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En revanche, nos démonstrations ne sont bien évidemment pas exemptes de failles, ce dont nous avons parfaitement conscience. Le premier défaut de celles-ci consiste à l’absence d’une étude côté joueur, axé sur la réception de l’éthique du care et ses effets dans le jeu vidéo. Les joueur.se.s font-ils réellement une expérience du care ? Cela amène-t-il à des changements dans leurs comportements de la vie de tous les jours ? Se sentent-ils réellement bénéficiaires de care ? Et plus généralement, même si nous avions partiellement observé les retours d’une partie des joueur.se.s sur notre corpus, c’est l’observation de leur interaction avec le jeu, la rencontre entre elleux en tant qu’agent.e.s éthiques avec l’objet moral qu’est le jeu qui est manquante. Sans ce chaînon, il ne sera pas possible d’affirmer le réel potentiel de transmission d’éthique du care dans le jeu vidéo, ce pourquoi nous avons préféré parler d’expression, à la manière dont on pourrait lire une interprétation dans une œuvre. Bien-sûr, cette étude de réception permettrait également d’identifier avec plus de précision et de détails les mécanismes qui peuvent jouer dans ces expressions du care. En croisant leurs retours avec l’analyse du design des jeux, on obtiendrait une vision plus complète de ce qui entre en jeu dans le

care du jeu vidéo.

Dans la même optique, c’est la collecte du point de vue des développeur.se.s des jeux respectifs que nous jugeons manquante ici. Sans les considérer comme paroles évangéliques attestant de l’effet produit sur les joueur.se.s, leur interrogation permettrait de mieux comprendre leurs intentions de design, enrichir les interprétations. Croisé avec l’expérience des joueur.se.s, on obtiendrait un panorama des différents acteurs de l’éthique des jeux vidéo tel que défini par Sicart – seule la communauté serait manquante, mais celle-ci pourrait être étudiée en parallèle de la réception des jeux. Ainsi, nous appelons à une recherche scientifique qui s’attèlerait à mettre en tension des observations centrées sur la réception avec nos observations davantage centrées sur la transmission. De même, une étude orientée sur le play design plutôt que le game design permettrait de compléter notre démarche partielle.

réception.

112 parlait de la gratuité du jeu comme d’un élément constitutif de celui-ci, ce qui peut nous amener à réfléchir sur le sens de la volonté de faire du jeu vidéo un instrument nécessaire utile à la société. S’ils peuvent l’être sans le vouloir ou malgré eux, leur potentiel d’apprentissage se situe peut-être également dans la particularité du jeu, dans l’attitude ludique qu’il incite. Des trois jeux étudiés, il ne paraît pas évident que ceux-ci cherchent à éduquer, mais plutôt à proposer des espaces d’expérimentation ou des expériences du care dans lesquelles les joueur.se.s peuvent évoluer. S’il est certain que le care s’acquiert et que les jeux vidéo peuvent déclencher une attitude ludique, le lien entre celle-ci et l’attitude de care reste encore flou et semé d’embuches.

Dans l’optique de compléter la recherche du care dans les jeux vidéo, il est aussi envisageable d’étudier d’autres jeux : des jeux d’époques différentes, des jeux de genres, d’origines de productions différents, etc. Cela permettrait d’une part de dresser une évolution de la représentation de l’éthique du care et observer ainsi l’apparition ou non d’un phénomène d’expansion de l’éthique du care dans les jeux vidéo, et d’autre part d’observer d’autres manières d’exprimer du care par le jeu vidéo. Le media a probablement toujours exprimé du care d’une manière ou d’une autre, mais peut-être ne l’a-t-il jamais autant fait qu’aujourd’hui. On peut constater, par exemple, une critique de la violence des héros vidéoludiques dans Paper Mario : La Porte Millénaire, sorti en 2004, via un garde du quartier Est de la ville principale, en réponse à sa défaite si les joueur.se.s choisissent de le combattre pour passer en force dans le quartier. Celui-ci se plaint de la propension des héros de jeu vidéo à toujours utiliser la violence pour arriver à leurs fins, élément que l’on peut aisément exclure de l’éthique du

care, à quelques exceptions près. Pour autant, et malgré la bienveillance que lui accordent un certain

nombre de personnages, l’histoire de Mario dans ce jeu est marquée de combats face à des ennemis en tout genre. Cette remarque traduisait peut-être déjà une volonté de remettre en cause les schémas traditionnels du jeu vidéo, sans pour autant en sortir complétement. La mise en lumière du care dans les jeux vidéo pourrait ainsi traduire une forme de rencontre entre une libération créative et la volonté du public de jouer à des jeux s’y inscrivant.

Revenons à présent sur ce que nous évoquions, dans le cas de Celeste notamment, au sujet du caractère expressif de ce jeu. Nous parlions d’un potentiel de celui-ci de rapprocher l’expérience du personnage joué à celle des joueur.se.s d’une manière unique aux jeux vidéo. En revanche, il faut se méfier à ce sujet de la rhétorique de l’empathie qui apparaît autour du jeu vidéo ces dernières années. Déconstruite, critiquée en long et en large par Bonnie Ruberg, celle-ci pointe le doigt sur le fait que jouer à un jeu vidéo ne suffit pas pour se mettre à la place de quelqu’un. La performance, l’incarnation proposée n’est qu’un fragment de la réalité et son exercice ne suffit pas pour justifier la compréhension totale des problématiques qui y sont liées. Il ne suffit pas de jouer un personnage trans pour comprendre ce que ressentent les personnes trans : un jeu vidéo n’en délivre qu’une image et

réception.

113 une expérience partielle, aussi bien dans son contenu que dans sa pratique. De plus, la promesse du jeu vidéo comme d’une pseudo « machine à empathie » tend à valoriser davantage les joueur.se.s que les personnes qui devraient être la cible de cette empathie : « such an invitation gives players the sense, too-easily-won, that they have proven themselves to be allies to those who are marginalized without putting their privilege to use toward any actual social change. In this sense, though it presents itself as invested in the “feelings of others,” the rhetoric of empathy acts in the service of players rather than those with whom those players might empathize. »86 (Ruberg, 2020 : 64). De la même manière que l’on pourrait faire l’erreur de donner la part belle aux pourvoyeur.ses de care en leur donnant l’autosatisfaction du sentiment d’avoir agi pour le bien-être d’autres par la mesure de leur performance pour eux-mêmes, la rhétorique de l’empathie appliqué au care risqué de donner lieu au sentiment d’avoir pris soin d’autres, d’en être capable. Exactement comme le care doit être accompagné d’actions, de la concrétisation d’une prise en charge pour se qualifier tel quel, l’exercice de l’éthique du care qui est fait par le jeu vidéo doit s’accompagner de son application dans le monde réel si tenté que l’on revendique l’adoption de l’éthique du care.

De là ressort l’idée de questionner la partialité des performances de care que nous avons proposées. Écrire une lettre pour venir en aide à quelqu’un n’est probablement pas du même acabit qu’aller à la rencontre de la personne qui écrit une requête dans Kind Words. Venir en aide aux personnages de l’univers de Wandersong afin d’en sauver le monde ne suffit pas que l’on sache prendre soin de tout un chacun, et mener Madeline à son terme ne signifie pas non plus que l’on est capable d’aider une personne souffrant de troubles anxiodépressifs à mieux vivre avec. Malgré tout, ces jeux peuvent néanmoins apporter des connaissances et expériences supplémentaires à leurs joueur.se.s au sujet du

care. Les éléments appris par le jeu peuvent leur donner de nouvelles perspectives pour appréhender

le monde réel, à la manière des jeux expressifs, et l’éthique du care dans les jeux vidéo peut présenter un autre intérêt : “more valuable than a video game that allows players to identify with someone else is a game that requires players to respect the people with whom they cannot identify. The rhetoric of empathy promises that video games can help us understand one another. Yet it is equally important, if not more important, for video games to show us we can value those we do not understand.”87 (Ruberg, 2020 : 68). Celeste et Wandersong exhibent tous deux cela, par les intermédiaires de Badeline et Audrey

86 ‘une telle invitation donne aux joueurs le sentiment, trop facilement acquis, qu’ils se sont prouvés comme alliés de ceux qui sont marginalisés sans utiliser leur privilège envers un véritable changement social. En ce sens, si elle se présente comme investie dans les « ressenti des autres », la rhétorique de l’empathie agit au service des joueurs plutôt qu’en faveur de ceux envers qui les joueurs pourraient s’identifier.’ [notre traduction]

87 « plus important qu’un jeu vidéo qui permet aux joueurs de s’identifier à quelqu’un d’autre est un jeu qui requiert des joueurs qu’ils respectent les personnes à qui ils ne peuvent pas s’identifier. La rhétorique de l’empathie promet que les jeux vidéo puissent nous aider à nous comprendre les uns les autres. Et pourtant c’est tout autant important, sinon plus important, que les jeux vidéo nous montrent que nous pouvons respecter ceux que nous ne comprenons pas. » [notre traduction]

réception.

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notamment. Malgré le fait que Madeline déteste sa part d’ombre au début du jeu, elle finit par reconnaître sa valeur et chercher à la comprendre. De même, si Bard hait Audrey pour ses moyens d’actions violents et careless, il finit malgré tout par se retrouver bloqué avec elle et discuter pour essayer de la comprendre. C’est cette posture de care qui permet cette compréhension et qui peut être nourrie au-delà de la volonté de donner à s’identifier aux personnages, même si cela présente également un intérêt.

Enfin, le dernier point que nous souhaiterions aborder concernant les limites de ce mémoire concerne l’instabilité de la notion de care. Celle-ci continue d’évoluer et ses contours ne sont pas totalement définis, ce qui peut rendre sa manipulation bancale. En revanche, les jeux vidéo, en tant que médias culturels, peuvent en donner des visions et participer à sa construction, voir sa réinterprétation au goût de leur interactivité propre. Leur étude peut ainsi contribuer à sa (re)définition ainsi qu’à l’observation de son usage.