantes en 1861 ; médailles d’argent : Paris en 1834, 1867 et 1878, Toulouse en 1835, Bayonne en 1864, Tarbes en 1860, Angoulême en 1869, Agen en 1869 ; croix de la légion d’honneur en 1836, croix d’officier de la légion d’honneur en 1855 ; possède des succursales à Bordeaux, Bayonne, Agen, Naples, des dépôts à Paris, Luchon, Barcelone, Hambourg, Rome et Carrare. JOANNE, 1888, ibid., p. 19 : « De Paris aux Pyrénées et les départements du sud-ouest de la France, publicité des guides Joanne 1888-1889 ».

391

révélait qu’une fois déployés dans les palais et fut donc plus vantée dans la littérature descriptive et touristique.

Littérature  pyrénéenne  

La production artistique et littéraire de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle fut marquée par le Romantisme, qui envisageait la nature comme une source d’inspiration poétique. Elle se saisit donc des Pyrénées en tant qu’espace de montagne, ce qui permit à Jean Fourcassié de dresser, en 1940, le constat suivant dans sa thèse sur Le Romantisme dans les Pyrénées392 :

« Les romantiques aiment les Pyrénées tout d’abord parce que la nature s’y présente sous des aspects pittoresque que la montagne seule peut offrir, […] depuis Rousseau […]. Mais les romantiques y portent aussi les goûts particuliers à leur époque : curieux d’exotisme, désireux de se dépayser, les Pyrénées leur apparaissent comme les portes d’une Espagne mystérieuse, attrayante par la fougue de ses couleurs et de ses passions. »

La production littéraire romantique fut donc peu versée sur les ressources marbrières des Pyrénées, car l’attrait de la montagne résidait dans la recherche de paysages où se déployait plus la grandeur de la nature que la démesure des entreprises humaines. Victor Hugo par exemple, qui parcourut les Pyrénées, ne fit pas mention des carrières de marbre mais s’attarda longuement sur l’architecture exceptionnelle de la chaîne et s’extasia devant, par exemple, le cirque de Gavarnie, où il put laisser libre court à son inspiration en le qualifiant de « colosseum de la nature »393. Peu après ce poème dont les vers résonnent encore aujourd’hui, Hyppolite Taine, qui décrivit dans son Voyage aux Pyrénées tour à tour le chaos originel ayant présidé à la création du relief et l’harmonie pastorale de la vie des plaines, ne mentionna qu’une seule fois le matériau marbre 394. C’est dans la vallée d’Ossau qu’il releva, au détour d’un chemin, là où « un joli ruisseau descend[ant] de la montagne, encaissé entre deux murs de pierres roulées qui s’empourprent de pavots et de mauves sauvages », un moulin à scier le marbre. Le cadre naturel accueille et enveloppe cet aménagement insolite dont il décrit succinctement le fonctionnement : « une grande fille en haillons, pieds nus, puise avec une cuiller du sable délayé dans de l’eau, pour arroser la machine ; avec ce sable, la lame de fer use le bloc »395. La description de la jeune fille la rapproche d’un état de nature idéalisé. Pieds nus, elle se fond dans le paysage alentour, et avec elle le moulin qu’elle est en

392

FOURCASSIÉ, Jean. Le romantisme et les Pyrénées. Annales pyrénéennes, Toulouse, 1940, 448 pp., p. 303.

393 HUGO, Victor. En voyage. Alpes et Pyrénées. Éditions Pyrémondes, Ortès, 2005, 206 pp., p. 191.

394 TAINE, Hyppolite. Voyage aux Pyrénées. Librairie de Louis Hachette, Paris, 1858, 347 pp.

395

train d’actionner. D’ailleurs, Taine ne s’attarda pas et poursuivit son parcours, sur « un sentier sui[vant] la rive, bordé de maisons, de champs de maïs et de gros chênes […] ». La présence d’un tel moulin ne l’émut ni ne l’interrogea. Le tableau dressé est romantique, inspiré par une nature qui s’offre au lecteur-spectateur dans sa globalité et par son pittoresque teinté d’exotisme. Les mentions du marbre et du moulin sont d’ordre seulement anecdotique, comme éléments intervenant dans la composition du tableau et non comme signifiants, représentatifs et valorisants pour le territoire.

La littérature pyrénéenne du XIXe siècle ne se consacra donc pas à l’activité marbrière, si ce n’est en une évocation pittoresque et authentique, comme activité presque pastorale, alors que l’industrialisation et la mécanisation étaient en cours dans ce domaine.

Littérature  descriptive  et  touristique  

Quant à la littérature touristique et ses prémisses, elle se développa d’abord dans les grands centres, et ne concerna qu’ensuite les sites reculés tels que ceux où se trouvent les carrières de marbre. Et quand bien même, leur mention demeura exceptionnelle.

À Versailles en revanche, dans la tradition amorcée par André Félibien, la mention des marbres dans les descriptions de toutes sortes et les almanachs fut de rigueur. Ainsi en va-t-il de l’Almanach de Versailles de 1786, décrivant la succession des salles du château, son architecture et son ornementation, ainsi que celles de Trianon, offrant des notices des bosquets et des statues du parc et mentionnant, par conséquent, les marbres pyrénéens396. Les almanachs dispensaient en outre toute une gamme d’informations pratiques et furent en cela les ancêtres des guides de découverte devenus guides touristiques, qui se développèrent concomitamment au tourisme et aux transports – ferrés puis automobiles – à partir de la moitié du XIXe siècle397.

396 Almanach de Versailles, 12ème année, Chez Blaizot, Versailles, 1786, 380 pp.

397

Voir, entre autres : LMC, Docteur Ès lettres, professeur de littérature, Description par salles des tableaux du

Musée de Versailles, avec des notices, ou guide du voyageur dans la ville, le château, le parc et les deux Trianons, où sont passés en revue les lieux célèbres, les bâtimens, le palais... avec un plan détaillé de la ville....

Delaunay, Versailles-Paris, 1839, 312 pp. ; Palais et jardins de Versailles & Trianon. Publication spéciale d'albums, vues photographiques et stéréoscopiques, Paris, fin du XIXe siècle, XXII-6 pp. ; Palais et jardins

de Versailles et Trianon. Chez Gervois (Imprimerie Cerf et Fils), Versailles, fin du XIXe siècle, 58 pp. ;

Nouveau guide aux musée, châteaux et jardins de Versailles et des Trianons : description exacte, par galeries, salles, jusques et compris la salle de 1792, portant le n°145... Chez l'Éditeur, Versailles (Place d'Armes, 17),

1864, VIII-171 pp. ; MÉNARD, René. Les curiosités artistiques de Paris [Versailles, Saint-Germain]. Guide du

promeneur dans les musées, les collections et les édifices..., C. Delagrave, Paris, 1878, 722 pp. ; Syndicat

d'Initiative. Guide illustré édition 1911 : Histoire et curiosités de la ville : Guide illustré du château, du Parc et

des Trianons : Promenades aux environs : Renseignements généraux..., imprimerie Cerf, Versailles, 1911, 84

Les guides touristiques s’affirmèrent en effet comme un genre éditorial propre au cours du XIXe siècle, et leur forme, qui évolua notamment en raison de la multiplication des illustrations, se diversifia peu à peu pour proposer, en sus des informations pratiques et pédagogiques398, des parcours et des circuits de découverte aux thématiques renouvelées. Toutefois et pour des raisons économiques, les publications consacrèrent d’abord des pages à des sites fréquentés sur le territoire national et concentrèrent de ce fait leurs attentions sur les lieux les plus en vue de chaque région. Cette tendance à la polarisation entraîna un développement inégal de l’attractivité touristique d’une part, et la standardisation du propos d’autre part. Ainsi, rien d’étonnant à ce que le château de Versailles disposât rapidement de guides dédiés et soit intégré dès 1856 à la collection des guides Joanne, réédités à plusieurs reprises ensuite.

Pour les Pyrénées, les publications furent plus tardives et les descriptions marbrières parcimonieuses399. Dans le guide Joanne de 1888 sur les Pyrénées par exemple, si de nombreux sites sont parcourus et mentionnés dans le guide, avec, parmi eux, des carrières de marbres à Sarrancolin-Ilhet et à Hèches400, à Beyrède (« les immenses carrières de marbre de Beyrède »401), à Saint-Béat402 ou encore le « marbre renommé » de Sost403, jamais il n’est fait référence aux chantiers qu’elles fournirent ni à aucune des destinations prestigieuses que connurent leurs blocs. La renommée des Pyrénées, au XIXe siècle, résidait plutôt dans quelques noms de grands sites, naturels comme Gavarnie ou le lac de Gaube, culturels comme Saint-Bertrand-de-Comminges ou mixtes comme le Pont d’Espagne, notamment. Les lieux présentés, décrits en détails et vantés dans les guides étaient aussi ceux que les peintres avaient représentés, que les poètes avaient décrits et qui figuraient lithographiés dans les

Voyages romantiques et pittoresques dans l’ancienne France404. Il semble normal, alors, que

les carrières de marbre ne soient qu’exceptionnellement mentionnées dans la littérature touristique des XIXe et XXe siècles, et ce jusqu’à ces dernières décennies d’ailleurs. Certes, une planche des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France405 représente la

carrière de Beyrède en vallée d’Aure, mais là encore, aucune mention n’est faite des

398

ROCHE, Daniel. « Introduction », Les guides imprimés du XVIe au XXe siècle. Textes réunis et publiés par

CHABAUD, Gilles, COHEN, Évelyne, COQUERY, Natacha, PENEZ, Jérôme, Belin, Paris, 2000, 703 pp., pp. 19-21.

399 JOANNE, Adolphe. Versailles, son palais, ses jardins, son musée, ses eaux, les deux Trianon […]. Louis Hachette, Paris, 1888, 360 pp.

400

JOANNE, 1888, ibid., p. 165.

401 JOANNE, 1888, ibid., p. 166.

402 JOANNE, 1888, ibid., p. 195.

403 JOANNE, 1888, ibid., p. 206. Puis, p. 241 : les carrières de Seix et p. 235, les « beaux marbres » de la rive gauche du Lez.

404 Cela est à mettre en lien avec les représentations des sites pyrénéens en lithographie puis photographies ; cf.

supra chapitre II, pp. 92 et ss.

405

réalisations architecturales qu’elle approvisionna, ni de l’histoire de son exploitation. La valorisation des carrières de marbre des Pyrénées en référence à Versailles n’est en effet qu’un phénomène récent et concomitant à l’élargissement du champ du patrimoine à des manifestations artisanales et industrielles406.

Les noms des sites marbriers, liés aux marbres déployés dans les palais tels que Versailles, sont présents dans les premières descriptions puis dans les guides des lieux illustres, comme éléments de décors et d’ornement. Concernant les écrits sur les Pyrénées, les mêmes noms sont mentionnés en référence explicite aux lieux d’extraction, dans leur utilité au développement économique du pays, mais ne sont jamais mis en lien avec les paysages déplacés qu’ils contribuèrent à composer.

406

Marbres, patrimoine et pluralité géographique

L’étude de l’évocation des marbres dans les sources est ainsi l’occasion de raviver les différents regards qui se sont portés sur les marbres : celui des rois qui ont ordonné la prospection pour orner leurs palais, ceux des cartographes et des scientifiques – naturalistes, minéralogistes et géologues – auxquels s’adjoignirent les rapports officiels, et dans une moindre mesure ceux des géographes, historiens et historiens de l’art ; lesquels, chacun à leur façon, ont alimenté la production culturelle autour de l’objet marbrier pyrénéen.

L’aspect tardif de la connaissance de la montagne pyrénéenne est toute relative si l’on considère l’ancienneté de l’activité extractive. Quant aux représentations cartographiques, elles attestent d’une mise au service de projets royaux et non d’un déficit de compétences pour la représentation de certains espaces comme les reliefs. Concernant la littérature, elle montre que les marbres, ignorés dans les Pyrénées et célébrés de tous temps à Versailles, n’attirèrent longtemps qu’un regard utilitariste sur leurs sites d’origine, leur valeur artistique ou symbolique n’advenant qu’une fois déployés dans leurs lieux de destinations.

La destination de la matière prima donc sur les sites d’origine, alors que ces derniers étaient connus de longue date et ce antérieurement même à la connaissance de l’ensemble de la chaîne pyrénéenne. La pluralité du marbre apparaît ici dans sa dimension spatiale, géographique et territoriale, mais aussi scientifique et littéraire.

III. LE PATRIMOINE MARBRIER : MANIFESTATIONS ET LIMITES

Le marbre est un matériau qui a été convoité de longue date. Par conséquent, il fut soumis à des règles et à des contraintes d’exploitation, que la législation circonscrit de plus en plus étroitement ; le cas des Pyrénées en offre de précieux exemples. En outre, il rencontre les différentes dimensions du patrimoine – phénomène amplifié par l’élargissement de la notion qui favorise la reconnaissance de sites naturels, culturels et mixtes – permettant la définition d’une série de manifestations patrimoniales des marbres.