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3. Chapitre 3 : Horizons théoriques du projet 50

3.10 Les limites de l’éthique narrative 63

La narrativité en médecine et le courant de l’éthique narrative ont en commun de placer l’histoire du patient, sa signification et son interprétation au cœur de la démarche. Si les histoires du patient et des intervenants sont au cœur de ces approches, ces dernières ignorent toutefois le contexte organisationnel des soins qui a ses visées, ses règles précises et qui encadre la problématique. Si l’histoire du patient et de ses interactions avec divers professionnels de la santé représente un élément central à la fois de la pratique médicale et de la résolution de problèmes éthiques, elle s’inscrit cependant dans un contexte plus large : celui de la pratique de la médecine contemporaine qui possède ses propres règles et qui s’inscrit dans un cadre institutionnel, voire sociétal. En ce sens, l’éthique narrative, telle que présentée ici, ne fait pleinement justice ni à la médecine ni à l’éthique.

La pensée de Paul Ricœur est peut-être celle qui permet le mieux d’enrichir l’éthique narrative. En effet, sa démarche éthique ne sépare jamais la relation « Je-Tu » des institutions dans lesquelles s’exprime la relation interpersonnelle. Elle est la « visée de la vie bonne (Je), avec et pour les autres (Tu), dans des institutions justes (Il) » [32]. Dans cette définition, Ricœur met en évidence le fait que les actions trouvent leur sens dans la « visée de la vie bonne », en incluant le contexte dans lequel se réalise la visée. Ricœur met ainsi en lumière l’importance de la prise en compte du contexte, dont les institutions, dans le domaine de l’éthique.

Tout comme pour sa définition de l’éthique constituée autour de trois éléments centraux, Ricœur définit trois niveaux de narrativité nécessaires pour une bonne pratique à la fois de l’éthique et de la médecine : le prudentiel, le déontologique et le réflexif. Le niveau prudentiel s’applique à des situations singulières, lorsqu’un patient rencontre son médecin et lui raconte son histoire. Le second niveau confronte l’histoire du patient avec le vécu du médecin, ses obligations et ses devoirs en tant que professionnel de la santé. L’histoire du patient et la conclusion souhaitée peuvent parfois différer de l’histoire du médecin qui a des devoirs et des obligations à respecter dans son récit. Enfin, le niveau réflexif constitue le cadre dans lequel s’effectue la pratique de la médecine [33]. Ce dernier niveau nous paraît oblitéré dans la pratique actuelle de la narrativité en médecine et dans le courant de l’éthique narrative. Un récit s’inscrit au sein d’une institution ayant des normes, une histoire et des valeurs communes que la narrativité, que ce soit en médecine ou en éthique, ne peut évacuer.

Ainsi, la vision de l’éthique de Ricœur, avec ses divers niveaux de narrativité au cœur du jugement médical, donne à l’éthique narrative en médecine une ampleur qu’elle ne connaît pas encore. La narrativité devient alors une constituante intrinsèque de l’éthique. Le patient n’est plus un individu autonome, il n’est plus un cas, il est une histoire. Ricœur montre que lorsque le patient raconte son histoire à son médecin, il se situe dans la sphère éthique. Avant de prescrire, il faut décrire et raconter [32]. L’histoire d’un patient est riche de sens, d’interprétations et de conclusions possibles. Le médecin doit interpréter ce que lui raconte son patient, en même temps que d’autres sources de données (tests médicaux, observations des infirmières et des autres professionnels de la santé, perspectives de la famille, etc.) qui racontent chacune une histoire. En plus de ces données, son travail d’interprétation ne peut faire fi de la plus grande Histoire qui chapeaute les autres, soit celle de l’institution, encadrée par un certain nombre de principes et de règles, qui peuvent parfois susciter des situations conflictuelles. Pour Ricœur, ces situations éthiques problématiques ne représentent pas des dilemmes face à des conflits de valeurs, mais plutôt une impasse de l’agir [34]. Afin de résoudre cette impasse, Ricœur nous rappelle l’importance de tenir compte des histoires des divers acteurs impliqués dans la situation. En ce sens, l’idée de visualiser un problème éthique comme étant un récit est ici importante. Une histoire, qui paraît simple et qui implique seulement deux personnes (le patient et son médecin) commence. Cette histoire va se compliquer par l’arrivée de différents protagonistes (médecins spécialistes, infirmières, famille, etc.), les intrigues vont se nouer, des événements vont venir changer le cours de cette histoire et sa conclusion. La résolution de l’impasse éthique passe par la mise en intrigue et son examen par une « cellule de bon conseil », comprenant par exemple la famille, le corps médical et

le patient lui-même [34], où sont réunies compétences et convictions différentes. La mise en intrigue des diverses histoires représentant une situation problématique permet d’explorer les limites à ne pas dépasser pour chaque histoire afin de ne pas heurter l’intolérable de chacun [34]. Ricœur montre ainsi que le but de la consultation éthique consiste à prendre en compte les histoires des acteurs, à dénouer l’intrigue afin de trouver un sens à la situation et à proposer une conclusion construite en fonction de ce sens et prenant en compte les normes de l’institution ainsi que le respect de l’intolérable de chacun.

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