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Lise Bissonnette : l'insatiable soif du savoir

À trois ans, à Rouyn, Lise Bissonnette se mourait d'aller à l'école avec ses cinq autres frères et sœurs. À quatre ans, elle savait déjà lire et écrire. Les études, c'était sa passion, sa raison d'être.

Pourtant elle affirme aujourd'hui que ses études ont été décevantes du début jusqu'à la fin. Son savoir, dit-elle, est avant tout le fruit d'une rencontre accidentelle avec les livres. Et la Biblio-thèque nationale du Québec, sa façon de créer des conditions moins accidentelles pour tous ceux qui ont autant soif de savoir qu'elle.

Lise Bissonnette, 57 ans, ne rêve pas d'une retraite au soleil près d'un terrain de golf. Non plus qu'elle souhaite signer des chroniques jusqu'à 86 ans comme Françoise Giroud. Son fonds de retraite n'est pas un REER. Ni la présidence à vie à la Bibliothèque nationale du Québec bien qu'elle vienne de renouveler son mandat pour cinq ans.

Pour Lise Bissonnette, la retraite c'est une maison tapissée de livres. Littéralement. Dans chaque pièce et chaque recoin du sous-sol jusqu'au grenier, Lise Bissonnette veut se retirer du monde, entourée et ensevelie sous les livres.

Le projet est déjà commencé puisqu'en même temps qu'elle donnait la première pelletée de terre sur le chantier de la Grande Bibliothèque, elle entreprenait la restauration de sa propre maison construite en 1885, en pavant la voie aux rayonnages dans toutes les pièces.

L'été dernier, alors que la canicule vidait la ville de ses habitants, on pouvait retrouver la prési-dente plongée dans les archives nationales au Carré Viger. Dans la touffeur poussiéreuse des vieux registres, elle cherchait les noms de ceux qui ont occupé sa maison depuis sa construction en vue d'un livre sur l'histoire de cette demeure plus que centenaire.

Pour n'importe qui d'autre, l'exercice aurait été un pénible pensum. Pour Lise Bissonnette, c'était rien de moins que le bonheur.

« Chaque jour, je jouais un grand jeu d'échecs en fouillant les registres de mariages et de baptêmes qui ont été admirablement préservés. Je n'avais que les noms des propriétaires mais je m'amusais à imaginer comment ils vivaient. J'ai passé des journées entières là. C'étaient des vraies vacances! », s'exclame-t-elle dans son bureau de la rue Holt à Rosemont, siège de la Bibliothèque nationale du Québec.

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Le service public

Le bureau est vaste, sa lumière tamisée par des stores en bois et ses murs tapissés d'art contempo-rain québécois aux couleurs violentes et aux figures parfois effrayantes. C'est ici, dans cet édifice silencieux, un tantinet austère et planté comme un champignon nucléaire au milieu de nulle part, que la présidente supervise non seuleme nt les travaux de la Grande Bibliothèque rue Berri mais le précieux contenu livresque et informatique qu'elle entend y installer dès 2004.

À mille lieues de la fébrilité des salles de rédaction où elle a passé la majeure partie de sa vie adulte, Lise Bissonnette affirme ne pas s'ennuyer une miette, rue Holt. La raison est simple :

« L'idée de créer et de mettre sur pied une nouvelle institution culturelle québécoise, je ne parle pas du bâtiment, mais de l'institution, cette idée-là, c'est pour moi ce qui se rapproche le plus du nirvana. Parce que je sais qu'une telle institution peut faire une différence dans la vie des gens. » Il y a autre chose aussi : la présidente trouve que le milieu institutionnel est plus que le milieu médiatique.

« Le journalisme, c'est la jungle, dit-elle. Le scepticisme y est la valeur dominante. J'en sais quelque chose. J'étais la plus sceptique de toutes mais cette distance finit par déteindre sur nos rapports. Ici, on est dans un autre ordre. Il y a moins de vedettariat et plus d'enthousiasme. La notion de service public y est plus développée comme dans l'enseignement où j'ai commencé.

L'ambiance me convient mieux. »

Disant cela, elle semble faire fi du scepticisme qui, dans certains milieux, a accueilli la future institution de 97,6 millions. Tout comme elle fait peu de cas de ses démêlés légaux avec Axor, la firme qui obtenu le contrat de construction de l'Édifice avant que les négociations achoppent.

Depuis l'automne, c'est Pomerleau, le deuxième soumissionnaire le plus bas, qui a pris le relais, poussant certaines mauvaises langues à douter de la qualité de la finition. Mais la présidente maintient que les gens vont être étonnés et qu'on peut très bien faire des choses de qualité sans déraper financièrement.

Ceux qui connaissent Lise Bissonnette savent que la culture est son dada depuis longtemps. Elle en a fait la preuve tout au long de son règne au Devoir. Lise Bissonnette est une boulimique de la lecture et encore davantage du savoir et de la connaissance.

Comme tous les boulimiques, elle n'en sait jamais assez, elle n'a jamais assez lu sur tel ou tel sujet, elle en veut toujours encore un peu plus. Par moments, on a la nette impression qu'elle préfère la compagnie des livres à celle des êtres humains. Et je ne parle pas des êtres humains qui écrivent des livres mais de l'humanité grouillante, agissante et souffrante, l'humanité en général quoi.

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Ancrée dans le présent

Le paradoxe chez elle ne tient pas à ce culte démesuré qu'elle voue aux livres. Mais plutôt au décalage extrême entre sa pratique livresque et sa vie. Voilà une femme résolument ancrée dans le présent, qui ne nourrit aucune nostalgie pour son propre passé, qui avoue avoir des racines courtes et aucun intérêt pour son immortalité, qui carbure à l'ordinateur plutôt qu'à la plume sans s'inquiéter de la disparition éventuelle des manuscrits criblés de ratures, une femme qui a quitté sans arrière-pensée la direction d'un journal dont elle disait qu'il était sa maison, sa famille, toute sa vie, qui ne s'entoure que d'œuvres d'art à la modernité exacerbée peintes par des artistes dont elle oublie parfois le nom.

Et pourtant cette même femme pressée, agitée, verbomotrice à l'extrême, peut passer des heures à fouiller des archives qui sentent le renfermé et des jours entiers à bouquiner des livres anciens, les plus anciens possibles. Voilà une femme qui n'écrira jamais sa biographie et qui pourtant veut tout savoir sur comment les autres vivaient avant. Cherchez l'erreur.

En 2001, à la demande des éditions Trois-Pistoles et de Victor-Lévy Beaulieu, Bissonnette a rédigé Écrire des lettres et des saisons, une petite plaquette de 137 pages sur les raisons qui l'ont poussée à écrire.

Elle avoue aujourd'hui que c'est le plus loin qu'elle n'ira jamais dans l'autobiographie puisqu'elle déteste parler d'elle- même et que laisser des traces écrites est le cadet de ses soucis.

N'empêche qu'elle s'y révèle plus que d'habitude. On y apprend que celle qui a écrit des centaines d'éditoriaux, de chroniques et trois romans, n'éprouve aucun plaisir à écrire, un aveu pour le moins étonnant de la part d'une pondeuse, manifestement masochiste, vu l'abondance de ses écrits. Qu'elle s'est longtemps vue comme une tête folle jusqu'à ce que l'homme de sa vie − Godefroy Cardinal, à qui elle dédie tous ses livres − lui ait inculqué une morale, « en commen-çant par me faire comprendre qu'on en jugeait à nos actes ».

Qu'elle s'est mise à la fiction parce que « je savais que mon écriture était une condition à notre être ensemble », pour que « le tourbillon de mon travail ne mette pas fin à notre rêve d'une écriture de fiction ». De la part d'une femme de tête, d'une cérébralité à toute épreuve, éprise de liberté et d'autonomie, cette symbiose a de quoi surprendre.

L'entêtement

Quelques rares passages sur l'enfance l'éclairent un tant soit peu. Et plus particulièrement cette journée de grand lavage dans la cave, entre le moulin à tordeur et les vastes cuves de rinçage, où elle annonça timidement à sa mère qu'elle voulait faire un bac ès arts comme les filles de notaires, d'avocats et de médecins de Rouyn.

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« Je revois les taies et les serviettes s'aplatir en galettes dans le tordeur tandis que tombait la décision sans retour : le bac ès arts ne menait nulle part sauf aux études universitaires où nous n'aurions pas les moyens de m'inscrire », écrit-elle, expliquant que quiconque veut savoir d'où vient son entêtement, pourra tracer un X à l'emplacement de la laveuse.

Malgré le degré zéro d'encouragement de sa mère (corrigé plus tard par Godefroy Cardinal qui, au chapitre, est l'antithèse maternelle), Lise Bissonnette s'entêta et rentra à l'université à 19 ans.

Mais pas en arts. En enseignement.

Sa frustration ne fut pas apaisée pour autant. Au contraire. « Mes études ont été une déception du début jusqu'à la fin, plaide-t-elle. Tout ce que je sais, je l'ai appris par accident et par hasard dans les livres. Dans ce sens, la Bibliothèque nationale avec ses millions de livres et son immense réseau informatique, accessible et gratuit, c'est une façon de créer pour les autres ce dont j'ai été privée pendant ma jeunesse. »

Bissonnette rêvait d'être un chercheur universitaire. Pour elle, les vrais intellectuels au sens pointu et limité du mot sont les chercheurs. Eux seuls, selon elle, produisent des idées alors que les journalistes, analystes et commentateurs dont elle fut partie prenante ne font que transmettre ou réagir à ces idées.

Vu sous cet angle, on comprend mieux pourquoi Lise Bissonnette ne s'ennuie pas de sa vie dans le journalisme. Pourquoi dans son bunker de la rue Holt, elle a l'impression d'être plus proche que jamais de ses aspirations. Tellement proche, qu'en plus de la construction de la Grande Biblio-thèque, de la restauration de sa maison, d'un futur roman, elle vient d'entreprendre une thèse de doctorat en lettres à l'UQAM sur Maurice Sand, le frère de son idole, George Sand. Cette femme s'arrêtera-t-elle un jour? Sans doute, mais ce n'est pas demain la veille.

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