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Chapitre 4 : Discussion générale

4.1 Discussion

4.1.1 L’évaluation de la douleur d’autrui : mise à jour sur les processus de résonance

Dans l’introduction de la thèse, nous avions mentionné que l’observation de la douleur active les réseaux neuronaux qui sont impliqués lors du traitement de l’information sensorielle et affective de la douleur somatique. Ceci suggère que lorsqu’un individu est témoin de la douleur d’autrui, l’activation de représentations neuronales de cet état douloureux produit un ressenti similaire à la douleur de cette autre personne. Selon les modèles théoriques de l’empathie, ce mécanisme neuronal renvoie aux processus de résonance automatique qui permettent de partager l’expérience subjective d’autrui (Decety & Jackson, 2004; Derntl, et al., 2010; Preston & de Waal, 2002). La précision de la représentation mentale engendrée par la résonance automatique se raffinerait grâce aux processus contrôlés de l’empathie, notamment la prise de perspective. Cette dernière réfère à la capacité de considérer l’expérience personnelle d’un autre individu telle qu’il la vit ou la perçoit (Marcoux & Jackson, 2013).

131 La première étude avait pour objectif d’examiner si la résonance somatosensorielle pouvait être modulée selon que la douleur d’autrui est évaluée à partir de sa propre perspective visuelle ou de celle d’une autre personne. Un groupe de personnes en bonne santé générale a visionné et évalué l’intensité de la douleur observée dans des stimuli visuels montrant des mains dans des situations potentiellement douloureuses, ou non. Pendant que ces personnes réalisaient la tâche d’observation de la douleur, un électroencéphalogramme était utilisé pour enregistrer la modulation somatosensorielle induite par une stimulation sensorielle prolongée. D’abord, les résultats montrent une diminution automatique de la réponse somatosensorielle dès l’apparition des stimuli visuels douloureux et non douloureux. D’autres études ont aussi relevé ce type de réponse neuronale à la douleur d’autrui (Cheng, et al., 2008; Han, et al., 2009; Marcoux, et al., 2013; Voisin, Marcoux, et al., 2011; Yang, et al., 2009). Cette réponse neuronale pourrait représenter la participation des ressources attentionnelles, plus précisément de vigilance ou d’alerte, qui avertit l’organisme de la survenue de stimuli sensoriels nouveaux ou saillants (Cromwell, et al., 2008), comme les sensations nociceptives (Babiloni, et al., 2008; Babiloni, et al., 2014; Chen, et al., 2012). De plus, la diminution de la réponse somatosensorielle découlerait de la mise en action d’un mécanisme qui filtre de façon précoce les informations perceptives de bas niveau (c.-à-d. de type ascendant ou bottom up) présentes dans la situation observée. Ces processus attentionnelles permettraient à l’organisme de détecter et de se préparer à répondre, dès qu’il est informé d’un changement dans son environnement.

Tel que présenté en introduction, l’observation de la douleur génère automatiquement une activation dans certaines régions cérébrales qui sont également impliquées lors de l’expérience réelle de la douleur. À ce titre, les recherches en neuroimagerie démontrent que l’analyse des informations sensorielles provenant d’images montrant des membres du corps dans des situations douloureuses sollicite systématiquement les cortex somatosensoriels primaire et secondaire ainsi que d’autres régions cérébrales (ex. insula, cortex cingulaire postérieur) reliées au traitement de l’information de la douleur somatique (Fan, et al., 2011; Keysers, et al., 2010). Ce mécanisme de résonance représenterait l’implication de processus automatiques et inconscients qui traitent rapidement des informations perceptives et affectives d’une situation. Dans ce sens, nos résultats étaient donc cohérents avec le principe de représentations partagées entre l'observation de la douleur et la douleur somatique.

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Ainsi, dans une deuxième étude, nous avions émis l’hypothèse d’une potentielle relation entre l’évaluation de la douleur d’autrui et l’appréciation de ses propres sensations douloureuses (Coll, et al., 2011). De plus, dans le but d’apporter un appui supplémentaire à cette hypothèse, nous avons exploré ces liens auprès d’une population clinique qui connait spécifiquement des difficultés de perception de la douleur somatique. Cette démarche visait à examiner si des altérations de perception de la douleur peuvent influencer la capacité à percevoir la douleur d’autrui. Rappelons que la littérature fait état d’une sensibilité réduite des sensations douloureuses chez certaines personnes atteintes de schizophrénie (Bonnot, et al., 2009). Cependant, les résultats obtenus dans cette deuxième étude n’ont pas permis d’établir une correspondance entre la sensibilité à sa douleur et à la douleur observée, et ce, pour aucun des groupes. En effet, les mesures standardisées de quantification de la douleur ont mis en évidence la présence d’une sensibilité accrue à certaines sensations douloureuses chez les personnes ayant un trouble psychotique d’évolution récente comparativement aux participants témoins. Aucune relation n’a été démontrée entre cette plus forte sensibilité à la douleur présente dans le groupe clinique et l’évaluation des situations douloureuses ou des expressions faciales de douleur par les individus de ce groupe. De fait, les personnes ayant un trouble psychotique d’évolution récente étaient en mesure de reconnaître et d’estimer des indices visuels évoquant de la douleur au même niveau que les participants témoins. Nos résultats rappellent les recherches réalisées par l’équipe de Danziger (2006, 2009) qui démontrent que des patients atteints d’insensibilité congénitale à la douleur parviennent à apprécier la douleur d’autrui, à un certain degré, en dépit d’une incapacité à éprouver physiologiquement de la douleur. Ceci serait, entre autres, possible grâce au recrutement de processus impliqués lors de l’empathie, dont la capacité à adopter la perspective d’autrui.

Les résultats de la deuxième étude ne permettent pas de confirmer l’hypothèse d’une similarité entre la perception de la douleur de soi et d’autrui. Autrement dit, la reconnaissance et l’évaluation de la douleur d’autrui ne dépendraient pas uniquement d’un mécanisme de simulation interne des processus neuronaux impliqués dans la douleur somatique. À cet effet, une recension de la littérature fait ressortir différents profils d’activation différents à l’intérieur des réseaux neuronaux qui sont typiquement associés à la fois à la douleur somatique et à la

133 douleur observée (Jackson, Rainville, et al., 2006). Plus récemment, des chercheurs ont utilisé une méthode novatrice d’analyse de données recueillies par imagerie fonctionnelle qui permet d’identifier des profils d’activité de populations de neurones localisées à l’intérieur de régions d’intérêt spécifiquement associées à la douleur somatique et à l’observation de la douleur d’autrui, notamment la partie antérieure de l’insula et dorsale du cortex cingulaire antérieur (Krishnan, et al., soumis). Les profils d’activité neuronale étaient enregistrés pendant que les participants recevaient des stimulations sensorielles douloureuses ou évaluaient des stimuli visuels douloureux. Leurs résultats démontrent la présence de « signatures neuronales », c.-à-d. de profils d’activation hautement spécifiques et sensibles aux mesures reliées soit à la douleur somatique, soit à l’évaluation de la douleur d’autrui. Ainsi, selon ces chercheurs, l’observation de la douleur est reliée à l’activation de régions cérébrales qui sont connues pour être impliquées dans l’inférence d’états mentaux et affectifs et la prise de perspective (visuelle et cognitive), notamment la partie dorsomédiane du cortex préfrontal, la jonction temporopariétale et le cortex cingulaire postérieur (Aichhorn, et al., 2006; Mazzarella, et al., 2013; Schurz, et al., 2013; Vollm, et al., 2006).

Toutefois, les résultats de cette étude ne contredisent pas l’existence du processus de résonance automatique avec la douleur d’autrui (représentations partagées). En effet, il peut être pertinent de rappeler que la douleur est une expérience complexe et multidimensionnelle qui fait appel à plusieurs réseaux cérébraux, chacun pouvant intervenir en parallèle ou de façon séquentielle (Garcia-Larrea & Peyron, 2013). Par exemple, l’expérience de la douleur somatique peut être modulée a posteriori selon les attentes, le contexte, ou les émotions de la personne en souffrance. De ce fait, l’absence d’un chevauchement des activations obtenues par imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) ne signifie pas pour autant que ces régions ne sont pas impliquées. Notamment, il n’est pas possible pour le moment de savoir si les mêmes populations neuronales sont activées à un moment ou à un autre pendant qu’une personne perçoit des sensations douloureuses chez elle-même ou chez un tiers. Pour pallier à cette limite, il peut être pertinent de considérer l’utilisation d’un paradigme en électroencéphalographie synchrone de plusieurs personnes (aussi appelé hyperscanning) qui consiste à enregistrer les réponses neuronales chez un groupe d’individus en simultané lors d’interactions sociales (Babiloni & Astolfi, 2014). Cette technique permettrait de documenter la dynamique temporelle et l’influence réciproque de différents processus neuronaux impliqués lorsque des

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participants réalisent des tâches d’empathie et des tests de perception somatique de la douleur. Cette nouvelle approche d’acquisition de données interactive peut être utilisée en complément à un IRMf pour mieux comprendre les patrons de réponses neuronales sous-jacentes aux processus de l’empathie.

Conformément aux résultats de cette thèse, nous retenons l’hypothèse d’un chevauchement partiel des régions cérébrales impliquées lors de la perception de la douleur somatique et vicariante. La différenciation neuronale entre ces deux phénomènes pourrait s’appuyer sur la nature de la modalité d’entrée des informations perceptives reçues (sensations par voie nociceptive vs informations visuelles). Toutefois, l’expérience réelle de la douleur et l’observation de la douleur ont pour fonction commune de motiver un individu à agir et de faciliter certains comportements dirigés vers un but précis (Hadjistavropoulos, et al, 2011). Ainsi, d’autres systèmes neuronaux pourraient être communément sollicités, à différents degrés, quand un individu ressent ou observe de la douleur, selon des facteurs contextuels (ex. proximité de la relation, intensité de la situation douloureuse) et personnels (ex. attentes, émotions).