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Limites du codage par taux de décharge

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3 LE CODAGE NEURONAL ASYNCHRONE

3.2 Limites du codage par taux de décharge

La plupart des neurophysiologistes s’accordent à dire qu’en première approximation, un codage par taux de décharge Poisson constitue une description raisonnable de la manière dont les neurones transmettent l’information. Les dates des impulsions observées dans un train de décharges y seraient aléatoires et indépendantes les unes des autres ; autrement dit, selon cette approximation, aucune régularité temporelle n’est présumée dans les décharges, et incidemment aucun codage temporel n’y est possible. Décrire le processus de génération des impulsions à l’aide d’une loi de Poisson est clairement une simplification, parce que cela ne prend pas en compte le fait que les neurones réels ont une période réfractaire, ce qui les empêche de décharger à des fréquences infiniment grandes. Néanmoins, c’est un point de départ raisonnable pour simuler des neurones réels déchargeant à des fréquences réalistes, c’est-à-dire jusqu’à 100 Hz pour les besoins de l’argumentation. Gautrais & Thorpe (1998) ont examiné l’efficacité d’un tel modèle de décharge à propager l’information, en respectant les contraintes biologiques exposées ci-dessus.

Figure 8. Précision d’un processus Poisson à transmettre de l’information sous forme de taux (Adapté de Gautrais & Thorpe, 1998). Intervalles de confiance (90%) sur la prédiction de la fréquence réelle d’un processus Poisson à 100Hz en fonction de la durée d’observation. (A) Cas d’un seul neurone observé. L’intervalle de confiance pour une durée d’observation de 10 ms se situe entre 5 et 474 Hz. (B) Cas d’une population de 30 neurones. En augmentant le nombre de neurones à émettre des décharges selon un processus Poisson à 100Hz, la fréquence observée sur 10 ms peut être évaluée à 90% de confiance avec une précision de +/- 30 Hz..

Supposons qu’un observateur enregistre les réponses d’un seul neurone et que, sur une période de 10 ms, ce neurone n’émette qu’une impulsion. En supposant que sa date de décharge obéissent à une loi de Poisson, que peut-on dire du taux de décharge véritable du neurone ? Ici, les statistiques propres à un processus Poisson permettent de mesurer un intervalle de confiance sur la fréquence codée, en fonction du nombre de décharges observées sur un intervalle de temps

donné. En effet, dans le cas de génération de décharges suivant un processus Poisson, une certaine étendue de taux de décharge réels pourrait présenter une décharge dans ces premières 10 ms. Et sur un intervalle de temps aussi court, pour émettre un jugement sûr à 90 % du taux de décharge reçu, celui-ci devra être estimé entre 5 et 474 Hz, alors que la fréquence codée est de 100 Hz (Figure 8A; Gautrais & Thorpe, 1998). Il semble donc improbable que ce moyen soit particulièrement adapté à fournir l’information concernant le niveau d’activation d’un récepteur sensoriel. Maintenant, il existe deux moyens d’améliorer la précision d’un tel processus. Ou bien utiliser une période d’observation plus longue, ou bien d’utiliser une population de neurones pour transmettre l’information (ce qu’ont fait van Rossum, Turrigiano & Nelson, 2002). Dans un sens, ces deux moyens sont équivalents, puisque d’observer 1 processus Poisson pendant t ms fournit les mêmes résultats que d’observer n neurones pendant t/n ms. Mais en vertu du principe des 10 ms par couche de traitement, Gautrais & Thorpe (1998) ont poursuivi leur étude par la seconde option. Ainsi, en simulant une population de 30 neurones, on observe l’émission de 30 impulsions sur une période de 10 ms ; dans ce cas, on peut ramener, avec 90% de confiance, l’estimation du taux de décharge réel à 100 Hz, +/- 30 Hz (Figure 8B); en fait, pour obtenir une précision de 10 Hz dans les estimations de l’activité de la population, celle-ci nécessiterait 281 neurones indépendants et redondants (Gautrais & Thorpe, 1998). Ce serait une manière très coûteuse de transmettre une seule valeur analogique, avec une précision relativement limitée.

3.2.2. L’argument du nombre d’unités disponibles dans le nerf optique

Il est cependant évident qu’avec suffisamment de neurones, on peut obtenir le niveau de précision que l’on veut sur une estimation du taux de décharge. Mais dans le cas du nerf optique, premier médium de transmission de l’information entre la rétine et le corps genouillé latéral, il n’y a simplement pas suffisamment de neurones pour obtenir une précision absolue. La rétine du primate est constituée, entre autres, d’une centaine de millions de photorécepteurs, et l’information en provenance de ces récepteurs doit être représentée dans l’activité d’un million de fibres nerveuses optiques, émanant d’autant de cellules ganglionnaires. Puisque ces fibres incluent des champs récepteurs « ON- » et « OFF-center », ainsi que des canaux à réponses soutenues et transitoires, on peut supposer que pour chaque type spécifique d’information qui en découle, il n’y a pas plus de quelques centaines de milliers de cellules ganglionnaires pour couvrir tout le champ visuel. Est-il alors vraiment concevable d’utiliser 281 fibres pour

transmettre une variable en chaque point de la scène ? Si cela était le cas, chaque canal ne décrirait qu’un champ visuel constitué de seulement 30 points sur 30. Or, ce genre de résolution spatiale est complètement incompatible avec le niveau de détail élevé qu’est capable de fournir la rétine. De plus, bien qu’il puisse y avoir un degré réduit de redondances entre des cellules ganglionnaires voisines, ce recouvrement reste relativement faible (Meister & Berry, 1999). Et, en général, les évidences expérimentales indiquent que le codage dans la rétine est destiné à éliminer autant de redondance que possible (Srinivasan & Laughlin, 1982 ; Atick, 1992).

On pourrait alors arguer que si le codage par activité de population est incompatible avec la bande passante du nerf optique, il pourrait par contre être utilisé pour transmettre l’information entre des étapes de traitement situées plus haut dans le système visuel, particulièrement dans le cortex. Après tout, il n’y a peut-être que 1 million de cellules ganglionnaires dans la rétine, mais les connections entre V1 et les aires extra-striées V2 et MT peuvent certainement s’évaluer à quelques centaines de millions. Maintenant, il faut se rappeler que, comparé au nombre relativement bas de types de cellules ganglionnaires, le nombre de paramètres de la scène à encoder dans l’activité des cellules de V1 est de loin plus élevé : orientations, fréquences spatiales, disparités stéréoscopiques, couleurs, direction du mouvements mais aussi d’autres caractéristiques plus complexes. A l’heure actuelle, nous n’avons pratiquement aucune idée de la bande passante nécessaire à la transmission de l’information entre les différentes aires corticales. Néanmoins, il semble plutôt difficile au taux d’activité de population de respecter les contraintes de bande passante pour un transfert intra-cortical rapide de l’information.

3.2.3. L’argument de la dépression synaptique

Un certain nombre d’études ont examiné la manière dont les synapses réagissent à une activation répétée, comme par exemple lors d’une arrivée soudaine d’activité afférente. Les résultats sont relativement complexes, car différents rapports ont été émis qui concernent différents types de connexions synaptiques (Abbott, Varela, Sen & Nelson, 1997 ; Thomson, 2000 ; Thomson, Deuchars & West, 1996 ; Tsodyks & Markram, 1997). Dans certains cas, la réponse à l’arrivée sur une synapse d’une deuxième impulsion est temporairement augmentée (phénomène de facilitation synaptique). Mais dans la plupart des cas, l’effet d’une seconde impulsion est d’être significativement diminuée (dépression synaptique) ; à tel point parfois que la synapse a besoin

de 50 à 100 ms avant de récupérer sa capacité à réagir à l’arrivée de décharges. Ceci semble avéré pour les connexions excitatrices du thalamus vers les cellules pyramidales du cortex (Stratford, Tarczy-Hornoch, Martin, Bannister & Jack, 1996). Cependant, ce dernier résultat a été obtenu à partir de neurones en tranches et demande à être confirmé in vivo. Si cela était le cas, cela voudrait dire que les cellules corticales seraient aveugles à des taux de décharge en provenance du corps genouillé latéral au-delà de 10 à 20 Hz. Dans ce cas, la capacité des taux de décharge à transmettre des valeurs analogiques serait sévèrement limitée.

3.2.4. L’argument de la distribution des taux de décharge dans le système visuel

Enfin, un autre problème avec les taux de décharge dans ce contexte tient en ce que la distribution des taux de décharge observés chez les neurones réels n’est pas plate, mais plutôt sévèrement décalée vers les basses fréquences. Revenons au cas de l’expérimentateur observant la réponse d’un neurone et qui détecte l’apparition d’une impulsion sur une période de 10 ms. Quelle serait alors la meilleure estimation qu’il pourrait émettre à propos du taux de décharge en supposant un processus Poisson ? Si les taux de décharge étaient distribués de manière équiprobable, alors la réponse correcte serait de 100 Hz. Maintenant supposons que cette distribution prenne plutôt l’apparence d’une fonction à peu prés exponentielle, comme le suggère l’expérimentation (Baddeley, Abbott, Booth, Sengpiel, Freeman, Wakeman & Rolls, 1997) et que le taux de décharge moyen soit de 30 Hz. Dans ces conditions, Gautrais & Thorpe (1998) ont aussi pu montrer que la prédiction la plus probable à propos du taux de décharge réel serait en fait de 23 Hz. Evidemment, cette meilleure estimation est dépendante de la période d’observation, mais même dans le cas où 10 décharges ont été observées pendant 100 ms, la meilleure prédiction possible, de 75 Hz, resterait bien inférieure à 100 Hz. Inversement, et tout aussi inefficace à transmettre l’information dans des conditions de distribution non uniforme des taux de décharge, pour estimer celui-ci à 100 Hz, la période d’observation de 10 ms devrait contenir au moins 4 impulsions (c’est-à-dire observer un taux de décharge de 400 Hz).

3.2.5. Synthèse

Un mode ascendant de propagation de l’activité, basé sur une modulation de l’activité de populations organisée en couches, permet de traiter l’information très rapidement, ce qui pourrait en principe expliquer le traitement visuel rapide (van Rossum, Turrigiano & Nelson, 2002).

Cependant, un certain nombre de contraintes inhérentes au système visuel rendent ce mode de propagation, dans un contexte spécifique de traitement visuel rapide, sinon improbable, du moins sérieusement limité. Premièrement, si on ne suppose pas une certaine structuration temporelle dans les décharges émises par les neurones, les modulations de taux de décharge ne seraient pas assez précises au niveau d’un seul neurone. Deuxièmement, si le recours à plusieurs neurones pour coder une seule valeur analogique permet d’augmenter la précision de l’estimation du taux de décharge, l’augmentation de redondance induite se concilie mal avec la résolution spatiale de la rétine ainsi que la quantité limitée de canaux disponibles dans le système visuel pour représenter différents aspects de la scène visuelle. Troisièmement, si la dépression synaptique intervient à un quelconque niveau de traitement, le registre de taux de décharge alors disponible apparaît trop restreint pour représenter une palette étendue de valeurs analogiques. Quatrièmement, la distribution des taux de décharges observés dans le système visuel perturbe substantiellement la prédiction correcte du taux de décharge basé sur un comptage du nombre de décharges. En conséquence, il nous paraît plus adapté, pour expliquer le traitement visuel rapide, de formuler l’hypothèse d’un codage temporel de l’impulsion unique qu’autoriseraient les contraintes biologiques entre deux couches de traitement.

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