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Chapitre 4 : Discussion générale

4.1 Discussion

4.1.2 Les liens entre les habiletés de prise de perspective et l’évaluation de la douleur

Globalement, les travaux de cette thèse confirment l’hypothèse que les habiletés de prise de perspective contribuent à la compréhension empathique de la douleur d’autrui en modulant l’estimation qu’un individu en fait. Dans le premier volet de la thèse, nous avons réalisé une étude qui porte sur l’implication des processus de prise de perspective visuelle lors de l’observation de la douleur auprès d'adultes en bonne santé générale. Pour la première fois, il a été possible de démontrer que les habiletés de prise de perspective visuelle peuvent influencer la façon dont les personnes reconnaissent et jugent des indices douloureux présents dans leur environnement. D’abord, les résultats font ressortir une différenciation de l’évaluation de la douleur observée selon la perspective visuelle présentée aux participants. En effet, les scénarios douloureux observés dans une perspective visuelle à la première personne, c.-à-d. dans un angle correspondant au point de vue du participant, sont considérés comme étant plus intenses comparativement à ceux qui sont observés à la troisième personne, soit selon le point de vue

135 de quelqu'un d'autre. De plus, les participants avaient tendance à catégoriser avec plus de justesse les situations douloureuses évaluées selon leur propre perspective visuelle par rapport à celle d’une autre personne. Parallèlement, les données obtenues à l'aide d'un électroencéphalogramme révèlent que la réponse somatosensorielle spécifique à une stimulation mécanique prolongée diminue quand les participants évaluent des scénarios douloureux selon leur propre perspective visuelle, en comparaison avec celle d’une autre personne. Ces résultats suggèrent que les ressources attentionnelles impliquées dans le traitement des informations perceptives sont davantage sollicitées lorsque la douleur est observée selon sa propre perspective visuelle. Autrement dit, il y a un plus grand effet de résonance somatosensorielle quand la douleur perçue chez une autre personne est concordante avec son propre point de vue.

La prise de perspective visuelle à la première personne consisterait en un mode de traitement de l’information « par défaut » où les gens perçoivent automatiquement l’expérience d’autrui comme s’il s’agissait de la leur. Étant associé à un taux d’erreurs plus faible, voir en perspective visuelle à la première personne pourrait faciliter la détection rapide de la douleur d’autrui. Ces résultats sont cohérents avec les recherches antérieures sur la prise de perspective visuelle qui démontrent que l’observation d’une action dans sa perspective visuelle produit une activation plus forte des régions cérébrales qui sont impliquées lors de l’exécution de l’action elle-même (Amorim, et al., 2006; Jackson, Meltzoff, et al., 2006). L’action observée dans une perspective visuelle à la première personne pourrait induire une impression de cohésion avec sa représentation corporelle. Ceci pourrait faciliter la reconnaissance de l’action observée (Jackson, Meltzoff, et al., 2006; Kessler & Thomson, 2010; Samson, et al., 2010; Vogeley, et al., 2001; Zwickel, 2009). Vu cette forte correspondance, la participation du contrôle inhibiteur serait importante lors de la prise de perspective visuelle à la première personne. Plus particulièrement, les processus d’inhibition cognitive permettraient de minimiser l’influence des représentations personnelles lors de la prise de perspective et d’adapter son jugement en fonction des informations présentes dans la situation de l’autre personne (Kessler & Thomson, 2010). Plusieurs recherches en neuroimagerie soulignent la contribution de l’inhibition lorsque les gens infèrent des informations d’une situation à partir de leur propre perspective (Grezes, Frith, & Passingham, 2004; Hooker, Verosky, Germine, Knight, & D'Esposito, 2008, 2010; Samson, et al., 2005; van der Meer, et al., 2011; Vogeley, et al., 2001). En comparaison, notre

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première étude révèle que la diminution de la réponse somatosensorielle est moins présente lors de la perspective à la troisième personne. En lien avec les résultats des recherches sur la prise de perspective cognitive, il est possible de penser que la prise de perspective visuelle à la troisième personne renvoie davantage au recrutement de processus contrôlés de l’empathie (attribution d’états mentaux, fonctions exécutives) plutôt qu’à l’activation de la composante automatique (Aichhorn, et al., 2006; Jackson, Meltzoff, et al., 2006; Samson, et al., 2005; Schwabe, et al., 2009). Ainsi, le fait d’estimer la douleur d’autrui avec un point de vue qui diffère du sien exigerait plus d’efforts cognitifs, puisqu’il faut alors produire et évaluer différentes perspectives (flexibilité mentale). En résumé, la prise de perspective visuelle à la première personne module davantage la composante automatique de l’empathie, alors que celle à la troisième personne renverrait aux fonctions de la composante contrôlée.

Les résultats de la deuxième étude font également ressortir l’influence de la prise de perspective sur l’évaluation de la douleur, spécialement auprès de personnes ayant un trouble psychotique d’évolution récente. D’abord, dans ce deuxième volet de la thèse, nous avons utilisé une tâche expérimentale d’observation de la douleur d’autrui, où tous les participants devaient évaluer l’intensité de la douleur. La moitié des stimuli visuels de cette tâche est tirée de la première étude. Il s’agit des mains en situations potentiellement douloureuses, ou non, dans une perspective visuelle à la première personne, ces images étant associées aux processus de résonance somatosensorielle (Canizales, et al., 2013). L’autre moitié des stimuli visuels de la tâche consiste en des expressions faciales douloureuses ou non douloureuses. Comparativement aux images montrant des membres du corps en douleur, l’évaluation d’expressions faciales de douleur renvoie davantage au recrutement de régions associées à des fonctions cognitives plus contrôlées impliquées lors de l’attribution d’émotions (Frith & Frith, 2006) et de la prise de perspective (David, et al., 2006; Schnell, et al., 2011; van der Heiden, et al., 2013). De récentes études révèlent que les personnes atteintes de schizophrénie éprouvent de la difficulté à traiter les informations provenant de visages exprimant de la douleur. Ainsi, nous souhaitions comparer la capacité de juger la douleur d’autrui entre le groupe de personnes atteintes de schizophrénie et le groupe de participants témoins. De plus, nous souhaitions examiner si les traits liés à la prise de perspective a une influence sur l’évaluation de la douleur d’autrui. Le questionnaire IRI a servi à situer les participants sur différentes dimensions

137 associées à l'empathie, dont la Prise de perspective. Ce questionnaire est très utilisé dans les recherches sur l’empathie et sur la schizophrénie.

L'évaluation faite à partir du questionnaire IRI montre que les personnes ayant un trouble psychotique d’évolution récente rapportent moins de traits (disposition) de prise de perspective dans les interactions sociales comparativement aux participants témoins. De plus, nos résultats révèlent que les personnes atteintes d'un trouble psychotique d’évolution récente qui ont une plus faible disposition à se mettre à la place de quelqu'un d'autre ont aussi tendance à juger plus fortement la douleur d'autrui, particulièrement lorsque celle-ci est observée selon leur propre perspective visuelle. Or, aucune relation n'était constatée entre les scores de prise de perspective et les résultats de l'évaluation de la douleur dans les groupes d'adultes en bonne santé des deux études. La corrélation notée dans le groupe clinique suggère que parmi les personnes atteintes d’un trouble psychotique d’évolution récente, celles qui perçoivent chez elles une moins grande disposition à adopter la perspective d’autrui ont aussi la propension à estimer plus fortement les stimuli douloureux qui évoquent une plus grande résonance sensorielle. Conformément à ce qui a été énoncé précédemment, il est donc possible de penser que ces stimuli visuels douloureux, présentés en première personne, aient facilité la capacité de ces participants à détecter et à discriminer la douleur d'autrui.

Par ailleurs, lors de la prise de perspective, les fonctions exécutives inhibent temporairement les représentations personnelles évoquées durant le processus de résonance automatique pour permettre à la personne de se mettre à la place de l’autre. Nous avions mentionné précédemment que la prise de perspective visuelle à la première personne requiert la capacité d’inhiber l’influence de ses représentations personnelles vu sa correspondance avec soi-même. En effet, le contrôle inhibiteur permet de gérer le conflit existant entre les informations pertinentes (l’expérience d’autrui) et les distracteurs (ses références personnelles) (Stoppel, et al., 2013). Considérant cette idée, il est possible de supposer que les personnes atteintes d’un trouble psychotique d’évolution récente qui ont une faible disposition à la prise de perspective seraient aussi moins enclines à inhiber leurs représentations personnelles si elles évaluent la douleur d’autrui selon leur propre perspective visuelle. Un faible recours au contrôle inhibiteur pourrait conduire à une estimation plus forte de la douleur observée. À défaut d’inhiber sa

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perspective, l’évaluation des émotions d’autrui peut être biaisée par ses représentations personnelles (Ruby & Decety, 2003).

La tendance à être influencé par ses perceptions est très présente chez les personnes atteintes de schizophrénie, tant dans leurs interactions sociales que dans les contextes de laboratoire (Salvatore, et al., 2012). Or, dans la population générale, la propension à être orientée vers ses propres sentiments face à la douleur d’autrui est associée à un plus grand sentiment de détresse (Goubert, et al., 2005). À ce titre, dans la deuxième étude, les patients, comparativement aux participants témoins, rapportent des traits plus élevés de détresse et d'inconfort face à la détresse d’autrui, tel qu’évalué avec l’échelle Détresse personnelle de l’IRI. Le déficit d’inhibition dans la psychose est démontré dans de nombreuses études en neurophysiologie (absence d’inhibition de l’onde P50) et en neuropsychologie (interférence accrue au test Stroop) (De Wilde, Bour, Dingemans, Koelman, & Linszen, 2007; Patterson, et al., 2008; Westerhausen, Kompus, & Hugdahl, 2011). Un fonctionnement adéquat des fonctions inhibitrices permet à un individu d’être plus disponible, d’un point attentionnel et cognitif, pour recevoir et traiter de nouvelles informations. D’autres fonctions cognitives, comme l’attention soutenue/vigilance et la mémoire de travail, s’avèrent essentielles à la reconnaissance des émotions d’autrui, en particulier celles qui sont de nature menaçante ou saillante comme la peur et la colère (Mathersul, et al., 2009). Pour mesurer l’impact des fonctions cognitives sur la perception de la douleur d’autrui chez les personnes ayant un trouble psychotique, il s’avèrerait pertinent d’utiliser des tests neuropsychologiques évaluant ces aspects (ex. Hayling task pour l’inhibition). En somme, bien que les personnes ayant un trouble psychotique d’évolution récente montrent dans notre étude une moins grande disposition à adopter la perspective d’autrui dans leurs interactions sociales, elles sont en mesure d’apprécier l’expérience douloureuse d’un tiers au même titre que des personnes en bonne santé générale.