• Aucun résultat trouvé

Connaissance des Pyrénées : des marbres locaux pour les usages de Versailles

C HAPITRE III

1. Connaissance des Pyrénées : des marbres locaux pour les usages de Versailles

Les marbres composent des paysages d’origine et des paysages déplacés361. Et c’est au XVIIe siècle que se fit véritablement la relance de l’exploitation marbrière pyrénéenne, stimulée par le chantier du château de Versailles362. L’exploitation de ces marbres en vue de réalisations architecturales a donc toujours impliqué d’une part la connaissance de la localisation des gisements et d’autre part le choix des matériaux disponibles.

Pour que les marbres des Pyrénées arrivent à Versailles, il fut donc nécessaire que s’organise la connaissance de la montagne, la localisation de ses filons de marbre et la maîtrise des voies d’accès, pour laquelle la cartographie fut d’un utile secours. Puis, rapidement, les descriptions architecturales se firent le relai de la somptuosité des paysages ainsi composés dans les palais.

La  cartographie  des  Pyrénées  :  de  la  montagne  aux  marbres  

L’histoire de la cartographie des Pyrénées écrite ces dernières décennies abonde dans le sens d’une connaissance tardive de la montagne363, ce que la connaissance territoriale liée à l’exploitation marbrière vient nuancer.

En effet, les premières représentations cartographiques de la période moderne, travaux de Bouguereau (1594), de Mercator (1585), comme celui de Jean Boisseau (1539) sur le

360

Cf. supra chapitre II, pp. 88-93 et pp. 98 et ss.

361 Cf. supra chapitre II, p. 105.

362 JULIEN, 2006, ibid.

363

comté de Roussillon364 sont dites « impuissantes à transcrire le relief » ni le détail de la topographie365. Ces documents revêtent un caractère informatif à grande échelle, mais ne sont que de peu de secours pour s’orienter in situ. Quant aux cartes de Nicolas Sanson (1675, rééditée en 1699 et 1706) et celle de Roussel et La Blottière (1730), elles sont considérées comme imparfaites et incomplètes366. La carte de Cassini, dressée par ordre du roi Louis XV est, elle, la première carte établie à l’échelle topographique et sur la triangulation géodésique, mais elle conserve la représentation des zones boisées sous forme d’arbrisseaux et des reliefs par des monticules juxtaposés. Ces travaux de cartographie, qualifiés de « naïfs », ont néanmoins aidé à la connaissance générale du territoire et contribué à la stratégie militaire du royaume. Si la motivation de ces entreprises était bien d’ordre stratégique – dans son acception militaire –, la plus grande attention devait être apportée aux éléments tactiques, dont la composition des cartes faisait partie. Celles-ci figuraient alors les villes et les voies de communication et seulement de façon plus approximative les zones de relief, qui n’étaient pas d’un intérêt tactique pour les troupes. Il apparaît donc que la figuration aujourd’hui qualifiée de « naïve » des zones boisées ou montagneuses révèle non un manque de rigueur ou de compétence dans la représentation de la montagne, mais le fait que ces territoires n’étaient pas inclus dans la stratégie militaire et donc dans les enjeux cartographiques.

Cependant, un document cartographique du début du XVIIIe siècle, d’une précision et d’un détail étonnants, réfute lui aussi la thèse d’une médiocrité dans les compétences cartographiques de représentation des zones montagneuses. Il s’agit de la cartographie du cours de la Garonne, dressée en vue de faciliter le transport des marbres descendant des montagnes pyrénéennes. En effet, par suite d’une tournée d’inspection en 1712 dans les Pyrénées et du rapport qui en découla, le duc d’Antin, surintendant des Bâtiments du roi, prit « des mesures pour améliorer le service des marbres »367 ; et, « entre 1716 et 1719, il charge[a] un ingénieur cartographe de faire le relevé des cours d’eau navigables des Pyrénées à l’océan, dans le but d’améliorer le passage des radeaux ». Or, lesdits radeaux transportaient alors du marbre, provenant de vallée d’Aure, de Campan, ou de la Montagne noire sous l’égide, notamment, du duc d’Antin dont la fonction et les intérêts personnels nourrissaient le

364

BOISSEAU, Jean. Nouvelle description du comté de Roussillon ensemble d'une partie des Mons Pirénées ou

confinent la France et l'Espagne. Paris, 1639.

365 Trois siècles de cartographie dans les Pyrénées, 1978, ibid., p. 56.

366 BROC, 1978, ibid., p. 59 : « La carte générale des Monts pyrénées est la première carte topographique éditée par le Dépôt de la guerre, et bien qu’imparfaite, elle fut longtemps la seule disponible pour ces régions ».

367 JULIEN Pascal, « Pour mieux faire flotter les marbres, les cartes du « cours de la Garonne » dressées en 1716-1720 par Hyppolite Matis, géographe du roi », Mémoires de la société archéologique du Midi de la

zèle quant à la réalisation de cette carte368. Dans une lettre envoyée à Pierre de Lassus en mai 1716, le duc d’Antin mentionna l’envoi d’Hippolyte Matis en Guyenne pour « lever le cours de la Garonne, toutes les carrières de marbre des Pyrénées, les nouveaux chemeins et tout ce que [sera] nécessaire pour le service ». L’ingénieur cartographe accomplit sa tâche avec la plus grande précision et on peut encore, sur la carte qu’il a levée, repérer les villes et villages et les obstacles à la navigation. La représentation s’étend sur une « large bande de part et d’autre du fleuve (entre une vingtaine et une quarantaine de kilomètres) »369 et montre aussi des « lieux d’habitation, des bâtiments isolés […] comme des châteaux ou des abbayes, […]

des édifices urbains », tout en livrant des informations sur l’état des « peuplements, boisements, défrichements, pâturages ou cultures ». Les cartes d’Hippolyte Matis, conservées aux Archives départementales des Yvelines et pourtant antérieures à la carte de Roussel, proposent une vision beaucoup plus détaillée de la portion de territoire relevé, et sont riches de détails utiles pour informer la navigation le long de la Garonne certes, mais renseignent également très exactement les zones marbrières à proximité (ill.33), clairement localisées.

Retrouvées après bien des recherches, ces cartes prouvent non seulement l’existence de solides compétences en topographie sous l’Ancien régime, mais confirment aussi que les travaux ducorps des ingénieurs militaires du roi370 sont « de très beaux travaux […] restés longtemps ignorés »371. De plus, l’antériorité de cette carte détaillée d’une portion de territoire, par rapport à la chaîne entière ou à d’autres de ses portions, prouve l’importance des marbres dans l’économie royale, dont l’approvisionnement relevait de l’affirmation de la grandeur et de la puissance royales, et confirment, s’il est encore besoin, l’intérêt de l’étude historique et de la connaissance de l’histoire de l’exploitation des marbres pyrénéens.

Les  marbres  pyrénéens  dans  les  palais  

Les activités de prospection et d’exploitation marbrière dans les Pyrénées sont bien antérieures à ces réalisations cartographiques, puisque Henri II envoya l’architecte Dominique Bertin aux Pyrénées pour remettre des sites antiques ou médiévaux en activité et en repérer de

368

Le duc d’Antin faisait convoyer les marbres sur des radeaux fabriqués à partir de bois de coupe lui appartenant en vallée d’Aure, et tirait ainsi finalement profit, une fois acheminés à Bordeaux, de la vente des marbres comme de ceux du bois. JULIEN, 2006, ibid., pp. 160-161.

369 JULIEN, 2005, ibid., p. 239.

370

Ce corps, « devenu en 1730 les ingénieurs géographes d’une part et les ingénieurs ordinaires d’autre part, [qui] effectuèrent [ces relevés] sous l’Ancien régime [fournit] de très beaux travaux sur le terrain restés longtemps ignorés », dans Trois siècles de cartographie dans les Pyrénées, 1978, ibid., p. 120.

371

nouveaux372. Cette montagne était donc de longue date parcourue d’est en ouest, arpentée et sondée pour y repérer des filons exploitables, et même aménagée pour le transport des blocs destinés aux successifs palais des Valois puis des Bourbons.

Les réalisations architecturales précédant le XVIIIe siècle confirment le succès des entreprises marbrières, destinées aux plus prestigieux des chantiers, dont celui de Versailles373. L’historiographe royal André Félibien des Avaux, dans sa Description

sommaire du chasteau de Versailles publiée en 1674, mentionne les marbres utilisés dans les

différentes pièces du palais, en en précisant l’origine et l’ordonnancement, car

« l'on a observé d'employer ceux qui sont les plus rares & les plus précieux dans les lieux les plus proches de la personne du Roy. De sorte qu’à mesure qu'on passe d'une chambre dans une autre, on y voit plus de richesse, soit dans les marbres, soit dans la sculpture, soit dans les peintures qui embellissent les plafonds. »374

Les ressources pyrénéennes, de Campan, de Sarrancolin (« Serancolin ») et du Languedoc voisin sont donc abondamment citées par André Félibien, au sujet duquel Pascal Julien écrit que

« dans sa première description du palais entrepris pour “les délices du plus grand Roy de la terre”, André Félibien eut sans cesse le mot marbre au bout de la plume, ayant soin d’en citer tous les emplois et d’en signaler fièrement les provenances, presque exclusivement nationales. »375

La mention des sites d’origine des matériaux parant Versailles fut ainsi l’occasion de nommer les différentes contrées du territoire national, dont les ressources les plus convoitées étaient mises en œuvre dans le palais du roi.

La connaissance des Pyrénées est donc d’abord passée par celle de sites d’extraction de la matière marbrière, qui suscitèrent des travaux de cartographie de la montagne d’une précision inédite à l’époque et qui eurent le mérite de faire remonter jusqu’à Versailles les noms des contrées d’origine des marbres qui embellissent encore le palais. Cela concourt à considérer la connaissance marbrière comme antérieure à celle, détaillée, de la montagne pyrénéenne. Par la suite, le Mémoire sur les marbres que rédigea Marc-François de Lassus376 en 1758 confirma la préséance de la connaissance marbrière sur celle de la montagne en général, car ce mémoire précéda de plusieurs décennies les premières excursions naturalistes

372 JULIEN, 2006, ibid. ; cf. supra chapitre I, pp. 57-65.

373

Cf. supra chapitre I, pp. 57-65.

374 FÉLIBIEN, 1674, ibid., p. 25.

375 JULIEN, 2000, ibid., p. 214.

376

en montagne, dont celle de l’abbé Palassou de 1781, pourtant considérée par Serge Briffaud comme la naissance des Pyrénées comme objet d’étude377.