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Partie I : introduction

C’est sous le signe de multiples irrésolutions qu’il convient d’approcher un corpus de textes tiraillés par des problèmes internes auxquels ils n’apportent pas eux-mêmes de réponses résolutoires. Les premiers textes, Ulverton et Still, écrits dans la première moitié des années 1990, ne peuvent se décrire autrement que par le contraste vertigineux, l’opposition des extrêmes, et l’éclatement de la juste proportion. N’entretenant qu’un rapport très distant avec la forme du roman linéaire, pourvu d’une intrigue conventionnelle, ces deux premiers livres n’ont jamais été lus en regard l’un de l’autre, car rien, assurément, ne prédispose à les rapprocher.

La réécriture de la pastorale à laquelle se livre Ulverton ne semble avoir aucun rapport avec la parodie de saga familiale édouardienne que propose Still. Alors qu’Ulverton se distingue par un effet d’impersonnalité à travers le pastiche de divers parlers et de discours au cours des âges, Still individualise à l’excès la voix de son personnage unique, Rick, donnant ainsi l’impression de confisquer, à lui seul, la polyphonie du premier opus. Par leur forme et la place qu’ils réservent à leur narrateur, les deux textes divergent radicalement : micro-récits tronqués sur une longue durée dans Ulverton, long récit fragmenté sur une durée courte dans Still ; silence d’un narrateur inaudible dans Ulverton, voix tonitruante d’un cinéaste histrionique dans Still. La liste des oppositions pourrait encore s’allonger. Or, poursuivre dans cette voie aboutirait à un catalogue de différences. Lorsqu’on examine plus attentivement ces textes, on se rend compte qu’ils se signalent par une curieuse alliance de la totalité et de la fragmentation. Se présentant, pour ainsi dire, comme des chroniques fragmentaires courant sur plusieurs siècles, Ulverton et Still ambitionnent d’embrasser, sous forme d’instantanés photographiques, l’histoire moderne de l’Angleterre ainsi que celle du XXe siècle, par l’intégration textuelle de médias non littéraires, tels que la photographie et le cinéma. Ce désir presque mégalomaniaque de totalité, de confiance absolue en la puissance de l’écrit, n’est nullement contradictoire avec la dissémination de bribes de récits, appartenant à la petite histoire familiale. Recourant à de multiples formes narratives favorisant la discontinuité, telles que l’échange épistolaire, le journal intime ou encore le script de film, ces textes sont typographiquement parsemés d’espaces lacunaires qui, couplés à l’allusion, opacifient la représentation et obligent le lecteur à un patient travail de

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décryptage. À l’accumulation des faits historiques répond un envahissant non-dit. Il est donc difficile d’affirmer avec certitude que ces textes racontent véritablement une « histoire achevée », s’il en est. Au vu de ces considérations générales, il ne paraît guère possible de convoquer pour une énième fois l’orgueilleuse rupture qui, après avoir brisé la totalité, expliquerait la fragmentation. Penser à partir de l’opposition de la partie et du tout ne permet pas de comprendre la problématique d’une relation liée, mais non liante. Le but de cette première partie consiste à identifier et analyser les effets de cette relation atypique qui remet en cause l’une des nombreuses justifications du récit, à savoir relater la rencontre d’un sujet et d’un événement.

Le premier chapitre partira du constat que les premiers livres s’inscrivent dans l’ombre d’une rencontre manquée avec l’événement. On ne saurait minimiser la portée d’une telle déclaration qui oblige à évaluer à nouveaux frais des notions aussi courantes que l’expérience, la mémoire ou encore l’action, définissant, à eux trois, le « vécu » du témoin. Les attributs généralement associés au statut de témoin, tels que la vision, une expérience hors du commun et l’engagement à dire la vérité, ne peuvent dès lors que poser problème. Par leur point de vue microscopique et leur absence de mémoire, les personnages d’Adam Thorpe ressemblent plutôt à des « anti-témoins », situés à distance d’événements qu’ils n’ont pas connus eux-mêmes, mais dont ils ont entendu parler. Cette relation à un certain manque, loin de donner lieu à un immobilisme mortifère, fait l’objet d’une tension permanente entre la proximité et la distance, qui contribue à l’impression de très grand déséquilibre de ces premiers textes. La place extrêmement indécise du personnage, qui assume la plupart du temps la fonction de narrateur, renforce les difficultés de lecture. Les premiers textes posent ainsi une série de questions d’ordre technique sur la relation entre le voir et le savoir, le défaut d’expérience et l’imagination, le narrateur et le lecteur, questions qu’il est primordial d’étudier afin de comprendre comment les textes suivants vont aménager la position du témoin précaire.

Le deuxième chapitre s’intéressera aux causes de cette rencontre manquée qui trouve son origine dans la question très problématique de la transmission. Si l’on fait généralement du témoin l’autorité chargée de transmettre le contenu de son expérience aux générations futures, les livres d’Adam Thorpe battent en brèche toute valeur morale de transmission. Montrant une fascination particulière pour tout ce qui touche aux thèmes généalogique et archéologique, Ulverton et Still explorent les non-dits, les lacunes, les absences affectant les récits écrits et oraux de la grande histoire et de la petite histoire.

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Au creux de la transmission se loge donc une large part de négatif qu’il serait erroné d’assimiler à une transmission du négatif. Une partie du développement sera consacré à une discussion de la transmission entre les générations, tant d’un aspect psychanalytique qu’historiographique. Cette discussion est un préalable nécessaire à l’introduction de « l’intermission », notion qui doit se comprendre à l’aune des débats historiographiques et politiques des années 1980 et 1990, rattachés à la « métafiction historiographique ». En parallèle, les romans montrent un intérêt sans bornes envers tout ce qui touche à l’oralité, en particulier la voix et l’entendre. La virtuosité polyphonique dont fait état Ulverton ne saurait mieux illustrer le travail imitatif de la voix, qui doit toujours être étudiée de pair avec l’entendre. La voix et l’entendre placent dès le début la question de l’autre au cœur de la relation à l’événement, car rien n’est plus problématisé que les idées de dialogue et de communication.

Le troisième chapitre terminera cette première entrée en matière sur la question du médium et de l’intermédiaire, qu’il s’agira de repenser par rapport aux notions de division et de clivage. Les premiers romans d’Adam Thorpe se distinguent par un processus de métaphorisation, visant à intégrer dans le corps même du texte les traces matérielles du passé, telles que l’image photographique, les archives et les objets du quotidien. Si ce procédé n’est pas sans rappeler la fictionnalisation de l’archive, il s’avère que ces premiers romans ne cherchent pas tant à affirmer que le passé se réduit à des textes qu’à poser les premiers jalons d’une forme peu courante de médiation. Cette notion concentrera toute notre attention, car elle fournit une des principales clefs pour comprendre que les clivages chez Adam Thorpe ne se dépassent pas, mais participent à l’écriture même du récit.

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Chapitre 1

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