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Partie II : introduction

Articuler les écarts de la relation clivée, sans les dépasser. Telle est la lourde mission assignée aux romans intermédiaires Pieces of Light (1998), Nineteen Twenty-One (2001), No Telling (2003) et The Rules of Perspective (2005), publiés entre la fin des années 1990 et le milieu des années 2000. Tandis que les premiers livres s’écrivent dans la mélancolie nostalgique d’une rencontre manquée avec l’événement, les romans de la décennie 2000 délaissent pour un temps l’outrance théâtrale et le textualisme de leurs prédécesseurs pour mettre en forme cet art du montage que Rick appelait de ses vœux.

Rompant avec l’artificieuse coïncidence, les romans intermédiaires s’attellent à une mise en relation d’un type tout à fait hors du commun qui remet en cause les règles les plus élémentaires de la logique. L’opposition habituellement tracée entre la rupture et le lien, la conjonction et la disjonction, s’annule au bénéfice d’une relation clivée, ne se maintenant que par l’art d’un savant équilibrisme. Ce que dévoilent les romans intermédiaires est une manière inhabituelle, mais néanmoins fertile de construire le récit dans une relation à la fois proche et distante de l’événement. Ne faisant presque jamais l’expérience de l’événement, au sens usuel du terme, le témoin précaire n’en demeure pas moins exposé à ses suintements et à ses contre-coups tragiques. L’écart et l’articulation serviront de bases conceptuelles à l’analyse de cette relation à la fois liée et déliée, dont la mise en place s’est échelonnée sur plusieurs livres.

L’articulation doit se comprendre comme l’aboutissement d’un long parcours, à l’issue duquel la disjonction et le déséquilibre, caractérisant les premiers textes, passent progressivement et, non sans difficultés, de la juxtaposition statique à l’entrecroisement dynamique. Il s’agit là d’une transition essentielle, qui se signale par un changement majeur dans le mode de composition : à la prédominance de la spatialité et de la métaphore succèdent l’étalement temporel et la mobilité ironique de la focale. Le maniement permanent de l’ironie, trait caractéristique de l’écriture d’Adam Thorpe, passe d’une pratique exclusivement langagière à une mise en situation dramatique. Cet infléchissement progressif vers l’ironisation a été rendu possible par le choix de narrateurs dits non fiables qui, n’étant confrontés à l’événement que de biais, ne sont pas en mesure ni de le comprendre ni de le vivre. Si les livres des années 2000 restent fidèles aux thèmes d’Ulverton et de Still, ils se distinguent par la volonté de rapprocher dans le temps et

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l’espace un personnage mineur, sans aucune qualité particulière, d’un événement démesurément plus grand que lui, tel que la Première Guerre mondiale ou Mai 68. Entre ce témoin particulier et l’événement se construit une mise en relation ironiquement tendue qui estompe les distinctions qu’articule habituellement la rupture et la continuité. N’étant ni des héros ni des victimes, oscillant entre le ridicule et le pathétique, les personnages d’Adam Thorpe entretiennent une relation précaire avec un événement qu’ils distinguent mal et dont ils n’ont pas conscience. C’est à partir de No Telling (2003) et de The Rules of Perspective (2005) que l’articulation, non seulement entre le témoin et l’événement, mais aussi entre le texte et le lecteur devient pleinement effective. La première question qui ouvre ce parcours concerne la difficile catégorisation de la position d’un narrateur-personnage, qu’il faut envisager à un triple niveau, narratif, subjectif, théorique. C’est à ce problème du positionnement que sera consacré le quatrième chapitre.

Le quatrième chapitre se confrontera à la question de la délimitation situationnelle d’un témoin, non plus manqué, mais devenu précaire. Le changement terminologique a son importance, car, pour la première fois, Pieces of Light aménage une position singulière au narrateur-personnage, se situant très exactement dans l’intermission d’une parole. Placé entre le dire et le non-dit, le voir et l’entendre, le personnage n’est jamais confronté, comme le témoin, à la manifestation fulgurante de l’événement, mais demeure néanmoins exposé à ses suintements. Les romans d’Adam Thorpe sont à mille lieux de vouloir magnifier l’exceptionnalité de l’événement. Ils lui préfèrent les discrets suintements qui, à partir de Still, mais surtout de Pieces of Light, interrogent l’identité d’un sujet dont la préhistoire est reliée, de manière problématique, à la figure paternelle. L’exposition permet de décrire la position décalée d’un personnage, affecté d’une inadéquation interculturelle et laissé dans l’obscure ignorance des pré-Histoire(s). En ce sens, Pieces of Light atteste pour la première fois la mise en relation au sein d’un seul récit des clivages intergénérationnel et interculturel. La question centrale que le clivage relationnel pose est celle de l’écart entre le voir et le savoir, dont l’appréciation de la juste mesure se révèle particulièrement délicate, lorsqu’il s’agit d’interroger la réception et l’interaction entre le texte et le lecteur. L’étude de cette question signale le passage à l’étape suivante, consacrée aux rapports entre la vision et le savoir.

Le cinquième chapitre abordera l’épineuse question de la représentation qu’il faut envisager dans son versant aussi bien esthétique qu’éthique. La représentation n’est jamais offerte au lecteur dans la transparence d’une présentification, mais se conçoit

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comme un espace mouvant de construction et de déconstruction, ne pouvant se réaliser que dans la médiation d’un clivage entre le voir et le savoir. À la différence des premiers romans, Pieces of Light, Nineteen Twenty-One et No Telling adoptent une forme à l’allure plus conventionnelle, en mettant en scène des narrateurs dits « non fiables ». La microscopie de la perception valorise le rapport sensitif au réel, médiatisé par les objets et les odeurs, tout en suggérant d’épaisses zones d’ombre touchant le récit de l’événement et sa représentation comme phénomène. Le non-dit, l’insu, l’oubli, le déni ne sont pas tant des obstacles à la représentation qu’un nécessaire principe à l’écriture d’un récit se construisant sur une relation clivée avec d’autres récits. La prédilection d’Adam Thorpe pour ces narrateurs que l’on pourrait qualifier de « naïfs », comme les enfants, autorise un jeu ironique sur l’écart entre le voir et l’insu, la perception partielle du dit et l’interprétation parfois erronée du non-dit. Portés vers l’affabulation et la mythification, ces narrateurs s’inventent des histoires à partir de ce qu’ils ont entendu dire, pour donner sens à l’angoisse du non-dit qui concerne parfois leur préhistoire personnelle. Le thème de l’identité acquiert dès lors une place hégémonique dans Pieces of Light et Nineteen Twenty-One. Ces deux textes mettent en place une tentative d’affiliation aux petits et grands événements par l’intermédiaire du mythe, dont le rôle problématique fait tenir ensemble le désir de croyance et la désillusion du réel. La place et le maniement de l’ironie deviennent un enjeu crucial pour situer cet équilibre, car il s’agit de déterminer le juste écart entre l’aveuglement du personnage et le savoir du lecteur. Une fois cet écart stabilisé, les romans suivants peuvent plus librement s’attaquer à la si redoutable épreuve de l’événement.

Le sixième chapitre s’intéressera à l’une des questions sous-jacentes que soulève le corpus et que l’on pourrait poser en ces termes : que signifie réellement « faire la rencontre » de l’événement ? Tout au long des pages qui vont suivre, sera discuté le modèle si répandu du face-à-face, faisant du témoin le distant spectateur d’un événement qui se donnerait en représentation, avec un début et une fin, à la manière d’une pièce de théâtre. Envisager une rencontre qui ne reposerait plus sur la métaphore du contact blessant, mais sur la tension entre l’écart ironique et l’articulation du lecteur oblige à relire avec un certain œil critique ce qui fait d’ordinaire « rencontre ». L’abandon du face-à-face ouvre un champ exploratoire fécond invitant à définir la position du témoin à l’aune de l’écart et de l’oblique. No Telling et The Rules of Perspective présentent des personnages ordinaires qui, ayant rarement conscience qu’ils se trouvent au bord de

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l’événement, sont écartés de son action. De fait, ils n’en sont ni les agents ni les patients, ce qui remet en question la facile opposition entre le héros et la victime. Cette position, toutefois, n’équivaut nullement à un pur et simple retrait. Le témoin est non seulement exposé à la violence de l’événement, mais s’y trouve impliqué, malgré lui. De là émerge une situation essentiellement tragi-comique, dans laquelle le pathétique et le ridicule s’entremêlent, révélant la fragilité de l’individu et de ses croyances illusoires face à l’épreuve du réel.

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Chapitre 4

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